Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 20-29).


III

Tandis que Maslova, fatiguée d’une longue marche, s’approchait avec ses gardes des bâtiments du tribunal, ce même neveu de ses anciennes maîtresses, le prince Dmitri Ivanovitch Nekhludov, son séducteur de jadis, était encore couché dans son grand lit à ressorts, sur un moelleux matelas de duvet, le col de sa chemise de nuit en toile de Hollande, très blanche, avec un devant finement plissé, déboutonné ; il fumait une cigarette. Les yeux fixes, il réfléchissait à ce qu’il aurait à faire ce jour-là et à ce qu’il avait fait la veille.

Il se souvint que, la veille, il avait passé la soirée chez les Kortchaguine, des gens très riches, très considérés, et que, de l’avis commun, il devait épouser leur fille ; il soupira, puis jeta le bout de sa cigarette et voulut en prendre une autre dans un étui d’argent ; mais, se ravisant, il sortit hors du lit ses pieds blancs et soignés et les glissa dans des pantoufles ; puis, sur ses épaules larges et pleines, il jeta un peignoir de soie, et, d’un pas pesant mais vif, se dirigea dans un cabinet de toilette, contigu à la chambre à coucher, tout imprégné d’une odeur artificielle d’élixirs, d’eau de Cologne et de fixatifs. Là, avec une poudre particulière, il brossa avec soin ses dents dont plusieurs étaient plombées, ensuite il les rinça avec une eau parfumée ; puis il se mit à se laver et se frotter de tous côtés avec différentes serviettes. Avec un savon parfumé il se lava les mains dans un grand lavabo de marbre et avec soin nettoya et polit ses ongles qu’il gardait très longs, ensuite il passa dans une troisième chambre où était préparée la douche. Après s’être lavé à l’eau froide, afin de rafraîchir son corps musculeux et blanc, déjà alourdi de graisse, il s’essuya avec un drap éponge, mit du linge bien blanc et bien repassé, chaussa des bottines brillantes comme des miroirs, s’assit devant la glace, et, prenant un double jeu de brosses, il peigna d’abord les boucles de sa courte barbe noire, puis ses cheveux déjà clair semés sur le sommet du crâne.

Tous les objets qu’il employait pour sa toilette : linge, vêtements, chaussures, cravates, épingles, boutons de manchettes, tous étaient de première qualité, simples, peu voyants, mais solides et chers. Parmi une dizaine de cravates et autant d’épingles, Nekhludov prit celles qui lui tombèrent sous la main (ce qui l’amusait quand c’était nouveau ne lui disait plus rien aujourd’hui), mit le vêtement qu’il trouva brossé et préparé sur une chaise, et, bien qu’incomplètement rafraîchi, mais propre et parfumé, il entra dans la longue salle à manger, dont le parquet avait été frotté, la veille, par trois domestiques. Cette salle à manger était meublée d’un énorme buffet de chêne, et d’une table à rallonges, également en chêne, dont les pieds, largement écartés, sculptés en forme de pattes de lion, donnaient à ce meuble un aspect imposant. Sur la table recouverte d’une nappe fine, bien empesée, décorée de grands chiffres, étaient posés : une cafetière d’argent, remplie d’un café odorant ; un sucrier d’argent, un pot à crème et une corbeille contenant des petits pains frais, des tartines grillées et des biscuits. Près du couvert, il y avait des lettres, des journaux et la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes. Comme Nekhludov allait décacheter les lettres, la porte accédant au corridor s’ouvrit pour livrer passage à une grosse femme âgée, en deuil, et coiffée d’un fichu de dentelle qui cachait sa raie mal faite. C’était Agraféna Pétrovna, femme de chambre de la défunte princesse, la mère de Nekhludov morte peu de temps auparavant dans ce même appartement, et qui remplissait maintenant auprès du fils les fonctions d’intendante.

Pendant une période de dix années, Agraféna Pétrovna avait fait, avec la mère de Nekhludov, des séjours à l’étranger, et elle avait le maintien et les allures d’une dame. Depuis son bas âge elle était dans la maison de Nekhludov, et avait ainsi connu Dmitri Ivanovitch quand on l’appelait encore Mitenka.

— Bonjour, Dmitri Ivanovitch.

— Bonjour, Agraféna Pétrovna ! Quoi de nouveau ? demanda Nekhludov plaisamment.

