Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 87-96).


XIII

Le cœur serré, inquiet des dispositions dans lesquelles il allait trouver Maslova, effrayé du mystère qu’il devinait en elle et en ce lien qui unissait les hommes dans la prison, Nekhludov sonna à la porte principale et demanda Maslova au surveillant qui vint lui ouvrir. Après s’être informé, le surveillant lui dit qu’elle était à l’hôpital. Nekhludov y alla. Le gardien de l’infirmerie, un bon petit vieillard, le fit entrer, et, dès qu’il eut appris qui il venait voir, il lui indiqua la section des enfants.

Un jeune médecin, tout pénétré de l’odeur d’acide phénique, vint, dans le corridor, à la rencontre de Nekhludov et, d’un ton sévère, lui demanda ce qu’il désirait. Ce médecin était plein de prévenances pour les prisonniers, ce qui lui attirait à chaque instant des ennuis, soit avec les autorités de la prison, soit même avec le médecin en chef.

Craignant que Nekhludov ne sollicitât une faveur interdite, et voulant montrer qu’il ne faisait d’exception pour personne, il affecta de se montrer revêche.

— Il n’y a pas de femmes ici : c’est la section des enfants ! dit-il.

— Je sais. Mais il s’agit d’une détenue transférée ici comme infirmière.

— En effet, nous en avons deux ; alors de laquelle s’agit-il ?

— Je suis en rapports avec l’une d’elles, la Maslova, dit Nekhludov, et je voudrais la voir. Je pars pour Pétersbourg où je vais déposer son recours en cassation, et je voudrais lui remettre ceci : une simple photographie, dit Nekhludov en tirant une enveloppe de sa poche.

— Bien ! Cela est faisable, dit le médecin en se radoucissant, et il pria une vieille femme en tablier blanc de faire venir la prisonnière Maslova.

— Désirez-vous vous asseoir ici ou passer au parloir ?

— Merci, répondit Nekhludov, et, profitant du changement de ton du médecin, maintenant bienveillant pour lui, il lui demanda si l’on était satisfait de Maslova, à l’hôpital.

— Mais oui, elle ne travaille pas mal, étant donné surtout les conditions dans lesquelles elle s’est trouvée, répondit le médecin. D’ailleurs la voici.

La vieille infirmière parut à l’une des portes, suivie de Maslova. Celle-ci portait un tablier blanc sur sa robe de toile rayée, et un fichu couvrait ses cheveux. À la vue de Nekhludov, elle rougit, s’arrêta, comme hésitant, puis fronça les sourcils, et les yeux baissés s’avança vers lui, glissant d’un pas rapide sur le tapis du corridor. Sa première pensée fut de ne pas lui tendre la main, mais, s’y étant décidée, elle devint plus rouge encore. Nekhludov ne l’avait pas revue depuis le jour où elle s’était excusée de s’être emportée contre lui, et il espérait la retrouver dans les mêmes dispositions. Mais elle était tout autre, il y avait dans l’expression de son visage quelque chose de nouveau : quelque chose de réservé, de timide, et, comme il parut à Nekhludov, d’hostile envers lui. Il lui dit, comme il l’avait fait au médecin, qu’il partait pour Pétersbourg, puis il lui remit l’enveloppe contenant la photographie rapportée de Panovo.

— J’ai trouvé ceci à Panovo ; c’est une vieille photographie ; peut-être vous sera-t-elle agréable. Prenez-la.

Elle releva ses sourcils noirs, et fixa sur Nekhludov ses yeux loucheurs, l’air surpris et semblant demander : « Pourquoi cela ? » Et, sans mot dire, elle prit l’enveloppe et la glissa sous la bavette de son tablier.

— J’ai vu là-bas votre tante, dit Nekhludov.

— Vous l’avez vue ? prononça-t-elle indifférente.

— Vous trouvez-vous bien ici ?

— Oui, ça va ! répondit-elle.

— Ce n’est pas trop dur ?

— Non, rien ! Je ne suis pas encore habituée.

— Je suis heureux que vous soyez ici. Cela vaut mieux que là-bas.

— Où, là-bas ? demanda-t-elle, tandis que ses joues s’empourpraient.

— Là-bas, dans la prison, reprit vivement Nekhludov.

— En quoi donc est-ce mieux ?

— Je suppose qu’ici les gens sont meilleurs ; ils ne sont pas les mêmes que là-bas.

