Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 40

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 301-308).


XL

La chaleur était tellement suffocante dans le grand wagon de troisième classe, bondé de voyageurs, et garé au soleil depuis le matin, que Nekhludov n’y entra point et demeura sur la plateforme. Mais là aussi on ne pouvait respirer, et Nekhludov ne put respirer librement qu’après que le train ayant fini de rouler entre les maisons, un courant d’air souffla. « Oui, ils ont tué ! » se disait-il au souvenir des paroles prononcées devant sa sœur. Dans son imagination, de toutes les impressions de ce jour une seule subsistait avec une clarté extraordinaire : le beau visage du second mort, avec ses lèvres souriantes, l’expression sévère de son front, sa petite oreille ferme apparaissant sous le crâne rasé. « Mais le plus effrayant, c’est qu’on l’a tué et que personne ne sait qui l’a tué. Et pourtant on l’a tué. On l’a emmené comme tous les autres prisonniers sur un ordre de Maslennikov. Maslennikov, probablement, a donné son ordre habituel. Il a revêtu de son paraphe d’imbécile un papier à en-tête, et certainement il ne se regarde point comme coupable. Encore moins coupable se juge le médecin de la prison qui a examiné les prisonniers. Il a ponctuellement accompli son devoir : il a séparé les faibles et ne pouvait prévoir ni cette chaleur torride, ni qu’on les emmènerait si tard et en si grande foule. Le directeur ?… Il n’a fait qu’exécuter l’ordre de faire partir tel jour, tant de forçats, tant de déportés, hommes et femmes. On ne peut accuser davantage le chef du convoi dont le devoir était d’accepter un tel nombre de prisonniers, et d’en remettre le même nombre à tel endroit. Il a dirigé son convoi comme de coutume et il ne pouvait guère prévoir que des hommes robustes comme ces deux, ne résisteraient pas et mourraient. Personne n’est coupable. Et pourtant des hommes ont été tués, tués par ces mêmes hommes qui ne sont pas coupables de leur mort.

« Et tout cela résulte de ce que tous ces hommes : gouverneurs, directeurs, officiers de police, agents estiment qu’il est dans la vie des cas où les rapports humains envers un homme ne sont pas obligatoires. Tous ces hommes : Maslennikov, le directeur, le chef du convoi, tous, s’ils n’étaient pas gouverneur, directeur, officier, se seraient demandé vingt fois si l’on pouvait expédier des hommes par une telle chaleur et en une telle foule ; vingt fois, ils auraient arrêté le convoi en chemin, et voyant qu’un homme faiblissait, suffoquait, ils l’auraient fait sortir des rangs, l’eussent conduit à l’ombre ; ils lui auraient donné de l’eau, l’auraient laissé se reposer, et, en cas de malheur, auraient ressenti pour lui de la pitié. Ils n’ont rien fait de tout cela. Ils ont même empêché les autres de le faire, et cela uniquement parce qu’ils ne voient pas devant eux des hommes et leurs obligations d’hommes vis-à-vis d’eux, mais leur service et ses exigences qu’ils placent au-dessus des obligations humanitaires. Tout est là ! » se disait Nekhludov. « Dès qu’on peut admettre qu’il existe quelque chose de plus important que le sentiment de l’humanité, ne fut-ce que pour une heure et même dans un cas exceptionnel, il n’est pas de crimes qu’on ne puisse commettre envers son prochain, et s’en croire irresponsable. »

Nekhludov était tellement absorbé dans ses réflexions qu’il ne s’était pas aperçu que le temps avait changé : un nuage bas et déchiqueté cachait le soleil, et du fond de l’horizon, à l’ouest, arrivait peu à peu un nuage gris-clair, compact, qui, déjà quelque part, au loin, se déversait en une pluie oblique sur les champs et les bois. La fraîcheur arrivait du nuage. Par instants il était sillonné d’un éclair, et au fracas des wagons s’unissait de plus en plus fréquemment, le roulement du tonnerre. Les nuages, sans arrêt, s’avançaient de plus en plus, et de larges gouttes de pluie, chassées par le vent, venaient tacher la plate-forme du wagon et le pardessus de Nekhludov. Il se plaça du côté opposé, et, aspirant la fraîcheur du vent et l’odeur bienfaisante de la terre avide d’eau, il considéra les jardins qui couraient devant lui, les bois, les champs de seigle jaunes, les champs d’avoine encore verts, et les taches noires des pommes de terre. Tout semblait s’être recouvert d’une couche de laque : le vert était devenu plus vert, le jaune plus jaune, le noir plus noir. « Encore, encore ! » disait Nekhludov, joyeux de voir les champs et les potagers revivifiés par la pluie bienfaisante.

La pluie, abondante, dura peu. Le nuage, après s’être déversé en partie, courut plus loin, et, sur le sol humide les dernières gouttes tombèrent, droites, peu fréquentes et petites. Le soleil reparut. Tout resplendit, et à l’ouest de l’horizon, se dessina un arc-en-ciel, bas, mais brillant, rompu seulement à l’une de ses extrémités, et dans lequel dominait le violet.

