Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 393-401).


XII

L’un des arrivants était un petit jeune homme maigre, en pelisse de peau de mouton et de hautes bottes. Il marchait d’un pas léger et rapide, portant deux grandes théières d’eau bouillie, et tenant sous son bras un pain enveloppé dans une serviette.

— Tiens, notre prince est revenu ! dit-il en posant les théières près des tasses et en passant le pain à Rantzeva. Nous avons acheté des choses extraordinaires ! ajouta-t-il en ôtant sa pelisse et la jetant dans un coin, par-dessus les têtes. Markel a acheté du lait et des œufs. Ce sera aujourd’hui un vrai bal ! Et Kirillovna qui aménage tout avec sa propreté esthétique ! dit-il en regardant Rantzeva avec un sourire. Allons, maintenant, du thé ! lui dit-il.

Tout dans cet homme : ses mouvements, le timbre de sa voix, son regard, exprimait la vigueur et la gaieté. L’autre, également de petite taille, osseux, les pommettes saillantes, les joues bouffies, le visage terne, de beaux yeux verts écartés du nez, les lèvres minces, avait au contraire un aspect taciturne et triste. Il portait un vieux pardessus ouaté et des galoches par-dessus ses bottes. Il apportait deux pots et deux barils.

Quand il eut déposé sa charge devant Rantzeva, il salua de la tête Nekhludov, sans le quitter des yeux ; puis, lui ayant tendu à contre-cœur sa main en sueur, il se mit à retirer lentement les provisions du panier.

Ces deux condamnés politiques étaient des hommes du peuple : le premier, un paysan, Nabatov ; le second, un ouvrier de fabrique, Markel Kondratiev. Markel avait trente-cinq ans quand il avait été entraîné dans le mouvement révolutionnaire ; Nabatov l’avait été à dix-huit ans. Grâce à ses capacités extraordinaires, Nabatov avait pu passer de l’école communale au lycée et donner des leçons pour subvenir à ses besoins ; il avait terminé ses études avec une médaille d’or, mais n’était pas entré à l’Université, car, dès la septième année du lycée, il avait décidé de revenir dans le peuple, d’où il était sorti, pour instruire ses malheureux frères. Il avait fait ce qu’il avait résolu : d’abord greffier dans la chancellerie d’un grand village, on l’avait bientôt arrêté pour avoir fait des lectures aux paysans et organisé parmi eux des sociétés de consommation et de production. Cette première fois, il avait passé huit mois en prison, puis on l’avait relâché, mais il était resté sous la surveillance de la police. Aussitôt libéré il était allé dans un autre gouvernement et, installé comme maître d’école dans un village, il avait continué son œuvre. Arrêté de nouveau, cette fois on l’avait gardé un an et deux mois. Là, il n’avait fait que se fortifier dans ses convictions politiques.

Au sortir de ce deuxième emprisonnement on l’avait déporté dans le gouvernement de Perm. Il s’était enfui. On l’avait repris, gardé sept mois en prison, puis déporté dans le gouvernement d’Arkangel. De là il s’était enfui une deuxième fois, et de nouveau on l’avait arrêté. On le condamna à la déportation dans le gouvernement de Iakoutsk. Ainsi il avait passé la moitié de sa vie soit en prison, soit en déportation. Mais loin de l’aigrir ou d’affaiblir son énergie, toutes ces épreuves n’avaient fait que lui donner plus d’entrain. C’était un homme résistant, digérant bien, toujours en mouvement, gai et vigoureux. Il ne regrettait jamais rien, ne se souciait guère de l’avenir et appliquait au moment présent toutes les forces de son intelligence et de son sens pratique. Quand il était en liberté il poursuivait le but qu’il s’était fixé, à savoir : l’instruction et l’union des travailleurs, principalement des paysans ; quand il était en prison, il n’en continuait pas moins à agir de façon énergique et pratique pour conserver des relations avec le monde extérieur et organiser la vie, moins pour lui que pour son groupe, aussi bien que possible dans les conditions données. Il était avant tout communiste. Lui-même semblait n’avoir besoin de rien, et un rien lui suffisait ; mais pour sa communauté, pour ses camarades, il exigeait beaucoup et pouvait travailler, soit manuellement, soit intellectuellement, au point d’en oublier de manger et de dormir. Vrai paysan, il était naturellement laborieux, adroit de ses mains, sobre, aimable, attentif non seulement aux sentiments, mais aux opinions des autres. Sa vieille mère, une veuve illettrée, superstitieuse, vivait encore, et Nabatov l’aidait et allait la voir quand il était en liberté. Alors il entrait dans tous les détails de sa vie, la secondait dans ses travaux, fréquentait ses anciens camarades, de jeunes paysans, fumait avec eux du tabac grossier dans une pipe de gros carton, se battait avec eux et leur expliquait comment tous étaient trompés et comment ils devaient se délivrer du mensonge dans lequel on les tenait. Lorsqu’il pensait et parlait de ce que donnera la révolution au peuple, il s’imaginait toujours ce peuple dont il était sorti, gardant presque les anciennes conditions de vie en y ajoutant seulement la possession de la terre à l’exclusion des propriétaires et des fonctionnaires. La révolution, à son avis, ne devait pas changer les formes fondamentales de la vie du peuple, — et en cela il différait de Novodvorov et du partisan de celui-ci, Markel Kondratiev, — elle ne devait pas démolir tout l’édifice, mais simplement répartir autrement les étages inférieurs de ce vieil édifice, beau, solide et vaste, qu’il aimait ardemment.

