Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 33

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 234-240).


XXXIII

La première impression qu’éprouva Nekhludov le lendemain matin, à son réveil, fut qu’il lui était arrivé quelque chose ; et avant même de se rappeler ce qu’il lui était arrivé, il savait que c’était quelque chose de très bien et de très important. « Katucha, le tribunal ». Oui, il fallait cesser de mentir, et dire toute la vérité. Par une étrange coïncidence, ce même matin, il trouvait enfin dans son courrier la lettre si longtemps attendue de Marie Vassilievna, la femme du maréchal de la noblesse, cette même lettre qui lui était maintenant nécessaire. Elle lui rendait son entière liberté, et lui exprimait tous ses vœux de bonheur pour son prochain mariage.

« Mariage ! » songea-t-il avec ironie. « Comme j’en suis loin. »

Il se rappela son projet de la veille de dire tout au mari, de lui demander pardon, et de lui offrir telle réparation qu’il exigerait. Mais ce matin, ceci ne lui paraissait plus aussi facile que la veille. « Pourquoi faire le malheur d’un homme s’il l’ignore. S’il me le demande, oui, je le lui dirai ; mais aller exprès le lui dire moi-même, non, ce n’est pas nécessaire. »

Il n’était pas plus aisé de dire toute la vérité à Missy. Là encore, s’il parlait, ce serait offensant pour elle. Mieux valait s’en tenir aux sous-entendus, comme il arrive souvent dans les rapports humains. Il décida une seule chose, de ne plus aller chez les Kortchaguine, et de leur dire la vérité s’ils la lui demandaient.

Mais, en ce qui concernait ses relations avec Katucha, rien ne devait rester inexprimé. « J’irai la voir dans sa prison, lui dirai tout ; je lui demanderai de me pardonner. Et s’il est nécessaire, oui, s’il est nécessaire, je l’épouserai, » pensa-t-il.

L’idée de tout sacrifier pour satisfaire sa conscience et l’épouser, l’attendrissait particulièrement ce matin.

Sa journée commençait avec une énergie dont il était désaccoutumé depuis longtemps. Agrafena Petrovna étant venue, il lui déclara aussitôt, surpris lui-même de sa fermeté, qu’il n’avait plus besoin de cet appartement ni de ses services. Par une entente tacite, il était admis qu’il entretenait ce grand appartement pour s’y marier. Son projet d’abandonner l’appartement avait donc une importance particulière. Agrafena Petrovna le regarda avec surprise.

— Je vous suis très reconnaissant, Agrafena Petrovna, de vos dévoués services, mais je n’ai besoin, désormais, ni d’un aussi grand appartement, ni d’un personnel aussi nombreux. Ce en quoi vous pouvez encore m’être utile, et que je vous demande, c’est d’avoir la bonté de faire emballer tous les effets, comme cela se faisait du vivant de ma mère. Quand Natacha viendra, elle verra ce qu’il convient d’en faire. (Natacha était la sœur de Nekhludov.)

Agrafena Petrovna hocha la tête.

— Comment, ce qu’il convient d’en faire ? Mais vous en aurez besoin, dit-elle.

— Non, Agrafena Petrovna, je n’en aurai pas besoin, sûrement non, dit Nekhludov, répondant à la pensée qu’indiquait son hochement de tête. Dites aussi, je vous prie, à Kornéï que je lui paierai deux mois de gages d’indemnité, mais que je n’ai plus besoin de lui.

— Vous avez tort d’agir ainsi, Dmitri Ivanovitch, remarqua-t-elle. Si même vous allez à l’étranger, il vous faudra toujours un local.

— Ce n’est pas ce que vous pensez, Agrafena Petrovna. Je ne vais pas à l’étranger, ou si je vais quelque part c’est dans un tout autre endroit.

Tout d’un coup il devint pourpre.

« Oui, ici il n’y a pas à se taire, il faut tout dire à tous », pensa-t-il.

— Il m’est arrivé hier une aventure très bizarre et très grave. Vous souvient-il de Katucha, qui servait chez ma tante Marie Ivanovna ?

— Parfaitement. C’est moi qui lui ai appris à coudre.

— Eh bien, voilà, on l’a jugée hier, à la cour d’assises, et j’étais juré.

— Ah ! Seigneur, quelle pitié ! s’écria Agrafena Petrovna. Et pour quel crime était-elle jugée ?

