Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 41

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 309-319).


XLI

Le wagon dans lequel se trouvait Nekhludov était à moitié rempli de voyageurs. Il s’y trouvait des domestiques, des artisans, des ouvriers de fabriques, des bouchers, des juifs, des commis, des femmes, des femmes d’ouvriers ; il y avait aussi un soldat et deux dames, l’une jeune, l’autre âgée, avec des bracelets sur son poignet nu, et un monsieur à la mine sévère, une cocarde à sa casquette noire. Toutes ces personnes, après avoir pris possession de leurs places, étaient assises tranquillement. Les uns mangeaient des graines de tournesol, d’autres fumaient des cigarettes ; d’autres causaient avec animation, entre voisins.

Tarass, l’air heureux, était assis à droite du passage, gardant une place pour Nekhludov, et causait avec volubilité avec un homme aux muscles forts, vêtu d’un large caftan de drap, qui était assis en face de lui : un jardinier qui rejoignait sa place, comme l’apprit plus tard Nekhludov. Avant d’arriver jusqu’à Tarass, Nekhludov s’arrêta dans le passage devant un vieillard à barbe blanche et à l’air respectable, en caftan de nankin, qui s’entretenait avec une jeune femme en costume de paysanne. Près de cette femme était assise une fillette de sept ans, dont les petites jambes restaient bien au-dessus du parquet ; elle était en sarafan neuf, avait une maigre natte de cheveux de filasse, et ne cessait de grignoter des graines de tournesol.

Le vieillard tournant la tête vers Nekhludov, releva les pans de son caftan qui s’étalaient sur la banquette luisante et dit d’un ton affable :

— Asseyez-vous, je vous prie.

Nekhludov remercia et s’assit à la place indiquée. Dès qu’il fut assis, la femme reprit le récit qu’elle venait d’interrompre.

Elle racontait la façon dont l’avait reçue, en ville, son mari, de chez qui elle revenait.

— J’étais allée le voir pendant la semaine de carnaval, et voilà que Dieu m’a permis d’y retourner, disait-elle. Et à Noël, si Dieu le permet encore, nous nous reverrons.

— C’est bien, fit le vieillard en se tournant vers Nekhludov. Il faut aller le voir, autrement un jeune homme se gâte vite à la ville.

— Non, grand-père ! mon homme n’est pas de ceux-là ! Ce n’est pas lui qui fera des bêtises, une vraie fille. Il envoie tout ce qu’il gagne à la maison, tout jusqu’au dernier kopek. Et comme il a été heureux de voir sa fille ! C’est impossible à dire, narrait la femme avec un sourire.

La petite fille, qui écoutait sans cesser de grignoter ses graines, releva ses yeux calmes et intelligents sur le vieillard et Nekhludov, comme pour confirmer les paroles de sa mère.

— S’il est sage, tant mieux, reprit le vieillard. Et de cela il ne s’occupe pas ? demanda-t-il en désignant des yeux un couple, mari et femme, des ouvriers de fabrique apparemment, assis de l’autre côté du passage.

L’ouvrier de fabrique, le mari, la tête renversée en arrière, avait porté à ses lèvres une bouteille d’eau-de-vie, qu’il avalait à pleines gorgées, pendant que sa femme le regardait faire, tenant à la main le sac d’où elle avait tiré la bouteille.

— Non, le mien ne boit pas et ne fume pas, répondit la paysanne, heureuse de pouvoir étaler encore d’autres qualités de son mari. Des hommes comme lui, grand-père, la terre n’en produit pas beaucoup ! Mais oui, il est comme ça ! dit-elle s’adressant à Nekhludov.

— Tant mieux ! répéta le vieillard en regardant l’ouvrier qui buvait. Celui-ci, quand il en eut assez, passa la bouteille à sa femme. La femme prit la bouteille après un rire et un hochement de tête et, à son tour, la porta à ses lèvres. L’ouvrier, remarquant que Nekhludov et le vieillard les observaient, se tourna vers eux :

— Eh quoi ! monsieur ! c’est parce que nous buvons ? dit-il. Quand nous travaillons personne ne le voit ; mais quand nous buvons tout le monde le voit ! J’ai travaillé mon compte ; maintenant je bois et régale mon épouse ! Et voilà tout !

— Oui, oui… balbutia Nekhludov, ne sachant que dire.

— N’est-ce pas vrai, monsieur ? Mon épouse est une forte tête ! Je suis content d’elle ; et elle peut avoir soin de moi ! Pas vrai, Mavra ?

— Tiens, prends la bouteille, je n’en veux plus, dit la femme en lui tendant la bouteille. Qu’est-ce que tu chantes là ? ajouta-t-elle.

— Voyez-vous comme elle est ? reprit l’ouvrier. Elle est bonne, bonne, mais tout à coup, quand elle commence à geindre, elle grince comme un chariot dont on n’a pas graissé les roues ! Pas vrai, Mavra ?

Mavra, en riant, eut un geste de bras d’ivrognesse.