« À quoi pensais-je donc tout à l’heure ? » se demanda Nekhludov, après qu’eurent pris fin toutes ces métamorphoses de la nature et quand le train s’enfonça dans une tranchée profonde. « Ah ! oui, je songeais que tous ces hommes, le directeur, les convoyeurs, et tous ces fonctionnaires, pour la plupart bons et inoffensifs, sont devenus méchants uniquement parce qu’ils accomplissent leur service. »

Il se rappela l’indifférence de Maslennikov quand il lui parlait de ce qui se passait dans la prison ; la sévérité du directeur, la dureté du chef du convoi, interdisant à l’un des prisonniers de monter dans un chariot et n’ayant pas fait attention que dans le train se trouvait une femme en couches, sans secours. « Tous ces hommes sont évidemment invulnérables au plus élémentaire sentiment de pitié, simplement parce qu’ils servent. Comme fonctionnaires ils sont impénétrables à tout sentiment de compassion, comme le sont à la pluie ces terres empierrées, songeait-il en regardant le remblai pavé de pierres de différentes couleurs, que l’eau de pluie ne pénétrait pas et le long desquelles elle ruisselait. Peut-être est-il indispensable de couvrir de pierres les remblais, mais on souffre à voir cette terre privée de végétation et qui aurait si bien pu produire du blé, de l’herbe, des buissons, des arbres, comme là-haut. La même chose pour les hommes. Peut-être tous ces gouverneurs, ces directeurs, ces policiers, sont-ils nécessaires, mais il est teriible de voir les hommes dépourvus de cet attribut principal de l’homme : l’amour et la pitié. »

« Tout le mal, songeait encore Nekhludov, c’est que ces hommes reconnaissent comme loi ce qui n’est pas la loi, tandis qu’ils ne reconnaissent pas celle qui est éternelle, immuable, et que Dieu lui-même a inscrite dans le cœur de l’homme. Voilà pourquoi il m’est si pénible de me trouver en leur présence, songeait Nekhludov. Je les crains, tout simplement. Et, en effet, ces hommes sont effrayants. Plus terribles que des brigands. Un brigand parfois peut avoir pitié ; eux non. Ils sont rendus inaccessibles à la pitié comme ces remblais à la végétation. Et voilà pourquoi ils sont terribles ! On dit que les Pougatchev, les Razine sont terribles, mais ceux là sont mille fois plus terribles, continuait à penser Nekhludov. Si l’on posait ce problème psychologique : comment faire pour que des hommes de notre temps, des chrétiens, humanitaires ou simplement bons, commettent les crimes les plus atroces sans se reconnaître coupables ? il n’y aurait qu’une solution possible : instituer ce qui précisément existe : des gouverneurs, des directeurs de prison, des officiers, des policiers ; en d’autres termes, premièrement, leur donner la certitude qu’il existe une œuvre appelée service d’État, qui consiste à traiter les hommes comme des choses, sans rapports fraternels, humains ; deuxièmement, faire que par ce même service d’État, ces hommes soient liés de telle façon que la responsabilité des conséquences de leurs actes ne puisse retomber sur un seul individu. En dehors de ces conditions, il ne serait pas possible, de notre temps, de commettre des actes horribles tels que ceux que j’ai vus aujourd’hui. Tout le mal tient à ce que les hommes croient à l’existence de conditions qui permettent de traiter leurs semblables sans amour. Or, des conditions pareilles n’existent pas. Envers les choses, on peut agir sans amour ; on peut, sans amour, fendre du bois, cuire des briques, forger le fer ; mais envers les hommes on ne peut se comporter sans amour ; de même qu’on ne peut agir avec les abeilles sans précautions, car la nature des abeilles est telle. Si tu n’es pas prudent avec elles, tu nuiras aux abeilles et à toi-même. La même chose avec les hommes. Et il n’en peut être autrement, car l’amour réciproque entre les hommes est la loi fondamentale de la vie humaine. Il est vrai qu’un homme ne peut se contraindre à l’amour comme au travail, mais il ne s’en suit pas qu’un homme puisse agir sans amour avec ses semblables, surtout si lui-même a besoin d’eux. Si tu ne te sens pas d’amour pour tes semblables, reste tranquille, pensa Nekhludov s’adressant à soi-même. Occupe-toi de ta personne, des choses, de n’importe quoi, sauf des êtres humains. De même qu’on ne peut manger sans dommage et avec profit que si l’on éprouve le désir de manger, de même on ne peut agir sans dommage et avec profit envers les hommes, si l’on ne commence par les aimer. Si tu te permets d’agir envers eux sans amour, comme tu le fis hier avec ton beau-frère, il n’y aura pas de limite à ta cruauté et à ta férocité envers tes semblables, ni de limite à ta propre souffrance, comme je l’ai vu aujourd’hui et comme je l’ai appris par toute ma vie. Oui, oui, c’est bien cela ! C’est bon ! C’est bon ! » se répétait-il en éprouvant le double plaisir d’un peu de fraîcheur après la chaleur accablante et de la conscience d’avoir atteint un plus haut degré de clarté dans la question qui le préoccupait depuis si longtemps.