Il était demeuré paysan, même dans sa façon d’envisager la religion : jamais il ne pensait aux questions métaphysiques, au commencement du commencement, et à la vie future. Dieu était pour lui, comme pour Arago, une hypothèse dont, jusqu’à présent, il n’avait ressenti aucun besoin. Il se souciait peu de la façon dont le monde a commencé : selon Moïse ou selon Darwin, et le darwinisme, qui avait une si grande importance aux yeux de ses camarades, pour lui, était le même jeu de la pensée que la création en six jours.

La question de l’origine du monde ne le préoccupait pas, précisément parce qu’elle s’effacait devant celle qu’il se posait : comment y vivre de la meilleure façon ? Quant à la vie future, jamais non plus il n’y pensait, mais il gardait au fond de son cœur une croyance ferme et sereine, léguée par ses ancêtres et commune à tous les laboureurs, il croyait que de même que dans le monde animal et végétal, rien n’est détruit et que tout se transforme indéfiniment, — l’engrais en grain, le grain en poule, le têtard en grenouille, la chenille en papillon, le gland en chêne, — de même l’homme ne disparaît pas et ne fait que changer de vie. Il croyait cela fermement ; et de là venait qu’il regardait toujours la mort sans crainte et même avec bonne humeur, et supportait fermement les souffrances qui y menaient, mais il n’aimait ni ne voulait en parler. Il aimait à travailler, toujours s’occupait de choses pratiques et poussait ses camarades à faire de même.

L’autre prisonnier politique sorti du peuple, faisant partie du même convoi, Markel Kondratiev, était un homme d’un autre caractère. Entré dans une fabrique dès l’âge de quinze ans, il s’était mis à fumer et à boire pour étouffer un vague sentiment d’offense. Ce sentiment il l’avait éprouvé pour la première fois un jour de Noël, à une fête organisée pour les enfants des ouvriers par la femme du fabricant ; comme ses camarades il avait reçu un mirliton d’un kopek, une pomme, une noix dorée, une figue, tandis qu’on avait donné aux enfants du fabricant des jouets qui lui parurent dons de fée et qui, il l’avait su plus tard, avaient coûté plus de cinquante roubles. Il avait environ trente ans, lorsqu’une révolutionnaire célèbre s’était engagée comme ouvrière à la fabrique, et, remarquant les capacités de Kondratiev, lui avait donné des livres et des brochures, avait causé avec lui de sa situation, de ses causes, et des moyens de l’améliorer. Quand il avait vu la possibilité de se libérer, ainsi que les autres, de l’état d’oppression dans lequel il se trouvait, et dont l’injustice lui semblait encore plus cruelle et terrible qu’auparavant, il avait désiré passionnément non seulement la libération, mais encore le châtiment de ceux qui commettaient cette cruelle injustice. On lui expliqua que la science donne cette possibilité, et Kondratiev s’adonna à l’étude avec ardeur. Il ne voyait point clairement comment la réalisation de l’idéal socialiste pouvait s’accomplir par la science ; cependant il croyait la science apte à remédier à cette injustice qu’elle révélait. En outre, la science avait à ses yeux l’avantage de l’élever au-dessus des autres hommes. Aussi avait-il cessé de boire et de fumer, et, devenu gardien de l’entrepôt, par suite ayant plus de liberté, il avait consacré tous ses loisirs à l’étude.

La révolutionnaire l’instruisait et était frappée de l’étonnante facilité avec laquelle il absorbait insatiablement toutes sortes de connaissances. En deux ans, il avait appris l’algèbre, la géométrie, l’histoire, qui l’intéressait particulièrement, et avait lu toute la littérature critique, et surtout socialiste.

La révolutionnaire avait été arrêtée, et avec elle Kondratiev, pour détention d’ouvrages prohibés ; on les avait mis en prison, puis déportés dans le gouvernement de Vologda. Là il avait fait la connaissance de Novodvorov, lu encore une foule de livres révolutionnaires, retenu tout, et s’était pénétré encore davantage de ses convictions socialistes. Sa déportation terminée, il avait été l’organisateur d’une grande grève ouvrière qui s’était terminée par le sac de l’usine et l’assassinat du directeur. On l’avait arrêté et condamné à la perte de ses droits civils et à la déportation.

En matière de religion, il était encore plus négatif qu’en matière politique. S’étant convaincu de la fausseté de la religion dans laquelle il avait été élevé, et étant parvenu à s’en affranchir, d’abord avec crainte, puis avec joie, il éprouvait comme le désir de se venger du mensonge dans lequel lui et ses ancêtres avaient été maintenus, et il ne cessait de railler haineusement les popes et les dogmes religieux.

Il avait des habitudes d’ascète, se contentant de peu, et jouissait, comme tout homme entraîné au travail, d’une grande force musculaire ; il pouvait facilement et longtemps se livrer avec adresse à tout travail physique, mais il aimait les loisirs qui lui permettaient, soit en prison, soit aux étapes, de continuer à s’instruire. Maintenant, il étudiait avec le plus grand soin le premier volume de Marx, et cachait ce livre dans son sac comme un trésor précieux. Envers ses compagnons, il se montrait réservé, indifférent, sauf envers Novodvorov, auquel il était particulièrement dévoué, et dont il acceptait le jugement, sur n’importe quelle question, comme vérité indiscutable.

Quant aux femmes, il les considérait comme un obstacle à toute œuvre utile, et n’avait pour elles qu’un absolu mépris. Cependant, il avait quelque pitié pour Maslova, se montrait même affectueux à son égard, voyant en elle un exemple de l’exploitation des classes inférieures par les supérieures. C’est pour le même motif qu’il n’aimait pas Nekhludov. lui parlait peu, ne lui serrait pas la main, se contentant de laisser serrer la sienne quand Nekhludov le saluait.