Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 26

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 484-487).


XXVI

Après avoir traversé le vestibule et le corridor, puants jusqu’à la nausée, et où, à leur grand étonnement, ils virent deux prisonniers uriner sans gêne sur le parquet, le directeur, l’Anglais et Nekhludov, accompagnés des surveillants, pénétrèrent dans la première salle des forçats. Des lits de planches en occupaient le milieu. Tous les prisonniers étaient déjà couchés. Ils étaient là soixante-dix, étendus côte à cote, tête contre tête. À l’arrivée des visiteurs, tous se levèrent vivement, avec un bruit de chaînes, et se rangèrent le long des lits ; les crânes fraîchement rasés, par moitié, brillaient. Deux d’entre eux restèrent couchés. L’un était un jeune homme, tout rouge de fièvre ; l’autre était un vieillard qui ne cessait de gémir.

L’Anglais demanda si le jeune prisonnier était malade depuis longtemps. Le directeur répondit qu’il n’était malade que depuis le matin. Quant au vieillard, il souffrait de l’estomac depuis longtemps, mais on ne savait où le mettre ailleurs, l’infirmerie étant archicomble. L’Anglais eut un mouvement de tête désapprobateur et exprima le désir de dire quelques mots à ces hommes ; et il pria Nekhludov de les traduire. Il résultait que l’Anglais, outre qu’il voyageait pour décrire les lieux de déportation de la Sibérie, poursuivait encore un autre but : prêcher le salut par la foi et la rédemption.

— Dites-leur que Christ a eu pitié d’eux, les a aimés et qu’il est mort pour eux, et que, s’ils croient cela, ils seront sauvés.

Tandis qu’il parlait tous les prisonniers demeuraient silencieux devant leurs lits, les mains sur la couture du pantalon.

— Dites-leur que c’est écrit dans ce livre, ajouta-t-il. Y en a-t-il parmi eux qui savent lire ?

Il s’en trouva plus de vingt. L’Anglais retira de sa sacoche quelques exemplaires reliés du Nouveau Testament, et des mains musculeuses, aux ongles noirs et solides, se tendirent vers lui, se repoussant l’une l’autre. Il remit dans cette salle deux évangiles et passa à la suivante.

Dans l’autre salle, tout était semblable : même manque d’air, même puanteur, même icône suspendue entre les fenêtres, même cuveau à gauche de la porte ; et de même, les prisonniers, tassés l’un contre l’autre, étaient étendus côte à côte et, avec les mêmes mouvements, se levèrent et prirent la même attitude militaire. Dans cette salle, trois hommes ne se levèrent pas. Deux se soulevèrent seulement, l’autre demeura couché sans même regarder les visiteurs. C’étaient des malades. L’Anglais relit le même discours et donna également deux évangiles.

Dans la troisième salle il y avait quatre malades. L’Anglais ayant demandé pourquoi on ne réunissait pas les malades tous ensemble dans une même salle, le directeur répondit qu’eux-mêmes ne le désiraient pas ; que du reste ces malades n’étaient pas contagieux et que l’infirmier veillait sur eux et les soignait.

— Voilà quinze jours qu’on ne l’a pas vu ! dit une voix.

Le directeur ne répondit rien et conduisit les visiteurs dans la salle suivante. De nouveau, à leur arrivée, tous se levèrent et s’alignèrent, et de nouveau l’Anglais distribua des évangiles. La même chose se répéta dans la cinquième salle, dans la sixième, à droite, à gauche et de tous côtés.

Après les forçats on visita les déportés, puis les déportés par leurs communautés, puis les parents admis à suivre les prisonniers. Partout la même chose : partout les mêmes hommes souffrant du froid, de la faim, oisifs, malades, sournois, enfermés et montrés comme des bêtes sauvages.

L’Anglais, ayant réparti le nombre fixé de ses évangiles, ne distribuait plus rien et ne faisait plus de discours. L’horreur du spectacle et surtout la lourdeur de l’atmosphère avaient fini, évidemment, par affaiblir son énergie, et il marchait à travers les salles en répondant seulement all right ! aux explications du directeur sur la catégorie des prisonniers de chaque salle.

Nekhludov, lui, marchait comme dans un rêve, et, sans trouver la force de partir, ressentait la même fatigue et la même désespérance.