Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 21

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 449-454).


XXI

Nekhludov se tenait debout au bord du bac, en regardant la large et rapide rivière. Dans son imagination deux images passaient tour à tour : la tête cahotée de Kriltsov irrité, qui agonisait ; et le visage de Katucha, marchant d’un pas ferme au bord de la route, à côté de Simonson. L’une d’elles : celle de Kriltsov mourant — et ne se préparant pas à la mort — était effrayante et triste. L’autre, celle de la courageuse Katucha, ayant trouvé l’amour d’un homme tel que Simonson, et marchant désormais fermement et sûrement dans la voie du bien, eût dû réjouir Nekhludov ; et cependant elle lui était si pénible qu’il ne pouvait supporter cette impression.

Apporté de la ville, un tintement, le tremblement de cuivre d’une grande cloche, vibrait à la surface de l’eau. Le cocher de poste, qui se tenait près de Nekhludov, et tous les passagers, se découvrirent et firent le signe de la croix. Seul un petit vieillard en guenilles, qui se tenait plus près du bord que les autres, et que Nekhludov n’avait pas aperçu tout d’abord, ne se signa point, et fixa les yeux sur Nekhludov. Ce vieillard était vêtu d’un caftan rapiécé, d’un pantalon de drap et chaussé de souliers éculés ; sur son dos pendait un petit sac, et il était coiffé d’un haut bonnet de fourrure toute rongée.

— Et toi, vieux, pourquoi ne pries-tu pas ? lui demanda le cocher de Nekhludov en remettant son bonnet. Tu n’es donc pas baptisé ?

— Et qui prier ? répartit d’un air résolu et provocant le vieillard loqueteux, en prononçant rapidement les syllabes.

— Dieu, naturellement ! fit le cocher d’un ton ironique.

— Et sais-tu où il est ? Tu le connais, ton Dieu ?

Il y avait quelque chose de si sérieux, de si grave dans l’expression du vieillard, que le cocher, sentant avoir affaire à un homme fort, se troubla légèrement, mais il n’en laissa rien paraître, et ne voulant pas avoir le dessous, devant le public attentif, il répartit vivement :

— Où ? On le sait : au ciel !

— Tu as été au ciel ?

— Que j’y sois allé ou non, tout le monde sait qu’il faut prier Dieu !

— Personne n’a jamais vu Dieu ! C’est son Fils, de même essence, étant dans le sein du Père, qui l’a révélé, répliqua le vieillard avec la même vivacité, et d’un air grave et sombre.

— C’est-à-dire que tu n’es pas chrétien. Tu es un païen. Tu pries dans le vide ! dit le cocher en passant le manche de son fouet dans sa ceinture et arrangeant les harnais de son cheval.

Quelqu’un rit.

— Et toi, grand-père, de quelle religion es-tu ? demanda un paysan d’un certain âge, qui se tenait au bord du bac à côté de ses chevaux.

— Je n’ai aucune religion. Je ne crois à personne qu’en moi, répondit le vieillard avec la même vivacité et la même décision.

— Et comment peut-on croire en soi-même ? demanda Nekhludov, intervenant dans la conversation. On peut se tromper.

— Cela jamais, répliqua résolument le vieillard en secouant la tête.

— Pourquoi donc y a-t-il diverses religions ? continua Nekhludov.

— Il existe différentes religions, précisément parce que l’on croit dans les autres au lieu de croire en soi. Moi aussi j’ai cru dans les autres et j’ai erré comme dans la brousse. Je m’y suis égaré au point de ne plus espérer en sortir. Les vieux croyants, les nouveaux croyants, les Soubbotniki, les Khlisti, les Popovtsy, les Bezpopovtsy, les Austriak, les Molokhans, les Skoptzy, chacun vante sa religion. Et alors tous se sont dispersés comme de jeunes chiens encore aveugles. Les religions sont nombreuses, mais l’Esprit est un. Il est en toi, en moi, en lui. Cela veut dire que chacun doit croire en l’esprit qui est en lui, et alors tous seront unis. Que chacun croie en soi, et tous seront unis.

Le vieillard parlait haut, en promenant son regard autour de lui, avec le désir évident de se faire entendre du plus grand nombre possible de personnes.

— Y a-t-il longtemps que vous prêchez cela ? lui demanda Nekhludov.

— Moi ? depuis très longtemps. Voilà vingt-deux ans qu’ils me persécutent.

— Et comment cela ?

— Comme on a persécuté Christ, on me persécute. On m’arrête, on me traîne devant les tribunaux, chez les popes, les docteurs, et les pharisiens ; on m’a même enfermé dans une maison de fous. Mais on ne peut rien sur moi, parce que je suis libre ! « Comment t’appelles-tu ? » qu’on me demande. Ils croient que je me donnerai un nom quelconque. Mais je n’en accepte aucun. J’ai tout renié. Je n’ai ni nom, ni pays, ni patrie ; je n’ai rien. Je suis moi. Comment on m’appelle ? Un homme ! « Et quel âge as-tu ? » Je réponds : — « Moi, je ne compte pas les années, et il m’est impossible de les compter, car je fus et serai toujours ! » — « Et ton père, et ta mère ? » qu’ils disent. — « Je n’ai ni père ni mère, que je réponds, excepté Dieu et la terre. Dieu c’est mon père ; la terre c’est ma mère ! » — « Et le tzar, qu’on me dit, tu le reconnais ? » — « Pourquoi ne pas le reconnaître ? Il est son tzar à lui ; moi je suis mon tzar à moi. » — « Tiens, qu’ils disent, impossible de parler avec toi ! » Moi je réponds : « Je ne te demande pas de parler avec moi. » Et c’est ainsi qu’on me tourmente.

— Où allez-vous, maintenant ? lui demanda Nekhludov.

— Je vais où Dieu me mène. Je travaille quand je trouve de l’ouvrage ; quand je n’en ai pas, je mendie, termina le vieillard en remarquant que le bac abordait à l’autre rive ; et il regarda victorieusement ses auditeurs.

Le bac aborda. Nekhludov tira son porte-monnaie et offrit de l’argent au vieillard. Celui-ci refusa.

— Ça, je ne le prends pas. Je n’accepte que du pain, dit-il.

— Pardonne-moi !

— Je n’ai pas à te pardonner. Tu ne m’as pas offensé. On ne peut pas m’offenser, dit le vieillard, en remettant sur son épaule le sac qu’il avait déposé.

Quand la voiture de poste fut débarquée, on réattela les chevaux.

— Vous êtes bien bon de lui avoir parlé, monsieur, dit le cocher à Nekhludov, quand celui-ci, ayant donné un pourboire au robuste passeur, remonta dans la voiture, un vagabond comme ça !