Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 34

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 241-247).


XXXIV

Dans le couloir du Palais de Justice, Nekhludov trouva l’huissier de la veille et lui demanda où étaient transférés les condamnés après le jugement, et de qui dépendait l’autorisation de les voir ? L’huissier lui apprit qu’ils étaient répartis en divers endroits et qu’il appartenait au procureur seul de donner cette autorisation avant que l’arrêt leur soit définitivement signifié.

— Je viendrai vous chercher après la séance et vous conduirai chez le procureur, qui, pour l’instant, n’est pas encore arrivé. À présent, je vous prie de vous rendre au plus vite dans la salle des jurés. L’audience va commencer.

Nekhludov remercia, pour son amabilité, l’huissier qui lui parut aujourd’hui particulièrement pitoyable, et se dirigea vers la salle du jury. Comme il s’en approchait, les jurés en sortaient pour passer dans la salle d’audience. Le marchand était aussi joyeux que la veille, et, comme la veille, il avait mangé et bu ; il accueillit Nekhludov en vieil ami. Pierre Guerassimovitch, de son côté, ne produisit pas sur Nekhludov, par sa familiarité et son rire, la même impression désagréable.

Nekhludov désirait faire connaître à tous les jurés ses relations avec la femme condamnée la veille. « À vrai dire, j’aurais dû me lever hier, en pleine séance, et avouer publiquement ma faute », songeait-il. Mais, en rentrant dans la salle d’audience, quand il vit se renouveler la procédure de la veille, et de nouveau l’annonce de « la Cour », de nouveau les trois juges au col brodé, réapparus sur l’estrade, de nouveau le silence, l’appel des jurés, les gendarmes, le vieux pope, il comprit que la veille il n’aurait jamais eu le courage de troubler cet imposant appareil.

Les préparatifs du jugement furent les mêmes que la veille (sauf la suppression du serment des jurés et l’allocution du président à leur adresse).

On jugeait ce jour-là un vol avec effraction. L’accusé, gardé par deux gendarmes, sabre au clair, était un garçon de vingt ans, aux épaules étroites, maigre, de visage exsangue, et vêtu d’une capote grise. Il était assis seul sur le banc des accusés, et jetait un regard en-dessous sur ceux qui entraient. Avec un camarade, ce garçon avait forcé la porte d’un hangar et s’était emparé d’un paquet de vieux tapis valant ensemble trois roubles soixante-sept kopeks. L’acte d’accusation mentionnait qu’un agent avait arrêté le garçon au moment où il s’enfuyait avec son camarade qui portait les tapis sur son dos. Ils avaient fait des aveux complets et, tous les deux, avaient été mis en prison. Le compagnon du prévenu, un serrurier, y était mort ; c’est pourquoi celui-ci comparaissait seul devant le jury. Les vieux tapis figuraient sur la table des pièces à conviction.

Le procès suivit les mêmes phases que celui de la veille, avec tout l’arsenal de preuves, de témoins, de serments, d’interrogatoires, d’expertises. L’agent qui avait arrêté l’accusé répondait à toutes les questions du président, du substitut, de l’avocat : « Parfaitement bien. » « Je ne puis le savoir. » Et de nouveau : « Parfaitement bien. »… Mais malgré son abrutissement et son automatisme militaires, on voyait qu’il plaignait l’accusé et racontait sans grand désir sa capture.

Le second témoin, un petit vieillard, propriétaire de la maison où le vol avait été commis, et des tapis, un homme bilieux, répondait avec une mauvaise volonté évidente qu’il reconnaissait bien les tapis ; et, quand le substitut lui demanda quel emploi il avait l’intention de faire de ces tapis et s’ils lui étaient d’un grand usage, il répondit d’un ton irrité :

« Si j’avais su avoir tant d’ennuis pour ces tapis, non seulement je ne les aurais pas cherchés, mais j’eusse donné volontiers dix roubles et même vingt, pour avoir évité tant de soucis. Rien qu’en fiacres j’ai dépensé cinq roubles. Et moi, je suis malade. J’ai une hernie et des rhumatismes. »

Ainsi parlèrent les témoins ; quant à l’accusé, il avouait et racontait tout ce qui s’était passé ; comme une bête prise au piège, les yeux hagards, la tête allant de tous côtés, il faisait son récit d’une voix entrecoupée.