— Mais là-bas, il y en a de bons, dit-elle.

— Je me suis occupé de l’affaire des Menchov ; j’espère qu’on les relâchera, dit Nekhludov.

— Dieu le veuille ! C’est une si excellente vieille, dit-elle, exprimant de nouveau son opinion sur la vieille, et elle sourit légèrement.

— Je pars aujourd’hui pour Pétersbourg. Votre affaire viendra bientôt, et j’espère faire casser le jugement.

— Qu’il soit cassé ou non, maintenant cela m’est égal ! dit-elle.

— Pourquoi maintenant ?

— Comme ça, dit-elle avec un rapide regard interrogateur.

Nekhludov crut comprendre, par cette parole et ce regard, qu’elle désirait savoir s’il persistait dans son projet, ou s’il s’accommodait du refus qu’elle lui avait opposé.

— Je ne sais pourquoi cela vous est égal, dit-il, mais à moi, cela importe. Mais acquittée ou non, je serai toujours prêt à faire ce que je vous ai dit, prononça-t-il d’un ton résolu.

Elle releva la tête, ses yeux noirs loucheurs s’arrêtèrent sur le visage de Nekhludov, et ses traits s’illuminèrent de joie. Mais ses paroles ne correspondaient point à ce que disaient ses yeux.

— Il est inutile de me dire cela, prononça-t-elle.

— Je le dis pour que vous le sachiez.

— Tout a été dit ; il n’y a plus à en parler, dit-elle, réprimant avec effort un sourire.

À ce moment, un bruit, suivi d’un cri d’enfant, se fit entendre dans la salle des malades.

— On m’appelle, je crois, fit-elle se retournant inquiète.

— Allons, adieu, dit-il.

Elle feignit de ne pas voir la main qu’il lui tendait, se détourna sans la serrer, en cherchant à dissimuler son triomphe, et s’enfuit rapidement sur le tapis du corridor.

« Que se passe-t-il en elle ? Que pense-t-elle ? Que sent-elle ? N’est-ce qu’une épreuve qu’elle me fait subir, ou bien, réellement ne peut-elle me pardonner ? Ne peut-elle ou ne veut-elle pas me dire ce qu’elle pense, ce qu’elle sent ? Est-elle mieux disposée à mon égard ou est-ce le contraire ? » se demandait Nekhludov sans pouvoir résoudre ces questions. La seule chose qu’il savait, c’est qu’elle était différente, qu’en elle s’était accompli un profond changement, grâce auquel il se trouvait non seulement en communion avec elle, mais encore avec Celui au nom de qui s’opérait ce changement. Et la conscience de cette communion le remplissait de joie et d’attendrissement.

De retour dans la salle où se trouvaient huit lits d’enfants, Maslova, sur l’ordre de la sœur, s’était mise à faire les lits, et, en se penchant trop en avant sur les draps, elle glissa et faillit tomber. Un garçon convalescent, au cou bandé, qui la regardait, se mit à rire, et Maslova, ne pouvant se contenir davantage, s’assit sur le lit, partit d’un franc éclat de rire, si contagieux qu’il gagna les autres enfants.

La sœur en fut irritée contre elle.

— Pourquoi hurles-tu ainsi ? dit-elle à Maslova. Te crois-tu encore là-bas, où tu étais ? Va chercher les portions.

Maslova se tut, prit la vaisselle et alla où on l’envoyait ; mais ayant échangé un nouveau regard avec le gamin à qui il était défendu de rire, elle se remit à pouffer.

Dans la journée, dès qu’elle se trouvait seule, Maslova tirait de l’enveloppe la photographie et y jetait un regard, mais seulement le soir, son service fini, quand elle fut seule dans la chambre où elle couchait avec une autre garde-malade, elle prit la photographie et, immobile, la regarda longuement en caressant des yeux les plus infimes détails des figures, des vêtements, des degrés du perron, des massifs servant de fond, sur lequel se détachaient son visage à lui, le sien, et ceux des vieilles tantes. Elle examinait la photographie passée, jaunie, et y revoyait surtout avec joie sa propre image, jeune, jolie, les boucles de ses cheveux entourant son front. Elle était si plongée dans cette contemplation qu’elle ne vit même pas sa compagne entrer dans la chambre.