— C’est une lettre de la princesse, de madame ou de mademoiselle. La femme de chambre l’a apportée il y a assez longtemps déjà et elle attend chez moi, dit avec un sourire significatif Agraféna Pétrovna, en tendant la lettre.

— C’est bien, dans un instant, répondit Nekhludov en prenant la lettre.

Mais il avait remarqué le sourire d’Agraféna Pétrovna et s’était rembruni.

Le sourire d’Agraféna Pétrovna signifiait que la lettre émanait de la jeune princesse Kortchaguine, avec qui, selon elle, son maître allait se marier. Et cette supposition, exprimée par le sourire d’Agraféna Pétrovna, était désagréable à Nekhludov.

— Alors, je vais lui dire d’attendre.

Et Agraféna Pétrovna ayant remarqué une brosse de table qui n’était pas à sa place, la mit à un autre endroit, et sortit de la salle à manger.

Nekhludov décacheta l’enveloppe parfumée remise par Agraféna Pétrovna.


« Ayant, de mon propre gré, assumé la charge d’être votre mémoire, » disait la lettre tracée d’une écriture lâche, aux caractères pointus, sur un papier gris et épais, « je vous rappelle que vous devez aujourd’hui, 28 avril, faire partie du jury à la cour d’assises, et, par conséquent, qu’il ne vous sera point possible de nous accompagner, avec Kolossov, pour visiter la galerie des tableaux, suivant la promesse faite par vous hier, avec votre légèreté habituelle ; à moins que vous ne soyez disposé à payer à la cour d’assises les trois cents roubles d’amende que vous vous refusez pour votre cheval.

« Je me suis rappelé cela hier, aussitôt après votre départ. Ainsi ne l’oubliez pas.

« Princesse M. Kortchaguine. »

L’autre page portait :


« Maman vous fait dire que votre couvert vous attendra jusqu’à la nuit. Venez absolument à quelle heure que cela soit.

« M. K. »

Nekhludov fronça les sourcils. Ce billet était la continuation de cette manœuvre habile, menée depuis bientôt deux mois par la princesse Kortchaguine, en vue de l’enserrer de plus en plus dans d’invisibles liens. Et cependant, sauf cet état d’esprit qui fait hésiter, au seuil du mariage, les hommes d’un âge mûr, qui ne sont pas passionnément amoureux, Nekhludov avait encore une forte raison, qu’il ne voulait s’avouer à lui-même, qui l’empêchait de faire maintenant une proposition de mariage. Le motif n’était pas la séduction et l’abandon de Katucha, survenus dix ans auparavant, cela il l’avait complètement oublié, et ne pouvait y voir un obstacle à son mariage ; ce motif consistait dans des relations entretenues avec une femme mariée, relations rompues de sa part, mais que la femme ne considérait point comme telles.

Nekhludov était très timide avec les femmes ; et à cause de cette timidité même, celle-ci avait décidé qu’elle le plierait à son joug. Cette dame était mariée à un maréchal de la noblesse du district dans lequel Nekhludov participait aux élections. Elle l’entraîna peu à peu dans une liaison qui, chaque jour, devenait pour Nekhuldov plus enveloppante et, en même temps, plus répugnante. Au début, il n’avait pu résister à la séduction, mais, par la suite, il se reconnaissait coupable envers elle et ne pouvait briser les liens existants, contre sa volonté à elle. Voilà pourquoi Nekhludov ne croyait pas possible de faire sa déclaration à mademoiselle Kortchaguine, quand bien même il l’eût voulu.

Justement, sur la table, dans le courrier, il y avait une lettre du mari de cette femme. En reconnaissant l’écriture et le cachet, il rougit et éprouva aussitôt cette poussée d’énergie qu’il ressentait toujours à l’approche d’un danger. Mais son émotion était vaine : le mari, maréchal de la noblesse du district où se trouvaient les principaux domaines de Nekhludov, écrivait au prince pour l’informer qu’une session extraordinaire du conseil du zemstvo devait s’ouvrir fin mai, et il le priait de venir y assister, sans faute, afin de lui donner un coup d’épaule ; on devait, en effet, y délibérer sur deux questions de haute importance : celle des écoles et celle des chemins vicinaux, qui soulèveraient, de la part des réactionnaires, une violente opposition.

Ce maréchal de la noblesse, un libéral, luttait, avec l’appui de quelques autres libéraux de même nuance, contre la réaction qui s’était produite sous le règne d’Alexandre III, et, tout entier à cette lutte, il ne savait rien de ses infortunes domestiques.

