Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 7

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 46-51).


VII

Matveï Nikititch arriva enfin, et aussitôt, l’huissier, un homme maigre, au long cou, à la démarche tortueuse et la lèvre inférieure de travers, entra dans la salle du jury.

Cet huissier était un brave homme qui avait fait ses études à l’Université ; mais on le renvoyait de toutes les places qu’il occupait, car il buvait. Trois mois auparavant, grâce à la recommandation d’une comtesse qui protégeait sa femme, il avait obtenu cet emploi d’huissier, et il se réjouissait de s’y être maintenu jusque-là.

— Eh bien, messieurs, tout le monde est-il là ? demanda-t-il, en mettant son pince-nez pour regarder les personnes présentes.

— Oui, il me semble ? répondit le joyeux marchand.

— Nous allons vérifier, dit l’huissier ; et, tirant une liste de sa poche, il appela les noms en regardant au fur à mesure les jurés, soit par-dessus, soit à travers son pince-nez.

— Le conseiller d’État I. M. Nikiforov ?

— Présent, répondit le personnage représentatif, qui connaissait si bien tous les procès.

— Le colonel en retraite Ivan Semenovitch Ivanov ?

— Voici, répondit l’homme maigre, en uniforme.

— Le marchand de la deuxième guilde, Piotr Baklachov ?

— Présent, s’écria le marchand jovial, en promenant son sourire épanoui sur toute la société. — Je suis prêt.

— Le lieutenant de la garde, prince Dmitri Nekhludov ?

— C’est moi, répondit Nekhludov.

L’huissier regarda avec une politesse particulière, par-dessus son pince-nez, et s’inclina, semblant ainsi, par là, établir une distinction entre Nekhludov et les autres jurés.

— Le capitaine Iuri Dmitrievitch Dantchenko ; le marchand Grigori Efimovitch Kouléchov ? etc., etc.…

Sauf deux, tous les jurés étaient là.

— Et maintenant, messieurs, donnez-vous la peine d’entrer dans la salle, dit l’huissier avec un geste engageant vers la porte.

Un mouvement général se produisit, et, les uns derrière les autres, les jurés sortirent dans le corridor et de là, pénétrèrent dans la salle d’audience. La salle du tribunal était une grande et longue pièce. Une de ses extrémités était occupée par une estrade surhaussée de trois marches. Au milieu de cette estrade se trouvait une table, couverte d’un tapis vert à franges également vertes, mais d’un vert plus sombre. Trois fauteuils, à hauts dossiers en chêne sculpté, étaient rangés derrière la table ; un portrait aux couleurs criardes, encadré d’or, représentant l’Empereur en uniforme avec le grand cordon, les jambes séparées et la main sur la garde de son épée, était appendu au mur, derrière les fauteuils. Dans l’angle droit, était suspendu un Christ couronné d’épines et se trouvait le pupitre du prêtre ; également à droite de l’estrade, une petite chaire était réservée au procureur. Dans le fond de gauche, en face de la chaire du procureur, se trouvait la table du greffier ; et, en avant, plus rapproché du public, le banc des prévenus, encore inoccupé comme l’estrade, entouré d’une barrière de chêne. À droite, sur une estrade, étaient placés sur deux rangs des sièges à hauts dossiers, pour les jurés ; et en bas les tables pour les avocats. Tout cela se trouvait au fond de la salle, séparée en deux par une grille. Quant à l’autre partie de la salle, elle était occupée par des bancs en gradins qui s’élevaient jusqu’au mur du fond. Sur les premiers rangs de ces bancs étaient assis quatre femmes, évidemment des ouvrières ou des servantes, et deux hommes, sans doute aussi des ouvriers, tous très impressionnés par le décor imposant de la salle, et c’est pourquoi parlant à voix basse et craintivement.

Après avoir introduit et placé les jurés, l’huissier s’avança au milieu de la salle, et d’une voix haute, comme pour en imposer à l’assistance, il annonça :

— Le tribunal !

Tout le monde se leva, et les juges montèrent sur l’estrade : le président, avec ses biceps et ses beaux favoris ; puis le juge morose, aux lunettes d’or, paraissant plus renfrogné encore parce que, juste au moment d’entrer en audience, il avait rencontré son beau-frère, candidat à la magistrature, qui, revenant de chez sa sœur, l’avait prévenu qu’il n’y aurait pas de dîner.

— De sorte que nous irons dîner au restaurant, avait dit le beau-frère en riant.

— Rien de risible, avait répondu le juge, devenant encore plus morne.

Et enfin, le troisième membre de la cour, ce même Matveï Nikititch qui était toujours en retard : un homme barbu, avec de bons grands yeux aux poches gonflées. Il souffrait d’un catarrhe de l’estomac, et le matin même, sur la prescription du docteur, il avait commencé un nouveau régime, qui l’avait forcé de rester à la maison bien plus tard que de coutume. Il arrivait sur l’estrade l’air très préoccupé, et il l’était en effet, car il avait la manie de deviner, par différents procédés de hasard, la réponse à des énigmes qu’il se posait lui-même. Cette fois il s’était dit que si, pour faire le trajet de son cabinet à son siège, le nombre de pas se trouvait être divisible par trois, c’est qu’il serait guéri de son catarrhe par son nouveau régime ; sinon, l’effet serait nul.

Il y avait seulement en tout vingt-six pas, mais il fit un petit pas en plus et ainsi, put compter le vingt-septième en arrivant à son siège.

Le président, les deux juges haussés sur l’estrade, dans leurs uniformes au col galonné d’or, offraient un spectacle très imposant. Eux-mêmes en avaient conscience, et, presque confus de leur grandeur, tous trois, les yeux baissés avec modestie, s’empressèrent de s’asseoir sur leurs sièges sculptés, devant la grande table au tapis vert, sur laquelle étaient posés : un objet triangulaire surmonté de l’aigle impériale, des bocaux de verre semblables à ceux qu’on voit, pleins de bonbons, aux devantures des épiciers, un encrier, des plumes, des feuilles de papier blanc, et quantité de crayons, fraîchement taillés. Le substitut du procureur entra derrière les juges. Lui aussi gagna le plus rapidement possible son siège, avec sa serviette sous l’aisselle et en agitant le bras ; aussitôt à sa place, près de la fenêtre, il se plongea dans l’étude de son dossier, n’ayant pas une minute à perdre pour préparer son réquisitoire. Ce substitut requérait pour la quatrième fois seulement en cour d’assises. Il était très ambitieux et avait résolu de faire une brillante carrière ; c’est pourquoi il croyait nécessaire d’obtenir des condamnations dans tous les procès auxquels il serait mêlé. Il ne connaissait de l’affaire de l’empoisonnement que les grandes lignes, et il avait déjà charpenté le plan général de son réquisitoire, mais il lui manquait encore les détails, ce à quoi il travaillait activement, en ce moment, en annotant le dossier.

Quant au greffier, assis à l’extrémité opposée de l’estrade, ayant préparé devant lui toutes les pièces qu’il aurait à lire, il parcourait un article prohibé qu’il s’était procuré et avait déjà lu la veille. Il désirait causer de cet article avec le juge à la grande barbe, qui partageait ses opinions, mais il voulait, auparavant, le connaître à fond.