— Qu’est-ce donc ? C’est lui qui te l’a donnée ? lui demanda, penchée au-dessus de la photographie, la grosse et bonasse garde-malade. Est-ce vraiment toi ?

— Et qui donc ? fit Maslova avec un sourire en regardant sa compagne.

— Et ça, c’est lui ? Et ça, c’est sa mère ?

— Sa tante. Mais ne m’aurais-tu pas reconnue ? demanda Maslova.

— Jamais de la vie ! Ton visage n’est plus du tout le même. Elle date d’au moins dix ans !

— Ce ne sont point les années, c’est toute la vie ! répondit Maslova, perdant tout à coup son animation. Son visage devint triste, et une ride se creusa entre ses sourcils.

— Quoi ? La vie était facile « là-bas », je pense !

— Oui, facile ! répondit Maslova en fermant les paupières et hochant la tête. Pire que le bagne !

— Et pourquoi donc ?

— C’est ainsi. De huit heures du soir jusqu’à quatre heures du matin ! Et cela tous les jours !

— Alors, pourquoi ne pas s’en aller ?

— On le voudrait bien, mais c’est impossible… Bah ! assez parlé, fit Maslova, et, se dressant d’un bond, elle jeta la photographie dans le tiroir de la petite table, et, retenant à peine des larmes de rage, elle s’enfuit dans le corridor en faisant claquer la porte. En revoyant cette photographie elle s’était sentie telle qu’elle y était réprésentée ; elle s’était rappelé tout le bonheur qu’elle avait alors et qu’elle pourrait encore partager avec lui ; et voilà que les paroles de sa compagne lui avaient rappelé ce qu’elle était à présent, ce qu’elle avait été « là-bas », et toute l’horreur de cette existence qu’elle avait vaguement ressentie, mais qu’elle n’avait pas voulu s’avouer. Maintenant seulement elle se rappelait toutes ces nuits horribles, en particulier une nuit de carnaval, où elle attendait l’étudiant qui lui avait promis de la sortir de là. Elle se rappela que, vêtue d’une robe de soie rouge très décolletée, tachée de vin, un ruban rouge dans ses cheveux défrisés, harassée, ivre, une fois, à deux heures du matin, après avoir reconduit les visiteurs et avant de se mettre à danser, elle était venue un instant s’asseoir auprès de la pianiste maigre, osseuse, bourgeonnée, qui accompagnait le violoniste, et lui avait avoué combien cette existence lui était pénible. La pianiste lui avait déclaré aussi qu’elle était lasse de la vie qu’elle menait, et Clara s’étant alors approchée, elles avaient décidé toutes trois de renoncer à cette existence. Elles pensaient que c’était fini pour cette nuit et voulaient se séparer quand on entendit de l’antichambre des voix de clients pris de boisson. Le violoniste avait entamé une ritournelle, la pianiste s’était mise à accompagner l’air russe, très gai, de la première figure d’un quadrille ; un petit homme ivre, en habit et cravate blanche, infectant le vin et hoquetant, avait pris Maslova par la taille ; un autre homme, barbu, également en habit (ils revenaient d’un bal), avait saisi Clara, et longtemps on avait tourné, crié, bu… Ainsi s’était passée une année, puis deux, puis trois. Comment ne pas changer ! Et l’unique cause de tout cela c’était lui. Et tout d’un coup, en elle se souleva sa haine ancienne contre lui. Elle aurait voulu pouvoir l’insulter, l’accabler de reproches, et elle s’en voulut d’avoir laissé perdre, ce jour même, l’occasion de lui dire encore une fois quelle le connaissait bien, qu’elle ne lui céderait pas, qu’elle ne lui permettrait pas d’abuser cette fois de son âme comme il avait abusé de son corps, ni de lui servir de prétexte à montrer sa générosité. Et pour se délivrer de ce sentiment douloureux d’attendrissement pour soi-même et de haine impuissante contre lui, elle eût voulu boire de l’eau-de-vie. Elle eût manqué à sa parole et bu si elle eût été encore dans la prison. Mais ici, c’était chez l’aide-chirurgien seul, qu’on pouvait avoir de l’eau-de-vie, et Maslova avait peur de lui, parce qu’il la poursuivait de ses assiduités et que ces rapports avec les hommes lui inspiraient du dégoût.

Après être restée assise sur un banc, dans le corridor, elle rentra dans sa chambre, et, sans répondre à sa compagne, elle pleura longuement sur sa vie perdue.