Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 22

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 455-462).


XXII

Après avoir gravi la montée, le cocher se tourna :

— À quel hôtel faut-il vous conduire ?

— Quel est le meilleur ?

— Mais quoi de mieux que l’hôtel de Sibérie. Chez Dukov on est bien aussi.

— Où tu voudras.

Le cocher se plaça de nouveau de côté sur son siège et stimula l’attelage. Cette ville était pareille à toutes les villes : les mêmes maisons à pignons et aux toits verts, la même cathédrale, les mêmes boutiques, les mêmes magasins dans la rue principale, et jusqu’aux mêmes sergents de ville. Seulement presque toutes les maisons étaient en bois et les rues non pavées. Dans l’une de ces rues, le cocher arrêta la troïka devant le perron d’un hôtel. Dans cet hôtel pas une chambre n’était libre, et il fallut aller à l’autre. Dans celui-ci il y avait une chambre de disponible, et Nekhludov, pour la première fois depuis deux mois, se retrouva dans les conditions de propreté et de commodité relatives, auxquelles il était habitué. La chambre donnée à Nekhludov n’était pas très luxueuse, mais après les voitures de poste, les auberges et les relais, il éprouvait un grand soulagement. Avant tout, il voulait se débarrasser des poux dont il n’avait pu se défaire complètement depuis qu’il visitait les étapes. Dès qu’il eut ouvert ses bagages, il alla au bain, et de là, après avoir revêtu ses habits de ville : chemise empesée, pantalon portant la trace du pli, redingote et pardessus, il se rendit chez le gouverneur de la province. Le portier de l’hôtel héla une voiture attelée d’un cheval kzirghise, de bonne taille et bien nourri, qui déposa Nekhludov devant un vaste et beau bâtiment, près duquel se tenaient des sentinelles et un agent de police. Devant et derrière la maison s’étendait un jardin où, parmi les branches dénudées des trembles et des bouleaux, apparaissait la verdure des pins, des sapins et des mélèzes.

Le général était souffrant et ne recevait pas. Mais Nekhludov insista auprès du valet de chambre pour faire passer sa carte. Le valet revint avec une réponse favorable.

— On a ordonné de vous recevoir.

L’antichambre, le valet, le planton, l’escalier, le salon avec son brillant parquet ciré, tout cela rappelait Pétersbourg, sauf que c’était moins propre et plus majestueux. On fit entrer Nekhludov dans le cabinet de travail.

Le général, un homme sanguin, bouffi, le nez en pomme de terre, des bosses sur le front et le crâne chauve, des poches sous les yeux, était assis, enveloppé d’une robe de chambre tatare en soie, une cigarette à la main, et buvait le thé dans un verre à support d’argent.

— Bonjour, cher monsieur ! Excusez-moi de vous recevoir en robe de chambre. Mais cela vaut mieux que pas du tout, dit-il en refermant le vêtement sur son cou puissant, plissé par derrière. Je ne suis pas très bien portant et ne sors pas. Qu’est-ce qui vous amène dans notre lointain pays ?

— J’accompagne un convoi de prisonniers où se trouve une personne qui me touche de près, répondit Nekhludov ; et je suis venu solliciter Votre Excellence en faveur de cette personne, et encore pour autre chose.

Le général aspira la fumée de sa cigarette, but une gorgée de thé, éteignit sa cigarette dans un cendrier de malachite ; et, fixant sur Nekhludov ses yeux étroits, brillants, noyés par la graisse, il l’écouta attentivement. Il ne l’interrompit que pour lui demander s’il désirait fumer.

Ce général appartenait à la catégorie de ces militaires savants, qui croient possible de concilier l’esprit libéral, humanitaire, avec leur profession. Mais, intelligent et bon par nature, il n’avait point tardé à s’apercevoir de son erreur et de cette constante contradiction avec soi-même, et il s’était adonné sans cesse davantage à l’habitude, si répandue parmi les militaires, de boire de l’eau-de-vie ; et cette habitude était devenue chez lui si forte, qu’après trente-cinq ans de service dans l’armée, il était devenu ce que les médecins appellent un alcoolique. Il était tout imprégné d’alcool. Il lui suffisait de prendre un peu de liquide pour ressentir aussitôt les effets de l’ivresse. Boire du vin était pour lui un tel besoin, qu’il ne pouvait vivre sans cela, et chaque jour, vers le soir, il était complètement gris, mais il s’était si bien fait à cet état qu’il ne titubait pas, ne divaguait pas. Si même cela lui arrivait, il occupait un poste si élevé, si prépondérant, que toute sottise dite par lui passait pour quelque chose de sensé. C’était seulement le matin, précisément à l’heure de la visite de Nekhludov, qu’il ressemblait à un homme intelligent, pouvait comprendre ce qu’on lui disait et justifiait avec plus ou moins de vérité le proverbe qu’il aimait à répéter : « Ivre mais intelligent, deux qualités en lui ! » Dans les hautes sphères, on savait qu’il buvait, mais on savait aussi qu’il était plus instruit que les autres, — bien que son instruction se fut arrêtée là où l’avait trouvée l’alcoolisme, — hardi, habile, représentatif, sachant garder de la tenue, même en état d’ébriété. C’est pourquoi on l’avait nommé et le maintenait à ce poste en vue et délicat.

