Résurrection (trad. Bienstock)/Partie III/Chapitre 11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 386-392).


XI

Le logement des condamnés politiques se composait de deux petites salles qui donnaient sur une partie du corridor séparée par une cloison. Nekhludov entra dans cette sorte d’antichambre et y trouva Simonson, une bûche de sapin à la main, accroupi devant la petite porte du poêle tout ronflant.

En apercevant Nekhludov, sans changer de position, il le regarda de dessous ses épais sourcils, et lui tendit la main.

— Je suis heureux que vous soyez venu ; j’avais besoin de vous voir, fit-il d’un air important en regardant Nekhludov droit dans les yeux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Nekhludov.

— Plus tard. Je suis occupé en ce moment.

Et Simonson se remit à son poêle, qu’il chauffait d’après une méthode personnelle, assurant la moindre déperdition de calorique.

Nekhludov allait franchir la première porte, lorsque, de celle d’en face, parut Maslova, courbée, un balai à la main, et poussant vers le poêle un grand tas d’ordures et de poussière. Elle était en camisole blanche, sa jupe retroussée, et chaussée de bas. Sa tête était couverte jusqu’aux sourcils d’un fichu qui la garantissait de la poussière. À la vue de Nekhludov elle se redressa, et, toute rouge et animée, elle déposa son balai, essuya ses mains à sa jupe et s’arrêta droit devant lui.

— Vous mettez le logement en ordre ? dit Nekhludov en lui tendant la main.

— Oui, mon occupation d’autrefois ! répondit-elle avec un sourire. Et ce qu’il y a de saleté ici, vous ne pouvez vous en faire une idée ! Nous avons déjà balayé, balayé…

— Le plaid est-il enfin sec ? demanda-t-elle à Simonson.

— Presque, répondit Simonson en lui jetant un regard particulier qui frappa Nekhludov.

— Alors je viendrai le chercher et j’apporterai des pelisses à sécher. Tout le monde est par ici, dit-elle à Nekhludov, en se dirigeant vers la porte la plus éloignée, mais lui désignant la plus proche.

Nekhludov ouvrit la porte et entra dans une petite pièce faiblement éclairée par une lampe de métal, posée sur une couchette. Il y faisait froid et on y respirait, avec la poussière soulevée par le balayage, l’odeur de l’humidité et du tabac. La lampe de tôle jetait une vive lumière sur ce qui l’entourait, mais les couchettes restaient dans l’obscurité et des ombres vacillaient sur le mur.

Dans cette petite salle tous étaient réunis, excepté deux hommes chargés des approvisionnements et qui étaient allés chercher de l’eau chaude et des victuailles. Il y avait là la vieille connaissance de Nekhludov, Vera Efremovna, plus maigre et plus jaune que jamais, avec ses énormes yeux effrayés, sa veine gonflée sur le front et ses cheveux coupés courts ; elle était vêtue d’une veste grise, et, assise devant un journal déplié sur lequel était étalé du tabac, d’un mouvement saccadé elle en remplissait des tubes à cigarettes.

Il y avait là aussi une autre condamnée politique que Nekhludov voyait avec le plus grand plaisir, Émilie Rantzeva, qui, chargée du ménage savait y apporter un charme tout féminin, tout intime, même dans les conditions les plus pénibles. Assise près de la lampe, les manches relevées, de ses belles mains brunies, avec habileté elle essuyait et rangeait sur la couchette les gobelets et les tasses. Rantzeva était jeune, pas jolie, mais son visage intelligent et doux avait le privilège de se transformer complètement dans un bon sourire épanoui et séduisant. C’est avec un de ces sourires qu’elle accueillait maintenant Nekhludov.

— Nous vous croyions définitivement retourné en Russie, dit-elle.

Dans un coin reculé et obscur, Marie Pavlovna s’occupait d’une fillette aux cheveux très clairs qui ne cessait de babiller de sa douce voix d’enfant.

— Vous avez bien fait de venir ! Avez-vous vu Katia ? demanda-t-elle à Nekhludov. Voyez, nous avons une nouvelle venue, ajouta-t-elle en montrant la fillette.