— Pour meurtre. Et c’est moi qui ai tout fait.

— Comment est ce possible que vous ayez tout fait ? Voilà qui est en effet bien étrange, dit Agrafena Petrovna ; et une flamme passa dans ses yeux éteints.

Elle connaissait toute l’histoire de Katucha.

— Oui, c’est moi qui suis cause de tout. Et tous mes projets en sont bouleversés.

— Et quel changement peut-il en résulter pour vous ? interrogea Agrafena Petrovna en retenant un sourire.

— Puisque je suis cause qu’elle a pris cette voie, ne dois-je pas faire tout ce que je puis pour lui venir en aide.

— C’est votre bonne volonté. Mais dans tout cela il n’y a pas de votre faute. La même aventure arrive à tout le monde ; avec une personne raisonnable tout s’arrange, tout s’oublie, et la vie continue, dit Agrafena Petrovna d’un ton grave et sérieux. Et vous n’avez point à vous en accuser. J’ai entendu dire depuis, qu’elle était sortie du bon chemin, mais à qui la faute ?

— À moi. Et c’est à moi de l’y remettre.

— Ah ! ce sera difficile à réparer.

— C’est mon affaire. Mais si vous êtes en peine pour vous-même, je me hâte de vous dire que ma mère avait exprimé…

— Je ne suis pas en peine pour moi. La défunte m’a comblée de tant de bienfaits que je ne désire rien. La petite Elisabeth (c’était sa nièce, mariée) m’invite à venir auprès d’elle ; j’irai quand vous n’aurez plus besoin de moi. Mais vous avez tort de prendre cette affaire à cœur, de pareilles choses arrivent à tout le monde.

— Eh bien, moi, je pense autrement. Et, je vous en prie encore, aidez-moi à louer l’appartement et à me débarrasser des choses. Et ne m’en veuillez pas. Je vous suis très reconnaissant de tout ce que vous avez fait.

Chose étrange : depuis que Nekhludov avait compris qu’il était mauvais et devait éprouver du dégoût pour soi-même, les autres avaient cessé de lui paraître répugnants. Au contraire, il éprouvait pour Agrafena Petrovna et pour Korneï les plus affectueux sentiments. Il ressentit le désir de se repentir également devant Korneï, mais Korneï avait un air si gravement respectueux, qu’il n’osa pas le faire.

En se rendant au Palais de Justice, dans la même voiture et par les mêmes rues que la veille, Nekhludov s’étonnait du changement survenu en lui depuis hier : il se sentait un tout autre homme. Son mariage avec Missy, qu’il croyait si proche le jour précédent, lui apparaissait maintenant absolument impossible. La veille, il était persuadé qu’elle serait heureuse de l’épouser ; aujourd’hui, non seulement il se jugeait indigne de l’épouser, mais même de la fréquenter. « Si elle me connaissait tel que je suis, elle ne me recevrait pour rien au monde. Et moi qui étais assez inconscient pour lui reprocher ses coquetteries avec ce monsieur ! Oui, et même uni à elle, pourrais-je avoir un seul instant de bonheur, ou même de repos, sachant que l’autre est en prison et demain, après-demain, s’en ira au bagne par étapes. Cette femme que j’ai perdue irait au bagne, tandis que moi, je recevrais des félicitations et ferais des visites avec ma jeune femme. Ou bien, siégeant à l’assemblée, à côté du maréchal de la noblesse, que j’ai indignement trompé, je compterais les votes pour ou contre le nouveau règlement de l’inspection des écoles, etc., et ensuite fixerais un rendez-vous à sa femme (quel dégoût !), ou bien encore, je continuerais ce tableau que je n’achèverai jamais, car je n’ai pas à m’occuper de ces puérilités ; non, désormais, rien de tout cela ne m’est plus possible », — se disait-il, de plus en plus heureux du changement intérieur qui était survenu en lui.

« Avant tout, — pensait-il encore, — revoir l’avocat, connaître sa décision, et puis après… après cela, aller voir dans sa prison l’accusée d’hier, et tout lui dire. »

Et chaque fois qu’il se représentait la façon dont il l’aborderait, lui dirait tout, lui avouerait sa faute, lui déclarerait que lui seul avait tout fait et qu’il l’épouserait pour réparer sa faute, chaque fois un sentiment particulier, enthousiaste, l’envahissait, et ses yeux se remplissaient de larmes.