L’affaire était claire, mais, ainsi que la veille, le substitut levait les épaules, s’ingéniait à poser des questions insidieuses, comme pour déjouer la ruse de l’accusé et le confondre.

Il établit, dans son réquisitoire, que le vol avait été commis dans une habitation close, avec effraction, et comportait, par suite, le châtiment le plus sévère.

De son côté, l’avocat désigné d’office, établit que le vol avait eu lieu dans un corps de logis inhabité, et que l’accusé, malgré le délit indéniable, n’était pas aussi dangereux pour la société que l’avait affirmé le substitut.

Puis le président, s’efforçant d’être aussi impartial et aussi juste que la veille, expliqua point par point aux jurés ce qu’ils savaient et ne pouvaient ne pas savoir. Comme la veille, il y eut des suspensions d’audience ; on fuma ; l’huissier annonça : « La Cour ! » Comme la veille, les gendarmes, qui semblaient menacer le criminel de leur sabre nu, résistèrent du mieux qu’ils purent au sommeil.

On apprit par les débats que ce garçon avait été placé par son père, tout jeune, dans une fabrique de tabac, où il était resté cinq ans. Cette année il avait été renvoyé par son patron à la suite d’une querelle entre le propriétaire de la fabrique et ses ouvriers et, resté sans ouvrage, il avait erré au hasard des rues, dépensant à boire tout ce qu’il possédait. Dans un débit, il avait fait la connaissance d’un ouvrier serrurier, également sans travail et buveur, et tous deux, une nuit, étant ivres, avaient enfoncé la porte d’un hangar et s’étaient emparés du premier objet venu qui leur était tombé sous la main. On les avait pris. Ils avaient tout avoué. Le serrurier était mort en prison, en attendant le jugement, et le garçon était seul traduit devant le jury, comme un être dangereux qui menaçait la société.

« Aussi dangereux que la condamnée d’hier », — songeait Nekhludov en écoutant ce qui se passait devant lui. « Tous deux sont des êtres dangereux, soit ! Mais nous, ne sommes-nous pas dangereux ?… Moi, par exemple, le débauché, le menteur ? Et nous tous, tous ceux qui, me connaissant tel que j’étais, loin de me mépriser m’estimaient ? »

« À coup sûr ce gamin n’est pas un grand criminel, mais un être comme les autres (tous le voient), il n’est devenu ce qu’il est que grâce à certaines conditions qui créent des hommes pareils. Il semble donc clair qu’il faut détruire les conditions qui produisent de telles créatures malheureuses. Il eût suffi qu’un homme ait eu pitié de lui — songeait Nekhludov en regardant le visage pâli et effrayé du gamin, — et l’ait secouru alors que, par nécessité, on l’a envoyé de la campagne à la ville, ou, à la ville même, quand, après ses douze heures de travail à la fabrique, il allait au cabaret, entraîné par des camarades plus âgés. Si alors quelqu’un s’était trouvé pour lui dire : « N’y va pas, Vania, ce n’est pas bien », il n’y fût pas allé, ne se fût pas gâté, et n’eût pas fait le mal.

« Mais personne n’a eu pitié de lui, pendant tout le temps qu’il a vécu à la ville comme un petit animal ; durant son apprentissage, quand, les cheveux coupés ras, par crainte des poux, il courait faire les commissions des contremaîtres. Tout le monde, au contraire, contremaître, camarades, pendant qu’il demeura en ville, lui enseigna que, pour un garçon, la bravoure consiste à mentir, à boire, à jurer, à se battre, à courir les filles.

« Quand, par la suite, malade, épuisé, gangrené par un travail malsain, par l’alcoolisme et la débauche, ayant erré au hasard le long des rues, il se laisse entraîner à pénétrer dans un hangar pour y dérober quelques vieux tapis hors d’usage, alors nous, qui n’avons pas pris garde aux causes qui ont poussé cet enfant à son état actuel, nous prétendons remédier au mal en le punissant lui même !…

« C’est horrible ! »

Ainsi songeait Nekhludov, sans déjà prêter attention à ce qui l’entourait. Et il s’horrifiait de ce qui se révélait à lui. Il s’étonnait que ni lui ni les autres ne se fussent aperçus de tout cela.