Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 43

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 296-303).


XLIII

Une minute après, par une porte latérale, entrait Maslova. Elle s’approcha lentement de Nekhludov, s’arrêta et le regarda en dessous. Comme l’avant-veille, ses cheveux noirs s’échappaient en boucles du fichu ; son visage malsain, bouffi, blême, cependant toujours agréable à voir, respirait le calme ; seuls les yeux noirs, aux paupières gonflées, brillaient d’un éclat particulier.

— Vous pouvez vous entretenir ici, — dit le sous-directeur, en s’éloignant.

Nekhludov s’avança vers le banc placé contre le mur.

Maslova regarda d’abord le sous-directeur, d’un air interrogateur, ensuite elle eut un haussement d’épaules qui marquait sa surprise, puis se décidant à rejoindre Nekhludov, elle releva sa jupe et s’assit à côté de lui, sur le banc.

— Je sais qu’il vous est difficile de me pardonner — commença Nekhludov ; et de nouveau il s’arrêta, sentant les larmes lui monter aux yeux. Puis il reprit : — Mais s’il ne m’appartient pas de réparer le passé, du moins suis-je résolu à faire tout ce que je pourrai. Dites-moi…

— Comment m’avez-vous trouvée ? dit-elle, et son regard loucheur était fixé sur lui.

« Mon Dieu ! Aide-moi. Enseigne-moi ce que je dois faire », se disait Nekhludov en regardant son visage changé et maintenant mauvais.

— C’est avant-hier, — dit-il, — j’étais juré quand on vous a jugée. Vous ne m’avez pas reconnu ?

— Non, pas du tout. Ce n’était guère le moment de reconnaître. Et je n’ai même pas regardé, — répondit-elle.

— Il y a eu un enfant ? — demanda Nekhludov se sentant rougir.

— Il est mort aussitôt, Dieu merci ; — répondit-elle d’une voix brève et méchante, en détournant de lui les yeux.

— De quoi, comment ?

— J’étais malade moi-même et j’ai manqué mourir, — dit-elle sans lever les yeux.

— Comment se fait-il que mes tantes vous aient renvoyée ?

— Garde-t-on une femme de chambre avec un enfant ? Sitôt quelles m’ont vue enceinte, elles m’ont congédiée. Mais à quoi bon… Je ne me souviens plus de rien… J’ai tout oublié. C’est bien fini.

— Non, cela n’est pas fini. Je ne saurais m’y résoudre. Je veux du moins, à présent, racheter ma faute.

— Il n’y a rien à racheter ; ce qui est fait est fait et passé, — reprit-elle ; et, à sa grande surprise, elle le regarda tout à coup avec un sourire séducteur et navré.

Maslova n’avait point songé le revoir jamais, surtout à ce moment et en cet endroit, c’est pourquoi sa vue l’avait surprise d’abord, puis lui avait remémoré des choses oubliées à jamais.

Au premier moment, en le revoyant, elle s’était vaguement rappelé le monde merveilleux de sentiments et de pensées, révélé jadis par le charmant adolescent qui l’avait aimée et qu’elle-même avait aimé ; puis elle s’était rappelé son incompréhensible cruauté, la longue série d’humiliations et de souffrances après ces moments enchantés. Mais cela la faisait trop souffrir, et, ne se sentant pas assez de forces pour s’y arrêter, elle eut recours au moyen déjà employé. Elle refoulait ces souvenirs et tâchait de les noyer dans les ténèbres de sa vie de débauche. C’est ce qu’elle venait de faire une fois de plus. En le revoyant, au premier moment, elle l’avait identifié avec l’adolescent jadis aimé ; mais cela lui étant trop pénible, elle y avait renoncé. Et alors, ce monsieur élégamment vêtu, à la barbe parfumée, ne fut plus pour elle ce Nekhludov qu’elle avait aimé autrefois, mais un de ces clients accoutumés, qui se servent de créatures comme elle, quand ils en ont besoin, et dont des créatures comme elle ont le devoir de se servir le plus avantageusement possible. C’est pourquoi elle lui souriait de son sourire caressant.

Sans mot dire, elle réfléchissait à la façon dont elle pourrait le mieux se servir de lui.

— Tout cela est fini, — reprit-elle. — Et maintenant voilà qu’on m’a condamnée au bagne. — Et à ces mots terribles ses lèvres frémirent.

— Je savais, j’étais sûr, que vous n’étiez pas coupable, — dit Nekhludov.

— Bien sûr, pas coupable. Je ne suis pas une voleuse. On dit ici que tout est de la faute de l’avocat, — continua-t-elle, — et aussi qu’il faut signer un pourvoi. Mais on dit que cela coûte très cher…

— Oui, sans doute, — dit Nekhludov. — Je me suis déjà adressé à un avocat.

— Mais il en faut prendre un bon. Ne pas regarder à l’argent, dit-elle.