— Tenez, le voilà parti !

— Eh bien, voilà comme elle est ! Bonne, bonne ! Mais comme les chevaux, si par hasard la croupière la chatouille, elle vous fait quelque chose d’inimaginable ! C’est vrai, ce que je dis ! Excusez, monsieur ! j’ai bu trop ; que voulez-vous que j’y fasse maintenant ? dit l’ouvrier de fabrique, qui s’étendit pour dormir, la tête sur les genoux de sa femme souriante.

Nekhludov resta encore un moment près du vieillard qui lui racontait qu’il était poêlier, qu’il travaillait depuis cinquante-trois ans, et avait construit tant de poêles qu’il n’en connaissait pas le nombre. Il eût voulu maintenant prendre un peu de repos, disait-il, mais il n’en trouvait jamais le temps. Il était en ville, avait laissé ses enfants à l’ouvrage, et lui s’en allait à la campagne, pour revoir les siens.

Après avoir écouté le récit du vieillard, Nekhludov se rendit à la place que Tarass lui avait gardée.

— Eh bien, monsieur, asseyez-vous. Tenez, nous allons mettre ce sac par ici, dit le jardinier assis en face de Tarass, en regardant le visage de Nekhludov.

— À l’étroit, mais en amis, ajouta de sa voix chantante Tarass souriant ; et, soulevant comme une plume son énorme sac, de deux pouds, il le posa près de la fenêtre. La place ne manque pas ; et si même elle manquait, on peut rester debout, ou se coucher sous la banquette. Là c’est bien tranquille ; pas la peine de discuter ; dit-il, tout rayonnant de bonheur et d’affabilité.

Tarass répétait volontiers qu’à jeun il ne savait pas parler, mais que quand il avait bu du vin, il trouvait tout de suite de bonnes paroles et pouvait dire tout ce qu’il voulait dire. En effet, Tarass, à l’état sobre, était plutôt silencieux, mais dès qu’il avait bu, ce qui lui arrivait rarement et seulement dans des cas exceptionnels, il devenait agréablement loquace. Il parlait alors beaucoup et bien, avec simplicité et franchise, et surtout avec une douceur qui rayonnait dans ses bons yeux bleus et sur ses lèvres souriantes. Il se trouvait maintenant en cet état. La venue de Nekhludov avait interrompu pour un moment son discours. Mais dès qu’il eut bien installé son sac et repris sa place, ses fortes mains d’ouvrier posées sur ses genoux, son regard fixé droit dans les yeux du jardinier, il poursuivit son récit. Il racontait à sa nouvelle connaissance tous les détails de l’histoire de sa femme : pourquoi on l’avait déportée en Sibérie, et pourquoi il l’y suivait.

Nekhludov n’avait jamais entendu les détails de cette histoire, aussi l’écoutait-il avec intérêt. Il en était de son récit après l’empoisonnement accompli, quand la famille avait découvert que Fédosia en était l’auteur.

— C’est mon malheur que je raconte, dit Tarass à Nekhludov, d’un ton amical. J’ai rencontré un brave homme ; alors nous avons causé, et je me suis mis à raconter.

— Oui, oui, fit Nekhludov.

— Ainsi, frère, de cette façon tout a été découvert. Ma mère prit cette galette et dit : « Je vais chez le commissaire. » Mais, mon père, un vieillard ordonné, lui dit : « Attends, vieille ! Ce n’est pas une femme, c’est encore une enfant. Elle n’a même pas su ce qu’elle faisait. Il faut avoir pitié d’elle. Peut-être se repentira-t-elle. » Mais la mère n’a rien voulu entendre. « Tant que nous l’avons ici, dit-elle, elle nous empoisonnera tous comme des cafards ! » Alors elle est allée chez le commissaire. Tout de suite l’autre est accouru, et il a appelé des témoins.

— Et toi, qu’est-ce que tu faisais ? demanda le jardinier.

— Moi, frère, je me roulais par terre, dans des coliques, et vomissais. Toutes mes entrailles étaient à l’envers. Impossible de dire un mot. Et mon père attela le chariot, y fit monter Fédosia et la conduisit à la chancellerie du village et de là chez le juge d’instruction. Et elle, frère, elle lui a aussitôt tout avoué. Elle a dit où elle s’était procuré l’arsenic et comment elle avait préparé la galette. On lui demande : « Pourquoi as-tu fait cela ? » Elle répond : « Parce que je l’avais en horreur. J’aime mieux la Sibérie que de vivre avec lui. » C’est-à-dire avec moi, ajouta Tarass en souriant. Enfin, elle s’accuse de tout. On l’enferme en prison. Le père rentra seul. Mais voilà qu’arrive le temps de la moisson. Il n’y a à la maison qu’une femme, ma mère, et encore déjà faible. Nous nous sommes demandé s’il n’y aurait pas moyen de la libérer sous caution. Mon père va trouver un chef, mais sans succès ; puis il va chez un autre. Il en a vu jusqu’à cinq l’un après l’autre. Il allait déjà y renoncer quand il rencontra un homme qui a un emploi quelconque dans les tribunaux ; un fin matois comme il est difficile d’en trouver un autre. « Donne-moi cinq roubles et je t’arrange cela », dit-il. On s’est entendu pour trois roubles. Eh bien, frère, pour avoir ces trois roubles j’ai mis en gage les toiles de ma femme ! Et dès qu’il a eu écrit ce papier, dit Tarass, comme s’il parlait de la détonation d’un fusil, ça a été fait du coup, je commençais à aller mieux, et c’est moi-même qui suis allé la chercher à la ville.

