Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 6

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 40-45).


VI

Le président de la cour d’assises était arrivé de bonne heure au Palais. C’était un homme grand et gros, portant de longs favoris grisonnants. Il était marié, et cependant menait une vie fort dissipée ; du reste sa femme vivait de même. Ils ne se gênaient point l’un l’autre. Ce matin même, le président avait reçu un billet d’une gouvernante suisse, qui pendant l’été avait demeuré chez eux, et, maintenant, rentrait du Midi à Pétersbourg ; elle lui écrivait qu’elle l’attendrait à l’hôtel d’Italie entre trois et six heures. C’est pourquoi il voulait commencer et terminer plus tôt la séance du jour, afin de rejoindre avant six heures cette rousse Clara Vassilievna avec qui, l’été précédent, à la campagne, il avait ébauché un roman.

Aussitôt entré dans son cabinet, il ferma la porte au verrou, prit deux haltères dans un tiroir de son armoire et exécuta vingt mouvements en haut, en avant, de côté, en bas ; ceci fait, il ploya trois fois les genoux avec souplesse, en élevant les haltères au-dessus de sa tête.

« L’hydrothérapie et la gymnastique, rien ne vaut cela pour donner du ressort », se disait-il tout en palpant les biceps proéminents de son bras droit avec sa main gauche dont l’annulaire portait un anneau d’or. Il lui restait encore à faire le moulinet (il se préparait toujours aux longues séances par ce double exercice) quand la porte remua. Quelqu’un tentait de l’ouvrir. Le président rangea vivement ses haltères et ouvrit la porte.

— Excusez-moi, dit-il.

L’un des juges du tribunal, un petit homme aux épaules pointues, au visage triste, portant des lunettes d’or, entra dans la chambre.

— Matveï Nikititch est encore en retard, dit le juge d’un air mécontent.

— Mais oui, — fit le président en revêtant son uniforme. — Il est toujours en retard.

— C’est inouï, ce sans-gêne, dit l’autre qui s’assit fâché et prit une cigarette.

Ce juge, un homme très exact, le matin avait eu avec sa femme une scène désagréable parce qu’elle avait dépensé avant le terme l’argent qu’il lui avait remis pour le mois. Elle lui avait demandé une avance, mais il lui avait répondu que cette fois il serait ferme et ne lui donnerait rien. Une scène s’en était suivie. La femme avait alors déclaré que s’il en était ainsi, il n’y aurait pas de dîner, qu’il ne devrait point compter dîner chez lui. Il était parti là-dessus et il avait peur qu’elle ne mît sa menace à exécution, sachant que d’elle on pouvait s’attendre à tout.

« Voilà, vivez donc honnêtement et moralement », songeait-il en considérant le gros président, gonflé de santé et de bonne humeur, qui, les coudes écartés, lissait, de ses belles mains blanches, les poils fournis et soyeux de ses grands favoris et les étalait ensuite de chaque côté de son col galonné. « Il est toujours content, joyeux, et moi je n’ai que des ennuis. »

À ce moment entra le greffier, qui venait apporter au président un dossier quelconque.

— Je vous remercie, — dit le président, et il alluma une cigarette. — Eh bien, par quelle affaire allons-nous commencer ?

— Je pense, par l’empoisonnement, répondit le greffier d’un ton qui semblait indifférent.

— C’est bon, va pour l’empoisonnement, — fit le président, calculant que cette affaire assez simple serait finie vers quatre heures, et qu’ainsi il pourrait s’en aller. — Et Matveï Nikititch, arrivé ?

— Pas encore.

— Et Brevé ?

— Il est là, répondit le greffier.

— Si vous le rencontrez, dites-lui que nous commençons par l’empoisonnement.

Brevé était le substitut désigné pour soutenir l’accusation à cette audience.

En sortant, le greffier croisa Brevé dans le couloir. La tête en avant, l’uniforme dégrafé, son portefeuille sous l’aisselle, le substitut marchait à grands pas, courant presque, faisant sonner ses talons et lançant ses bras perpendiculairement à la direction de ses pas.

— Mikhail Petrovitch demande si vous êtes prêt ? lui dit le greffier.

— Bien entendu, je suis toujours prêt, répondit le substitut. — Par quelle affaire commence-t-on ?

— L’empoisonnement.

— Parfait, répondit le substitut ; mais, en réalité, il ne trouvait pas du tout cela parfait : il n’avait pas dormi de la nuit. Lui et quelques amis avaient fait la conduite à un de leurs camarades. Ils avaient bu beaucoup, et joué jusqu’à deux heures du matin, puis ils étaient allés voir des femmes dans cette même maison où, six mois auparavant, se trouvait encore Maslova ; de sorte qu’il n’avait même pas eu le temps de lire le dossier de cette affaire d’empoisonnement ; et il voulait maintenant le parcourir. Le greffier, sachant qu’il n’avait pas lu le dossier, avait exprès soufflé au président de commencer par cette affaire. Le greffier était un libéral, voire même un radical. Brevé, au contraire, était conservateur, orthodoxe zélé, en bon fonctionnaire allemand exerçant en Russie, et le greffier ne l’aimait pas et enviait sa place.

— Et l’affaire des Skoptzy ? — demanda le greffier.

— C’est impossible en l’absence de témoins, répliqua le substitut. — Je le déclarerai au tribunal.

— Qu’est-ce que cela fait ?…

— Impossible, répéta le substitut ; et il courut à son bureau, en agitant le bras.

Il ajournait l’affaire des Skoptzy, non à cause de l’absence de quelques témoins insignifiants et inutiles, mais parce que jugée dans un tribunal où la plupart des jurés étaient des intellectuels, elle pourrait se terminer par un acquittement. D’accord avec le président, il préférait que cette cause fût déférée aux assises d’une ville de district, où l’accusation aurait plus de chances devant un jury composé presque exclusivement de paysans.

Cependant l’animation augmentait dans le couloir. La foule était surtout massée devant la salle de la Chambre civile, où se jugeait l’affaire dont avait parlé, au milieu des jurés, le personnage représentatif, amateur des causes célèbres. Pendant une interruption d’audience, de cette salle était sortie cette même vieille dame que le génial avocat avait su déposséder de tout son bien au profit d’un homme d’affaires qui n’y avait pas le moindre droit : ceci était connu des juges et mieux encore du demandeur et de son avocat ; mais les arguments de ce dernier étaient si péremptoires qu’il était impossible de ne pas dépouiller la vieille dame de ses biens pour les donner à l’homme d’affaires. La vieille était une forte femme en robe pimpante avec d’énormes fleurs à son chapeau. En sortant du couloir, elle s’arrêta, agita ses mains courtes et grasses, en répétant à son avocat : « Qu’adviendra-t-il ? Je vous en supplie. Qu’est-ce donc ? » L’avocat regardait les fleurs du chapeau, n’écoutait pas, réfléchissant, l’esprit ailleurs.

Derrière la vieille dame, sortit rapidement de la salle d’audience, l’air satisfait, faisant bomber son plastron luisant dans la large échancrure de son gilet, l’avocat fameux qui avait su s’arranger de façon à ce que la femme aux fleurs fût si bien spoliée, tandis que l’homme d’affaires, dont il avait reçu dix-mille roubles, en avait obtenu plus de cent mille. Tous les yeux se tournèrent vers l’avocat, qui devant ces regards semblait dire : « Inutile, aucune expression de dévouement » ; puis s’éloigna d’un pas rapide.