Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 4

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 344-348).


IV

L’influence de Marie Pavlovna, à laquelle se soumettait Maslova, provenait de ce qu’elle s’était mise à aimer Marie Pavlovna. Tout autre était celle de Simonson : elle tenait à ce que Simonson aimait Maslova.

Tous les hommes vivent et agissent, en partie, selon leurs propres idées, en partie selon les idées des autres. La différence principale entre les hommes provient de ce qu’ils sont influencés plus ou moins par leurs propres idées ou par celles des autres : les uns, le plus grand nombre, se servent de leurs pensées comme d’un jeu intellectuel ; pour eux la raison n’est qu’une roue démunie de sa courroie de transmission, tandis que leurs actes sont dirigés par les pensées des autres, les coutumes, les traditions, les lois. D’autres, au contraire, considèrent leurs pensées comme les moteurs principaux de toute leur activité. Ils suivent presque toujours les ordres de leur raison et s’y soumettent, tandis qu’ils suivent rarement et seulement après examen, ce qui a été décidé par les autres. Simonson était de ces derniers. Tous ses actes étaient décidés et contrôlés par sa raison, et, ce qu’il avait résolu, il le faisait.

Encore au lycée, il avait décidé que la fortune acquise par son père, un ancien intendant militaire, l’avait été malhonnêtement. Il demanda à son père de restituer cette fortune au peuple. Mais son père, loin de suivre son conseil, l’ayant chapitré, il quitta la maison et cessa de recourir à la caisse paternelle. Ayant décidé que tout le mal existant provient de l’ignorance populaire, aussitôt après sa sortie de l’Université, il entra en relations avec les populistes, se fit maître d’école de village et prêcha hardiment à ses élèves et aux paysans tout ce qu’il considérait comme juste, niant tout ce qu’il trouvait mensonger. On l’avait arrêté et jugé.

Devant le tribunal, ayant décidé que les juges n’ont pas le droit de le juger, il le leur avait dit. Les magistrats n’ayant pas tenu compte de cette remarque et poursuivant leur besogne, il résolut de ne pas répondre, et à toutes leurs questions il avait opposé un mutisme absolu. Il avait été condamné à la déportation dans le gouvernement d’Arkhangel. Là il s’était formé une conception religieuse qui devait diriger toute son activité. Voici quelle était cette conception : tout ce qui existe dans l’univers est vivant, il n’y a rien de mort ; tous les objets que nous considérons comme morts, inorganiques, sont simplement des parties d’un immense corps organique qu’il nous est impossible d’embrasser ; en conséquence, la mission de l’homme, particule de ce grand organisme, consiste à maintenir la vie de cet organisme et de toutes ses parties vivantes. Et il considérait comme crime l’anéantissement de tout être vivant : il était contre la guerre, contre la peine de mort, contre tout meurtre, non seulement des hommes, mais des animaux. Il avait également une théorie du mariage : la reproduction de l’espèce était une fonction inférieure ; il trouvait plus noble de venir en aide aux êtres déjà existants. Il trouvait la confirmation de cette idée dans l’existence des phagocytes dans le sang. Pour lui, les célibataires étaient ces mêmes phagocytes, qui ont pour mission de venir en aide aux parties organiques faibles ou malades. Et depuis qu’il avait conçu cette théorie, il y conformait sa vie, bien qu’auparavant il eût vécu dans la débauche. Lui et Marie Pavlovna étaient, à son sens, de pareils phagocytes sociaux.

Son amour pour Katucha n’allait point à l’encontre de sa théorie, car il l’aimait platoniquement et il estimait qu’un tel amour, loin d’enrayer son activité de phagocyte d’aider les faibles, ne pouvait au contraire que l’accroître.

Il résolvait à sa manière les questions morales et traitait avec la même liberté les questions pratiques. Chaque acte de la vie matérielle était soumis à des règles : il fallait tant d’heures de travail, tant d’heures de repos ; manger telles choses, se vêtir, allumer le poêle, s’éclairer, de telle et telle façon.

En même temps, Simonson était d’apparence timide et modeste avec ses semblables. Mais dès qu’il avait décidé quelque chose, rien n’était capable de l’arrêter.

Tel était l’homme qui, par son amour, avait une influence décisive sur Maslova. Par une intuition féminine, elle l’avait vite deviné et la pensée qu’elle pouvait inspirer de l’amour à un homme aussi remarquable, la rehaussait dans sa propre estime. Nekhludov lui offrait le mariage par générosité et à cause du passé. Simonson, lui, l’aimait telle qu’elle était aujourd’hui et simplement parce qu’il l’aimait. En outre, elle sentait qu’il la regardait comme une femme extraordinaire, différente des autres femmes, possédant particulièrement de grandes qualités morales. Elle ne savait pas encore très bien quelles qualités il lui attribuait, et, pour ne pas le décevoir, elle appliquait tous ses efforts à manifester les meilleures qualités qu’elle pouvait s’imaginer. De sorte qu’elle était aussi bonne qu’elle pouvait l’être.

Cela avait commencé en prison, lors des entrevues communes des détenus politiques. Alors, elle avait aperçu sous le front bombé et les sourcils épais de Simonson, ses yeux innocents, bons, bleu sombre, fixés sur elle. Déjà elle avait constaté que cet homme singulier la regardait d’une façon toute particulière ; elle avait été frappée de trouver, sur un même visage, des expressions diverses — la sévérité produite par les cheveux abondants et les sourcils froncés. La bonté enfantine et la chasteté du regard. Plus tard, à Tomsk, quand on l’avait transférée parmi les condamnés politiques, elle l’avait revu. Aucune parole n’avait été échangée entre eux, mais quand leurs regards s’étaient rencontrés, ils avaient appris qu’ils ne s’étaient pas oubliés et étaient importants l’un pour l’autre. Depuis, leurs conversations n’avaient pas été plus explicites, mais, lorsqu’il parlait en sa présence, Maslova sentait qu’il parlait pour elle, et tâchait de s’exprimer de la façon la plus compréhensible. Leur rapprochement était devenu plus grand depuis qu’ils allaient à pied avec les criminels de droit commun.