— Alors, frère, j’arrive à la ville. Je mets la jument à l’auberge, je prends le papier et je me rends à la prison. « Que te faut-il ? » — « Voilà, dis-je, ma femme est enfermée chez vous ». « As-tu un papier ? » Je donne le papier. On l’examine. — « Attends, » me dit-on. Je m’asseois sur un banc. Le soleil était déjà au-dessus de midi. Voilà qu’arrive un chef. « C’est toi qui t’appelles Vargouchov ? » me demande-t-il. « Moi-même ». — « Eh bien ! Emmène, » dit-il. Tout de suite on a ouvert une porte. On l’amène avec ses habits à elle, comme il faut. — « Eh bien ! lui dis-je, partons ». — « Tu es venu à pied ? » — « Non, j’ai mon cheval ». Nous retournons à l’auberge, je paie, j’attelle ma jument, je mets sous le siège le foin qui reste. Elle s’installe, s’enveloppe dans son châle, et nous voilà partis. Elle se tait. Je me tais. Mais, en approchant de la maison, la voilà qui me dit : «Ta mère est-elle toujours en vie ? » — « Oui, » que je dis. — « Et ton père est-il toujours en vie ? » — « Oui, en vie ». Alors elle se met à me dire : « Tarass, pardonne-moi pour ma sottise. Je ne savais pas ce que je faisais ». Et moi je lui réponds : « Il n’y a pas de quoi parler ; il y a longtemps que je t’ai pardonné ». Ensuite, elle n’a plus rien dit. Mais en arrivant à la maison, la voilà qui se jette aux pieds de ma mère. Ma mère dit : « Dieu te pardonne ! » Et le père lui dit : « Ce qui est passé est passé. Vis maintenant pour le mieux. Ce n’est pas le moment d’en parler. Le travail ne manque pas dans les champs. Dieu nous a donné tant de seigle qu’on ne peut même pas le prendre avec le râteau, tellement il est enchevêtré. Il faut moissonner. Demain tu iras avec Tarass. » À dater de ce moment, frère, elle s’est mise à l’ouvrage. Et comme elle travaillait ! Ce n’est pas croyable. Nous avons loué à cette époque trois déciatines de terre. Le seigle et l’avoine, grâce à Dieu, avaient poussé en abondance. Moi je fauche, elle fait les gerbes, ou parfois nous fauchons tous deux. Moi je suis adroit à l’ouvrage, et elle est devenue encore plus adroite dans n’importe quelle besogne. Une femme courageuse, et jeune, et fraîche ! Elle était devenue tellement travailleuse que j’étais obligé de la retenir. Nous rentrons à la maison, les doigts engourdis, les épaules courbaturées, il faudrait se reposer, mais avant la soupe, la voilà qui court à la grange, faire des liens pour le lendemain. Quel changement !

— Et pour toi, est-elle devenue douce ? demanda le jardinier.

— Ne m’en parle pas ! Elle s’est tellement attachée à moi… comme une seule âme. Je n’ai qu’à penser et elle comprend. Ma mère, qui n’est pourtant pas commode, dit aussi : « On nous a changé notre Fédosia. C’est une autre femme ! » Un jour, comme nous allions tous deux chercher des gerbes, je lui demande : « Dis-moi, Fédosia, comment une pareille idée a-t-elle pu te venir ? » « Eh bien, voilà, me dit-elle ; je ne voulais pas vivre avec toi. Je me disais : plutôt mourir. » « Et à présent ? » dis-je. — « À présent, tu es dans mon cœur ! ». Tarass s’arrêta en un sourire joyeux et hocha la tête.

— Mais voilà qu’un jour, reprit-il, en revenant des champs, je conduisais un chariot de chanvre pour le rouir, j’arrive à la maison… Et que vois-je ? Une convocation ! C’était pour le jugement. Et nous avions tout à fait oublié pour quoi la juger.

— C’est pour sûr le malin, opina le jardinier. Est-ce que l’homme peut songer de lui-même à perdre une âme ? C’est comme chez nous, il y avait un homme… Et le jardinier allait commencer son récit mais à ce moment le train ralentit sa marche.

— Une station, je crois bien, dit le jardinier. Si j’allais me rafraîchir.

La conversation fut ainsi interrompue, et Nekhludov, suivant le jardinier, descendit du wagon sur les planches mouillées du quai.