Nekhludov repassa dans sa mémoire les moments pénibles qu’il avait vécus en songeant à cet homme : il se rappela qu’une fois, il avait pensé que le mari savait tout, et s’était préparé à se battre en duel avec lui, bien que fermement résolu à tirer en l’air ; puis une scène terrible avec sa maîtresse, celle-ci dans un accès de désespoir courant pour se noyer dans l’étang du parc, et lui s’élançant à sa poursuite ; et Nekhludov songea : « Je ne puis y aller en ce moment, ni rien faire, tant que je n’aurai pas reçu sa réponse. » Huit jours auparavant, il avait écrit à la dame une lettre catégorique, dans laquelle il reconnaissait sa faute et se déclarait prêt à tout pour la racheter ; mais à la fin, il insistait sur la nécessité, dans son intérêt à elle-même, de rompre définitivement. Il attendait précisément la réponse à cette lettre, et la réponse ne venait pas, ce qui, toutefois, était pour lui d’un bon augure. En effet, si elle avait été résolue à ne pas rompre, elle eût répondu depuis longtemps, ou mieux, elle fût accourue elle-même, comme elle l’avait déjà fait d’autres fois. Nekhludov avait appris qu’un certain officier lui faisait la cour, et, tout en éprouvant une souffrance provoquée par la jalousie, il se réjouissait cependant à l’espoir d’être délivré d’un mensonge qui lui pesait.

L’autre lettre était de l’intendant principal de ses biens. Celui-ci écrivait pour que Nekhludov se rendît sans faute dans son domaine, afin d’y voir confirmer ses droits successoraux, et pour décider en même temps du mode de gérance : continuer à gérer les biens comme on le faisait du vivant de la princesse défunte, ou, suivant les conseils donnés jadis par l’intendant à la princesse, et renouvelés au jeune prince, augmenter l’inventaire et cultiver directement les terres affermées aux paysans. Le gérant écrivait que ce dernier mode d’exploitation était plus avantageux. L’intendant s’excusait en outre du léger retard apporté dans l’envoi au prince d’une somme de trois mille roubles de revenus, qu’il devait lui envoyer le premier de chaque mois. Cette somme lui serait expédiée par le prochain courrier. La faute en était aux paysans, si peu consciencieux à remplir leurs engagements, que, pour les faire payer, il fallait, pour quelques-uns, avoir recours aux autorités. Cette lettre fut à Nekhludov à la fois agréable et désagréable. Il lui plaisait de se sentir maître d’une très grande propriété mais, d’autre part, cela lui était désagréable, car, au temps de sa première jeunesse, étant partisan enthousiaste d’Herbert Spencer, et surtout, étant lui-même grand propriétaire foncier, il avait été frappé, à la lecture du Social statics, de son idée que l’équité n’admet pas la propriété foncière individuelle. Avec la franchise et la décision de la jeunesse, non seulement il avait dit alors que la terre ne peut être l’objet de la propriété privée, non seulement il avait écrit à l’Université une thèse sur ce sujet, mais encore il avait distribué aux paysans quelques petites terres (qui n’étaient pas à sa mère et que son père lui avait laissées), ne voulant pas posséder cette terre à l’encontre de ses convictions. Aujourd’hui qu’il avait hérité d’une grande propriété, il devait : ou renoncer à sa terre, comme il l’avait fait dix ans auparavant pour les deux cents déciatines lui venant de son père, ou bien, considérer comme erronées et fausses ses anciennes théories sur cette question.

Le premier de ces deux partis était inacceptable en fait, parce qu’il n’avait, sauf ses propriétés, aucun moyen d’existence. Il ne voulait pas reprendre du service, et l’accoutumance à une vie luxueuse n’était pas chose à laquelle il pût songer à renoncer. D’ailleurs ce sacrifice eût été sans doute inutile, Nekhludov ne se sentant plus ni la forte conviction nécessaire pour cette décision, ni la vanité et le désir d’étonner le monde qu’il avait eus dans sa jeunesse. Quant au second parti : oublier l’argumentation serrée et nette prouvant l’illégitimité de la possession individuelle de la terre — argumentation puisée dans le Social Statics de Spencer et dont il avait plus tard trouvé la brillante confirmation dans les œuvres de Henry George — il ne le pouvait pas.

Et c’est pourquoi la lettre de son intendant lui était désagréable.