— Je ferai tout ce qui sera possible.

De nouveau le silence.

Elle sourit et reprit :

— Je voudrais vous demander… de l’argent, si vous pouvez. Pas beaucoup… dix roubles. Cela me suffira, — dit-elle.

— Oui, oui, — fit Nekhludov tout confus, en tirant son portefeuille.

Elle jeta un regard rapide sur le sous-directeur qui se promenait dans la salle.

— Donnez sans qu’il le voie ; autrement on me prendrait l’argent.

Nekhludov prit dans son portefeuille un billet de dix roubles, mais au moment où il allait le lui remettre, le sous-directeur se retourna. Il cacha le billet dans sa main. « Mais c’est une créature morte », — songeait Nekhludov, en considérant ce visage si charmant jadis, maintenant vulgaire et bouffi, et le regard mauvais des yeux noirs qui louchaient, suivant les mouvements du sous-directeur et les gestes de la main qui tenait le billet de dix roubles. Et il eut un moment d’hésitation.

Le tentateur dont il avait entendu la voix l’autre nuit, parlait de nouveau en Nekhludov, pour le détourner de penser à ce qu’il devait, et le faire songer plutôt aux conséquences de ce qu’il voulait faire.

« Jamais tu ne feras rien de cette femme », — lui disait cette voix : — « tu ne réussiras qu’à te mettre au cou une pierre pour te noyer et t’empêcher d’être utile aux autres. Donne-lui de l’argent, tout celui qui est dans ton portefeuille, dis-lui adieu et finis-en de tout cela pour toujours. »

Mais il sentit qu’en cette minute s’accomplissait la chose la plus importante pour son âme, que sa vie intérieure se trouvait en ce moment comme placée sur une balance, et que le moindre poids, le moindre effort, la ferait pencher d’un côté ou de l’autre. Il fit cet effort après avoir appelé à son aide ce Dieu dont il avait, la veille, senti la présence dans son cœur ; et ce Dieu se manifesta en lui. Il résolut de tout lui dire, sur le champ.

— Katucha ! Je suis venu vers toi pour implorer ton pardon et tu ne m’as pas répondu ; tu ne m’as pas dit si tu m’as pardonné ou me pardonneras jamais, dit-il, se mettant à la tutoyer.

Elle ne l’écoutait pas et continuait à épier tour à tour la main et le sous-directeur. Au moment où celui-ci se retournait, elle étendit la main d’un geste rapide, saisit le billet, et le cacha dans sa ceinture.

— C’est étrange, ce que vous me dites, — dit-elle avec un sourire qui lui parut méprisant.

Nekhludov sentait en elle une sorte de haine pour lui, l’empêchant de pénétrer dans son cœur.

Mais, chose étrange, non seulement cette impression ne le détournait pas d’elle, au contraire, elle l’attirait encore davantage avec une force nouvelle, particulière. Il se sentait le devoir de réveiller cette âme, coûte que coûte ; et plus la tâche lui semblait difficile, plus elle l’attirait. Jamais il n’avait éprouvé, ni pour elle ni pour personne, un sentiment semblable à celui qu’il éprouvait maintenant pour elle, et dans ce sentiment il n’y avait rien de personnel : il ne désirait rien pour lui-même, mais uniquement qu’elle cessât d’être telle qu’il la voyait maintenant, pour redevenir telle qu’il l’avait vue jadis.

— Katucha, pourquoi me parler ainsi. Tu sais bien que je te connais, que je me souviens de ce que tu étais à Panovo…

— À quoi bon éveiller les vieux souvenirs — répondit-elle sèchement.

— Je me souviens de tout cela pour effacer, pour réparer ma faute, Katucha, — poursuivit-il ; et il allait lui dire qu’il était prêt à l’épouser, mais il rencontra son regard et y lut quelque chose de si terrible, de si vil, de si repoussant, qu’il ne trouva pas la force d’achever.

À ce moment, les visiteurs commencèrent à sortir. Le sous directeur s’approcha de Nekhludov et l’informa que le moment était venu de clore l’entretien. Maslova se leva, attendant avec résignation le moment de se retirer.

— Au revoir ; j’ai encore bien des choses à vous dire, mais, comme vous voyez, maintenant on ne peut pas ; — dit Nekhludov en lui tendant la main. — Je reviendrai vous voir.

— Vous avez tout dit, il me semble…

Elle lui toucha la main, mais ne la serra pas.

— Non ; mais je tâcherai d’obtenir l’autorisation de vous voir plus librement, et alors je vous dirai la chose très importante que j’ai à vous dire, — fit Nekhludov.

— Eh bien ! venez, — répondit-elle, retrouvant pour lui le sourire qu’elle accordait aux hommes à qui elle voulait plaire.

— Vous êtes plus proche de moi qu’une sœur, — dit Nekhludov.

— C’est étrange, — fit-elle, en hochant la tête ; et elle disparut derrière le grillage.