Anatole Kriltsov était également là. Maigre, pâle, ses pieds chaussés de bottes de feutre ramenés sous lui, voûté, frissonnant, il était blotti sur une couchette, tout au fond ; les mains enfoncées dans les manches de sa pelisse, il regardait Nekhludov de ses yeux enfiévrés.

Nekhludov allait s’approcher de lui, mais à droite de la porte, un homme aux cheveux roux bouclés, portant des lunettes et une veste de caoutchouc, cherchait quelque chose dans son sac tout en causant avec la jolie Grabetz, qui souriait.

C’était le fameux révolutionnaire Novodvorov, et Nekhludov se hâta de le saluer. Il mit cette hâte à le saluer parce que, de tous les condamnés politiques présents, c’était le seul qui lui fût antipathique. Novodvorov, par-dessus ses lunettes, lui lança un regard de ses yeux bleus et, en fronçant les sourcils, lui tendit son étroite main.

— Eh bien ! le voyage est toujours agréable ? lui demanda-t-il non sans ironie.

— Oui, il y a beaucoup de choses intéressantes, répondit Nekhludov, affectant de n’avoir pas senti l’ironie et l’acceptant comme une amabilité ; et il se dirigea vers Kriltsov.

Nekhludov se montrait indifférent aux paroles de Novodvorov, mais en réalité, elles n’étaient pas sans effet pour lui. Cette intention de le blesser troublait sa bonne disposition, et Nekhludov devint triste et morose.

— Eh bien ! Et la santé ? demanda-t-il à Kriltsov, en serrant sa main froide et tremblante.

— Merci : ça va ! Seulement je n’arrive pas à me réchauffer ; j’ai été mouillé, dit Kriltsov en cachant vivement sa main dans la manche de sa pelisse. Et ici, il fait un froid de chien ! Et les carreaux qui sont cassés !

Il montra, à la fenêtre, deux trous béants derrière le grillage de fer.

— Et vous, pourquoi n’êtes-vous pas venu ?

— On ne me l’a pas permis : sévérité des chefs ! C’est aujourd’hui seulement que j’ai trouvé un officier plus aimable.

— Aimable ! Ah ! bien oui ! dit Kriltsov. Demandez donc à Marie ce qu’il a fait ce matin.

Marie Pavlovna, sans quitter sa place, raconta ce qui s’était passé avec la fillette, le matin au départ du convoi.

— Je suis d’avis qu’il faut adresser une protestation collective, dit d’une voix tranchante Vera Efremovna, tout en regardant avec hésitation et comme avec frayeur, tantôt l’un, tantôt l’autre.

— Vladimir l’a fait, mais cela ne suffit pas !

— À quoi bon protester ! dit Kriltsov, avec une grimace de dépit.

On sentait que l’affectation et la nervosité de Vera Efremovna l’irritaient depuis longtemps.

— Vous cherchez Katia ? demanda-t-il à Nekhludov. Elle ne fait que travailler, nettoyer. Elle a nettoyé cette salle des hommes, maintenant elle nettoie celle des femmes ; mais elle aura beau faire, elle ne nous débarrassera pas des puces qui nous dévorent. Et Marie, que fait-elle là-bas ? demanda-t-il en montrant de la tête le coin où se trouvait Marie Pavlovna.

— Elle peigne sa fille adoptive ! répondit Rantzeva.

— Ne va-t-elle pas les semer sur nous ? fit Kriltsov.

— Non, non, je fais attention ! Elle est maintenant tout à fait propre, dit Marie Pavlovna. Prenez-la, s’adressa-t-elle à Rantzeva, moi je vais aller aider Katia. J’apporterai en même temps le plaid.

Rantzeva prit la fillette, et, avec une sollicitude maternelle, tenant l’enfant par ses petits bras potelés et nus, elle l’assit sur ses genoux et lui donna un morceau de sucre.

Marie Pavlovna sortit ; en même temps entrèrent dans la salle les deux hommes qui apportaient les provisions et l’eau chaude.