Nekhludov lui raconta que la personne à laquelle il s’intéressait, une femme, avait été injustement condamnée et qu’il avait introduit en sa faveur un recours en grâce adressé à l’Empereur.

— Parfait ! Et alors ? dit le général.

— On m’a promis, de Pétersbourg, que je serai instruit du sort de cette femme au plus tard, dans le courant de ce mois, et ici même…

Sans cesser de tenir les yeux fixés sur Nekhludov, le général avança ses doigts courts sur la table, sonna et continua à écouter sans mot dire, en fumant et toussant d’une façon particulièrement bruyante.

— Alors, je voudrais vous demander, si la chose est possible, de retenir cette femme ici, jusqu’à l’arrivée de la réponse.

Le valet de chambre, en tenue militaire, entra.

— Va demander si Anna Vassilievna est levée ! dit le général à son ordonnance, et apporte encore du thé. — Et ensuite ? fit le général, s’adressant à Nekhludov.

— Ma seconde requête, poursuivit Nekhludov, concerne un prisonnier politique qui fait partie du même convoi.

— Ah ! ah ! fit le général, avec un hochement de tête significatif.

— Il est très malade, mourant même. On va sans doute le laisser ici, à l’hôpital. Alors une des condamnées politiques voudrait demeurer auprès de lui.

— Elle n’est pas sa parente ?

— Non. Mais elle serait prête à l’épouser, si cela lui permettait de rester auprès de lui.

Le général, sans mot dire, et sans cesser de fumer, fixa ses yeux brillants sur Nekhludov, avec le désir évident de troubler son interlocuteur par son regard.

Quand Nekhludov eut terminé, il prit un livre sur la table, mouilla ses doigts pour le feuilleter plus rapidement, puis, ayant trouvé l’article concernant le mariage, il le lut.

— À quoi est-elle condamnée ? demanda-t-il en relevant les yeux.

— Elle ? Aux travaux forcés.

— Dans ce cas, la situation des condamnés ne serait nullement modifiée du fait du mariage.

— Mais…

— Permettez ! Si elle épousait un homme libre, elle devrait quand même subir sa peine. La question est de savoir qui est condamné à la peine la plus forte, elle ou lui ?

— Tous deux sont condamnés aux travaux forcés.

— Alors, ils sont quittes ! fit en riant le général. La même punition pour lui et pour elle. Lui, on peut le laisser, pour cause de maladie, continua-t-il, et il va sans dire qu’on fera tout ce qui sera possible pour adoucir son sort. Mais elle, si même elle se mariait avec lui, elle ne pourrait rester ici…

— Madame la générale prend le café ! annonça le valet.

— Au reste, je vais y réfléchir. Comment s’appellent-ils ? Inscrivez ici.

Nekhludov inscrivit les noms.

— Et cela non plus, je ne puis le permettre, répondit le général à Nekhludov qui le priait de lui laisser voir le malade. Ce n’est pas que je vous soupçonne, dit-il ; mais vous vous intéressez à lui et aux autres, et vous avez de l’argent. Or, ici, tout est à acheter. On me dit de détruire la vénalité ! Comment y parvenir, puisque tous sont à vendre ! Et moins le fonctionnaire est élevé, plus il en prend. Comment puis-je contrôler un homme à une distance de cinq mille verstes ? Chacun d’eux est un petit tzar, comme moi ici, d’ailleurs ! dit-il en riant. Vous avez eu, certainement, des entrevues avec les condamnés politiques : vous avez donné de l’argent et on vous a laissé passer, fit-il avec un sourire. N’est-ce pas ?

— Oui, c’est vrai.

— Je comprends que vous ayez fait cela. Vous voulez voir un condamné politique. Vous avez pitié de lui, et le surveillant-chef ou un soldat de l’escorte accepte votre argent parce qu’il ne reçoit pour tout traitement que quelques kopeks, et qu’il a une famille. À sa place, ou à la vôtre, j’agirais comme vous et lui. Mais à ma place, à moi, je ne puis me permettre la moindre infraction à la lettre de la loi, et cela parce que je suis un homme qui peut être accessible à la pitié. Je suis chargé d’exécuter d’une certaine façon des ordres donnés ; on a eu confiance en moi, et je dois justifier cette confiance. Eh bien ! cette question est réglée. Et maintenant racontez-moi ce qui se passe chez vous, dans la métropole ?

Le général se mit à questionner, à raconter, moins pour apprendre des nouvelles que pour faire valoir à la fois son importance et son affabilité.