Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 339-343).


III

Après la vie de débauche, de luxe, de paresse, de ces six dernières années en ville, et les deux mois passés en prison avec les détenus criminels, sa vie présente, avec les condamnés politiques, malgré les conditions pénibles dans lesquelles elle se trouvait, semblait très bonne à Katucha. Les étapes de vingt à trente verstes à pied, avec une bonne nourriture et un repos d’un jour après deux journées de marche, la fortifiaient physiquement ; en même temps sa fréquentation avec de nouveaux compagnons lui faisait entrevoir dans la vie des intérêts qu’elle ne soupçonnait même pas. Non seulement elle n’avait pas connu des gens aussi merveilleux que ceux en compagnie de qui elle marchait maintenant, mais même, elle ne s’était jamais imaginé qu’il en existât de semblables.

« Je pleurais d’avoir été condamnée, disait-elle, mais je devrai toute ma vie en remercier Dieu. J’ai appris ce que j’eusse toujours ignoré. » Elle avait compris, sans effort, les motifs qui guidaient ces gens, et, comme elle était du peuple, elle sympathisait complètement avec eux. Elle avait compris que ces gens étaient pour le peuple contre les maîtres ; et voyant que ces privilégiés sacrifiaient pour leurs idées, leurs privilèges, leur liberté, leur vie même, elle les admirait particulièrement et s’enthousiasmait pour eux.

Elle admirait ses nouveaux camarades, mais par-dessus tous Marie Pavlovna ; et elle l’aimait d’une affection particulière, respectueuse et enthousiaste. Elle avait remarqué que cette belle jeune fille, appartenant à la riche famille d’un général, et parlant trois langues, se comportait comme la plus simple des ouvrières, donnait aux autres tout ce que lui envoyait un frère riche, et s’habillait et se chaussait non seulement simplement mais pauvrement sans attacher aucune importance à son extérieur. Ce trait de caractère, cette absence complète de coquetterie étonnait, surtout Maslova et la séduisait. Elle voyait bien que Marie Pavlovna se savait belle et que cela lui était agréable, et cependant, loin d’être heureuse de l’impression que produisait sur les hommes sa personne, elle la redoutait, et semblait craindre de provoquer des déclarations amoureuses. Ses compagnons savaient cela et, bien qu’attirés vers elle, ils cachaient leurs sentiments et la traitaient en camarade, en homme. Mais les autres hommes, les inconnus, l’assiégeaient souvent, mais, comme elle le disait elle-même, elle s’en débarrassait grâce à sa grande force physique dont elle était particulièrement fière.

« Une fois, racontait-elle en riant à Katucha, un homme me poursuivait dans la rue, ne se décidant pas à lâcher pied ; alors je le secouai si rudement qu’il prit peur et s’enfuit. »

Elle racontait qu’elle était devenue révolutionnaire parce que, tout enfant encore, elle avait éprouvé du dégoût pour la vie mondaine, tandis qu’elle avait toujours aimé les gens du peuple ; et maintes fois elle avait été grondée pour ses fréquentes visites à l’office, à la cuisine, à l’écurie, qu’elle préférait au salon.

— C’est avec les cuisinières et les cochers que je me sentais à l’aise, disait-elle, tandis que je m’ennuyais horriblement avec les messieurs et les dames. Et plus tard, quand la raison me vint, je m’aperçus que notre vie était très mauvaise. Je n’avais plus de mère ; je n’aimais pas mon père, et à dix-neuf ans je quittai la maison avec une amie et m’engageai comme ouvrière dans une fabrique.

Après la fabrique, elle avait vécu parmi les paysans puis était revenue en ville et avait été arrêtée dans son logement où se trouvait une imprimerie clandestine ; et on l’avait condamnée aux travaux forcés. Marie Pavlovna ne parlait jamais des motifs de sa condamnation mais, par les autres, Katucha avait appris qu’elle avait été condamnée au bagne pour s’être accusée, à la place d’un révolutionnaire, d’avoir tiré un coup de feu, dans l’obscurité, lors d’une perquisition dans l’imprimeris clandestine.

Depuis que Katucha la connaissait davantage, elle voyait que dans quelque situation qu’elle se trouvât, elle ne pensait jamais à elle et n’avait qu’un souci : venir en aide à quelqu’un et servir autrui dans les grandes ou les petites choses. L’un de ses compagnons actuels, Novodvorov, disait en plaisantant qu’elle s’adonnait au sport de la bienfaisance. Et c’était vrai. De même que le chasseur ne pense qu’à lever du gibier, de même elle ne cherchait que l’occasion d’aider autrui. Ce sport était devenu une habitude et le but de son existence. Et elle s’y adonnait si naturellement que tous ceux qui la connaissaient n’appréciaient plus ses services, mais les exigeaient.

Quand Maslova avait été transférée dans la section des criminels politiques, elle avait d’abord inspiré à Marie Pavlovna de la répulsion et du dégoût. Katucha s’en était aperçue, mais elle avait remarqué aussi l’effort qu’elle faisait pour la traiter avec une bienveillance et une bonté toutes particulières. Et la tendresse et la bonté d’une créature aussi extraordinaire avaient touché si vivement Maslova qu’elle s’était attachée à elle de tout son cœur, s’assimilant inconsciemment ses idées et l’imitant en tout.

Cette affection dévouée de Katucha avait touché Marie Pavlovna, qui l’avait aimée à son tour. D’ailleurs, les deux femmes étaient rapprochées encore par leur dégoût de l’amour charnel. L’une haïssait cet amour parce qu’elle en avait éprouvé toute l’horreur ; l’autre, sans le connaître, le regardait comme quelque chose d’incompréhensible et en même temps de repoussant, de dégradant pour la dignité humaine.