Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 44

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 304-308).


XLIV

Nekhludov s’était figuré qu’à cette première entrevue, en constatant son repentir et son intention de lui venir en aide, Katucha se réjouirait, s’attendrirait et redeviendrait la Katucha d’autrefois. Mais à son horreur, il comprit que Katucha n’existait plus et que seule, désormais, existait Maslova. Cela le surprit et l’horrifia.

Ce qui l’étonnait surtout, c’était que Maslova non seulement n’avait pas honte de son état, — non de prisonnière, (car elle en avait honte,) de son état de prostituée, — mais même en paraissait satisfaite et presque fière. À dire vrai, il n’en pouvait être autrement. Pour pouvoir agir, chacun a besoin de considérer comme importante et bonne son activité. C’est pourquoi, quelle que soit la condition d’un être humain, il se fait naturellement telle conception de la vie dans laquelle sa propre activité paraisse importante et bonne.

On pense ordinairement que le voleur, l’assassin, l’espion, la prostituée, tiennent leur métier pour mauvais et qu’ils doivent en rougir. En réalité c’est tout le contraire. Les hommes placés par leur destinée et leurs fautes dans une certaine situation, si immorale soit-elle, s’arrangent toujours pour que leur conception générale de la vie fasse ressortir comme bonne et considérée leur situation particulière. Pour confirmer en eux cette conception, ils s’accrochent d’instinct à ce milieu, dans lequel la conception qu’ils se sont fait de la vie et de leur place dans la vie est jugée bonne. On s’étonne de voir des voleurs s’enorgueillir de leur adresse, des prostituées de leur corruption, des meurtriers de leur cruauté. Mais cela nous étonne uniquement parce que leur espèce étant limitée, leur cercle et leur atmosphère se trouvent en dehors des nôtres. Nous ne sommes pas étonnés, par exemple, de voir des riches s’enorgueillir de leurs richesses, — c’est à dire de leurs pillages ; des chefs d’armées s’enorgueillir de leurs victoires, — c’est-à-dire du meurtre ; des souverains s’enorgueillir de leur puissance, — c’est-à-dire de leur violence. Nous n’apercevons pas chez ces hommes leur fausse conception de la vie, du bien et du mal, qu’ils déforment à seule fin de justifier leur situation ; nous ne l’apercevons pas, parce que le cercle de ces hommes est grand, et que nous en faisons partie.

Cette conception de la vie et de sa place dans le monde s’était faite en Maslova. Prostituée, condamnée au bagne, elle ne s’en faisait pas moins une conception de la vie propre à justifier sa conduite et même à s’enorgueillir devant les autres de sa condition.

Cette conception reposait sur l’idée que le plus grand bonheur de tous les hommes sans exception, — vieux, jeunes, collégiens, généraux, savants, ignorants, — consiste dans la possession charnelle des jolies femmes. De sorte que tous les hommes, bien que feignant d’être occupés par d’autres soins, en réalité ne désirent que cela. Se sachant une femme agréable, et apte à satisfaire ou non, à volonté, ce désir des hommes, elle se jugeait par cela même très utile et importante. Tout dans sa vie actuelle, comme dans sa vie passée, ne faisait que confirmer la justesse de cette conception.

Partout, depuis dix ans, à commencer par Nekhludov et le vieux policier jusqu’aux gardiens de la prison, elle avait vu que tous les hommes avaient besoin d’elle. Ceux qui n’avaient pas ce désir, elle n’avait jamais pris la peine de les remarquer. Ainsi le monde entier lui apparaissait comme une réunion d’hommes épris de luxure, qui la guettaient de tous côtés, et s’efforcaient de la posséder par tous les moyens possibles : séduction, violence, argent ou ruse.

Maslova comprenait la vie de cette façon, c’est pourquoi elle pouvait se croire non la dernière mais une créature très importante. Et Maslova s’était d’autant plus attachée à cette conception, qu’en la perdant, elle eût perdu, en même temps, l’importance qu’elle s’attribuait. Et c’était pour ne pas la perdre qu’elle s’accrochait instinctivement au cercle des personnes qui comprenaient la vie de la même façon. Aussi, sentant que Nekhludov voulait l’attirer dans un autre monde, elle résistait, prévoyant qu’elle y perdrait cette conception de la vie qui lui donnait l’assurance et l’estime de soi-même. C’était aussi la raison du soin qu’elle apportait à étouffer les souvenirs de sa première jeunesse, de ses premières relations avec Nekhludov. Ces souvenirs ne concordaient pas avec sa représentation actuelle de la vie ; c’est pourquoi ils étaient complètement rayés de sa mémoire, ou plutôt conservés intacts, mais comme emmurés, ainsi que les abeilles bouchent l’entrée des nids de certains vers, qui pourraient, elles le savent, détruire tout leur travail. C’est pour cela qu’en revoyant Nekhludov, elle n’avait pas voulu retrouver en lui l’adolescent que jadis elle avait aimé d’un amour pur, mais n’avait voulu voir en lui qu’un monsieur riche dont elle avait le droit et le devoir de tirer profit, en entretenant avec lui des relations du même genre qu’avec les autres hommes.

« Non, je n’ai pas pu lui dire le principal », — songeait Nekhludov en quittant le parloir avec la foule des visiteurs. « Je ne lui ai pas dit que je l’épouserai. Je ne l’ai pas dit, mais je le ferai », — pensa-t-il.

Les gardiens comptaient de nouveau les passants, pour qu’aucun prisonnier ne sortit, ni qu’aucun visiteur ne restât dans la prison. De nouveau on le toucha à l’épaule, mais il ne pensa ni à s’en offenser, ni même à s’en apercevoir.