Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 27

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 488-492).


XXVII

Dans une des salles des déportés, Nekhludov, à son étonnement, aperçut l’étrange vieillard qu’il avait rencontré le matin sur le bac. Ce vieillard loqueteux, tout ridé, était maintenant vêtu d’une chemise, que la saleté faisait couleur de cendre, déchirée sur l’épaule, et d’un pantalon de même étoffe ; il était assis à terre près des planches, pieds nus, et d’un air interrogateur et sévère il examinait les visiteurs. Son corps usé, qu’on apercevait par la déchirure de sa chemise sale, était faible et pitoyable à voir ; mais le visage avait une expression encore plus concentrée et plus animée que sur le bac.

À l’entrée des autorités, tous les prisonniers, comme dans les autres cellules, se levèrent brusquement et prirent une attitude militaire, mais le vieillard resta assis. Ses yeux luisaient, et ses sourcils se fronçaient avec colère.

— Debout ! lui cria le directeur.

Le vieillard ne bougea pas et sourit avec dédain.

— Ce sont tes valets qui se mettent debout devant toi ! Mais moi je ne suis pas ton valet ! Tu portes la marque ! — poursuivit le vieillard en montrant le front du directeur.

— Quoi ! s’écria celui-ci d’un ton menaçant, en marchant sur lui.

— Je connais cet homme ! — intervint Nekhludov. Pourquoi est-il arrêté ?

— La police nous l’a envoyé pour vagabondage. Nous leur demandons de ne plus nous envoyer personne, mais ils le font quand même, — dit le directeur en jetant au vieillard un regard de travers.

— Et toi aussi, à ce que je vois, tu appartiens à l’armée de l’Antéchrist ! — dit le vieillard, s’adressant à Nekhludov.

— Non, je suis un visiteur.

— Alors, tu es venu voir comment l’Antéchrist tourmente les hommes ? Eh bien, vois. Il arrête les hommes, toute une armée, et les enferme dans une cage. Les hommes doivent manger leur pain à la sueur de leur front, et lui, il les parque comme des pourceaux, et les nourrit sans les faire travailler, pour en faire des bêtes.

— Que dit-il ? demanda l’Anglais.

Nekhludov lui expliqua que le vieillard accusait le directeur de la prison, parce qu’il retenait des hommes en captivité.

— Demandez-lui donc comment, à son avis, il faut traiter ceux qui n’observent pas la loi ? dit l’Anglais.

Nekhludov traduisit la question.

Le vieillard sourit, découvrant des dents serrées.

— La loi ! fit-il avec mépris. Il a commencé par dépouiller tout le monde, par s’emparer de toute la terre, de toutes les richesses, il a tué tous ceux qui lui résistaient, et puis il a écrit sa loi qui défend de dépouiller et de tuer. Il aurait dû commencer par écrire cette loi.

Nekhludov traduisit. L’Anglais sourit.

— Eh bien, quand même, demandez-lui donc ce qu’on doit faire maintenant des voleurs et des assassins ?

Nekhludov traduisit de nouveau la question. Le vieillard fronça sévèrement les sourcils.

— Dis-lui de se débarrasser de l’empreinte de l’Antéchrist ; alors il n’y aura pour lui ni voleurs ni assassins. Dis-le lui comme ça.

He is crazy ! fit l’Anglais, quand Nekhludov lui eut traduit les paroles du vieillard, et il sortit de la salle en haussant les épaules.

— Fais ton affaire et ne t’inquiète pas des autres. Chacun pour soi. Dieu sait qui il faut punir et qui grâcier, et nous, nous ne le savons pas, dit encore le vieillard. Sois toi-même ton maître, alors il n’y aura plus besoin de maîtres. Va, va ! ajouta-t-il la mine hargneuse, en se tournant vers Nekhludov qui s’attardait. Tu as assez vu comment les serviteurs de l’Antéchrist nourrissent les poux avec la chair humaine. Va-t-en, va-t-en !

Quand Nekhludov rejoignit l’Anglais et le directeur dans le corridor, ils étaient debout, près de la porte ouverte d’une salle vide.

Nekhludov demanda à quoi servait cette salle. Le directeur expliqua que c’était la chambre des morts.

— Ah ! fit l’Anglais, quand Nekhludov eut traduit, et il demanda à entrer.

C’était une petite salle ordinaire. Une petite lampe accrochée au mur éclairait faiblement dans un coin, des sacs et du bois, et, sur des planches, à droite, quatre cadavres. Le premier de ces cadavres, en chemise de grosse toile et en caleçon, était celui d’un homme de grande taille, avec une barbiche pointue et la tête à demi rasée. Le corps était déjà froid ; les mains bleuies, qui, évidemment, avaient été croisées sur la poitrine, s’étaient écartées, ainsi que les pieds nus. Près de lui était étendue une vieille femme en jupe et camisole blanches, également nu-pieds avec une mince et courte natte de cheveux, un visage ratatiné et jaune. Près d’elle, un autre cadavre d’homme, en blouse mauve. Cette couleur rappela quelque chose à Nekhludov.

Il s’approcha plus près et se mit à examiner le cadavre.

Une petite barbiche noire, redressée, un joli nez ferme, un front haut et blanc, des cheveux rares et bouclés. Il commençait à reconnaître ces traits et n’en pouvait croire ses yeux. La veille encore, il avait vu ce visage animé par l’indignation et la souffrance. Maintenant il le retrouvait calme, inerte et terriblement beau. C’était Kriltsov, ou du moins la trace de son existence corporelle. « Pourquoi a-t-il souffert ? Pourquoi a-t-il vécu ? L’a-t-il compris à cette heure ? » songeait Nekhludov. Et il lui semblait qu’il n’y avait pas de réponse, qu’il n’y avait rien sauf la mort. Et il se sentit mal. Sans dire adieu à l’Anglais, Nekhludov pria le surveillant de le reconduire dans la cour, et sentant le besoin d’être seul afin de méditer sur tout ce qu’il avait éprouvé ce soir-là, il rentra à son hôtel.