Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 83-86).


XII

La prison étant éloignée, comme il était déjà tard, pour s’y rendre Nekhludov prit un fiacre. En passant dans une rue, le cocher, un homme d’âge moyen, au visage intelligent, bon, se tourna vers Nekhludov et lui désigna une énorme maison en construction.

— Quel bâtiment ils élèvent là ! dit-il, presque comme s’il en eût été l’auteur, et s’en enorgueillissait.

En effet, la maison en construction était énorme, et d’un style compliqué et bizarre. Les longues poutres de sapin des échafaudages, maintenues par des anneaux de fer, entouraient la construction et l’isolaient de la rue. Sur les échafaudages fourmillaient les ouvriers tout blancs de plâtre ; les uns posaient des pierres, d’autres les taillaient ; d’autres montaient de lourdes charges ou descendaient des baquets vides et des civières. Un gros monsieur élégamment vêtu, l’architecte sans doute, debout près de l’échafaudage, désignait quelque chose à un contre-maître, de la province de Vladimir, qui l’écoutait avec déférence. Devant eux, par la porte charretière, sortaient des chariots vides et entraient des chariots chargés.

« Et dire que tous, ceux qui travaillaient ainsi que ceux qui les font travailler, sont convaincus que cela doit se passer ainsi : qu’ils doivent construire ce palais insensé et inutile, pour quelque individu aussi insensé et aussi stupide, un de ceux qui les ruinent et les volent, tandis que chez eux, à la campagne, leurs femmes enceintes sont accablées par un travail trop dur pour elles, et que leurs enfants, à demi-morts de faim, sourient d’un air vieillot en tortillant leurs petites jambes », pensait Nekhludov en regardant cette maison.

— Oui, stupide maison ! dit-il en exprimant tout haut sa pensée.

— Comment stupide ? repartit le cocher offensé ; au contraire, cela donne du travail à l’ouvrier. Ce n’est pas une maison stupide !

— Mais ce travail qu’ils font est inutile !

— Il est utile puisqu’on construit, répliqua le cocher. Ça nourrit le monde.

Nekhludov se tut. Du reste il était difficile de parler à cause du bruit des roues. Non loin de la prison, la voiture quitta la rue pavée pour la chaussée, de sorte qu’on pouvait facilement causer ; et le cocher s’adressa de nouveau à Nekhludov.

— Ce qu’il y en a de gens qui quittent aujourd’hui la campagne pour la ville ! dit-il en se tournant sur son siège et indiquant à Nekhludov un artel de paysans manœuvres, portant des scies, des haches, leurs touloupes pliés, leurs sacs sur le dos, et qui marchaient à leur rencontre.

— Sont-ils plus nombreux que les autres années ? demanda Nekhludov.

— Il y en a tant qu’ils ne trouvent plus à s’embaucher. Le patron ne fait pas plus de cas d’un homme que d’un copeau. C’est plein partout.

— Et pourquoi cela ?

— Ils sont trop. Ils ne savent plus où aller.

— Et qu’importe qu’ils soient trop ? Pourquoi ne restent-ils pas à la campagne ?

— Rien à faire à la campagne : il n’y a pas de terre.

Nekhludov éprouva le sentiment que suscite le heurt d’une blessure : il semble qu’on fasse exprès d’atteindre constamment l’endroit malade, et il en est simplement ainsi parce que les coups y sont plus sensibles.

« Est-ce partout la même chose ! » se demandait-il.

Et il questionna le cocher sur la quantité de terres qu’il y avait dans son village, sur celles qu’il possédait lui-même et pourquoi il était venu à la ville.

— Nous avons une déciatine de terre par âme, monsieur, dit le cocher avec volubilité. Nous en possédons pour trois âmes. J’ai à la maison mon père et mon frère ; un autre frère est soldat. Ce sont eux qui dirigent tout ; d’ailleurs il n’y a rien à diriger. Mon frère a voulu lui aussi s’en aller à Moscou.

— Mais ne peut-on affermer des terres ?

— À qui ? Les anciens seigneurs ont mangé leur fortune, et les marchands ont accaparé toute la terre. On ne peut rien leur affermer, ils font valoir eux-mêmes. Chez nous, c’est un Français qui a acheté la terre de l’ancien seigneur. Eh bien ! lui non plus ne loue rien, et c’est tout.

— Quel Français ?

— Dufar, le Français ! Vous en avez peut-être entendu parler ? Il fait des perruques pour les acteurs du Grand-Théâtre : un bon métier, il a gagné de l’argent ! Il a acheté toute la propriété de notre demoiselle. Maintenant il est notre maître. Il fait de nous ce qu’il veut. Heureusement que c’est un brave homme. Mais sa femme, une Russe, est un tel chien, que Dieu nous en préserve ! Elle vole les gens. C’est un malheur !… Mais voici la prison. Où faut-il arrêter ? Devant le perron ? Je crois bien qu’on ne permet pas.