Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 8-19).

II

L’histoire de la prisonnière Maslova était des plus banales. Maslova était l’enfant d’une femme non mariée qui travaillait avec sa mère ; celle-ci était gardeuse de bétail dans la propriété de deux sœurs. Cette femme non mariée, chaque année, mettait au monde un enfant et, comme cela arrive ordinairement à la campagne, l’enfant était baptisé, et bientôt mourait de faim, car la mère ne voulait pas nourrir cet enfant, venu sans qu’elle le demandât, dont elle n’avait pas besoin et qui l’empêchait de travailler.

Ainsi étaient morts déjà cinq enfants. Tous étaient baptisés, tous restaient sans nourriture et puis mouraient. Le sixième, né d’un tzigane de passage, était une petite fille, et son sort eût été le même si le hasard n’avait amené l’une des deux vieilles demoiselles à entrer dans l’étable pour faire des remontrances au sujet de la crème qui sentait la vache. Elle y trouva l’accouchée ayant auprès d’elle un bel enfant très bien portant. La vieille demoiselle, outre les remontrances au sujet de la crème, reprocha aux servantes d’avoir laissé dans l’étable une femme en couches ; puis elle se préparait à sortir quand, apercevant l’enfant, elle s’attendrit et exprima même le désir d’en être la marraine. Elle fit elle même baptiser la fillette et, s’apitoyant sur sa filleule, elle fit donner à la mère du lait et de l’argent, et l’enfant resta en vie. Les vieilles demoiselles l’appelaient même « la Sauvée. »

Celle-ci avait trois ans quand sa mère tomba malade et mourut. Sa grand’mère, la gardeuse de bétail, ne sachant que faire d’elle, les deux vieilles demoiselles prirent la fillette dans leur maison. C’était une enfant extraordinairement vive et gracieuse, avec de grands yeux noirs ; et les deux vieilles s’amusaient à la regarder.

La plus jeune, et aussi la plus indulgente de ces deux vieilles demoiselles, s’appelait Sophie Ivanovna ; elle était la marraine de l’enfant ; l’aînée, Marie Ivanovna, était bien plus sévère. Sophie Ivanovna parait l’enfant, lui enseignait la lecture, voulait en faire sa pupille. Marie Ivanovna disait qu’il fallait faire de la fillette une travailleuse, une bonne servante, et c’est pourquoi elle se montrait exigeante, punissait la fillette et, quand elle était de mauvaise humeur, allait jusqu’à la battre. L’enfant ayant grandi sous ces deux influences, il s’en suivit qu’elle se trouva être à demi une femme de chambre et à demi une demoiselle. Aussi lui donnait-on un nom intermédiaire, ni Katka, ni Katenka, mais Katucha[1]. Elle cousait, rangeait les chambres, nettoyait les icônes à la craie, faisait la cuisine, moulait et servait le café, faisait les savonnages et, de temps en temps, restait avec les demoiselles et leur faisait la lecture.

Plusieurs fois on l’avait demandée en mariage, mais elle avait toujours refusé : elle sentait que la vie avec un de ces hommes de labeur qui la demandaient en mariage lui serait pénible, gâtée comme elle l’était par la douceur de la vie des maîtres.

Elle vécut ainsi jusqu’à l’âge de seize ans. À cette époque était venu, chez les demoiselles, un de leur neveu, étudiant, un riche prince, et Katucha l’avait aimé sans oser l’avouer ni à lui ni à elle-même. Deux ans plus tard, ce même neveu, en route pour la guerre, s’arrêta pendant quatre jours chez ses tantes ; la veille de son départ il séduisit Katucha et, le dernier jour, il lui glissa rapidement un billet de cent roubles ; puis il partit. Cinq mois après son départ, la jeune fille ne pouvait plus douter qu’elle était enceinte.

À dater de ce moment, tout lui pesa, et elle n’eut plus qu’une pensée : trouver le moyen de conjurer la honte dont elle était menacée et elle se mit à servir les vieilles demoiselles comme à regret et très mal, et une fois, elle ne savait elle-même comment cela était arrivé, tout d’un coup, elle s’emporta, devint insolente envers les demoiselles, ce dont elle se repentit ensuite ; puis elle-même demanda à s’en aller. Les demoiselles, très mécontentes, la laissèrent partir. Elle entra alors comme femme de chambre chez un agent de police rurale, mais elle n’y put rester que trois mois, car l’agent de police, un vieillard de cinquante ans, s’empressa de lui faire la cour ; et, un jour qu’il s’était montré plus entreprenant encore, elle se fâcha, le traita d’imbécile et de vieux diable et le poussa si violemment dans la poitrine qu’il tomba. On la congédia pour son impertinence. Elle ne pouvait plus songer à chercher une autre place, car le terme de sa grossesse approchait ; elle entra en pension chez une veuve qui tenait un cabaret et était en même temps sage-femme. L’accouchement fut facile. Mais la sage-femme, ayant dû se rendre au village auprès d’une paysanne malade, en rapporta la fièvre puerpuérale à Katucha ; quant à l’enfant, un garçon, on dut l’envoyer dans un asile, où, comme le raconta la vieille femme qui l’y conduisit, il mourut aussitôt arrivé.

Quand Katucha s’installa chez la sage-femme elle possédait cent vingt-sept roubles : vingt-sept gagnés par elle, et cent roubles que lui avait donnés son séducteur. Quand elle sortit de chez la sage-femme, il ne lui en restait plus que six. L’argent fondait entre ses mains ; elle dépensait pour elle et donnait à qui demandait. Ses deux mois de pension chez la sage-femme lui avaient coûté, pour la nourriture et le thé, quarante roubles ; elle en avait prélevé vingt-cinq pour envoyer l’enfant à l’asile ; quarante lui avaient été empruntés par la sage-femme pour acheter une vache ; il restait vingt roubles que Katucha avait dépensés en toilettes, en achats inutiles et en cadeaux ; aussi, quand Katucha fut guérie, n’avait-elle plus d’argent et se trouvait-elle dans l’obligation de chercher une place. Elle en trouva une chez un officier des forêts. Il était marié, mais de même que l’agent de police, il se mit à la poursuivre de ses assiduités, dès le premier jour. Il répugnait à Katucha, et elle faisait tout pour l’éviter. Mais il la surpassait en expérience et en ruse, et, justement parce qu’il était le maître, il pouvait l’envoyer où il voulait ; et, saisissant un moment propice, il la posséda. La femme surprit un jour son mari dans une chambre, avec Katucha, et se jeta sur celle-ci pour la battre. Une lutte s’en étant suivie, ce fut un prétexte pour la chasser sans lui payer ses gages. Katucha se rendit alors à la ville et s’arrêta chez une tante. Le mari de cette tante était relieur, et avait été autrefois dans une bonne situation ; mais maintenant ses clients l’avaient quitté ; il s’était mis à boire et dépensait au cabaret tout ce qu’il pouvait se procurer.

La tante avait une petite blanchisserie, et avec cela, elle nourrissait ses enfants et son ivrogne de mari. Elle proposa à Maslova de travailler chez elle, comme blanchisseuse. Mais voyant l’existence pénible des ouvrières employées chez sa tante, Maslova ne se hâta pas de donner de réponse ; elle s’adressa à un bureau de placement pour trouver un emploi de servante. Elle trouva une place chez une dame, qui vivait avec ses deux fils encore au lycée. Elle était là depuis une semaine quand l’aîné, un élève de sixième année, à moustaches, abandonnant ses études, commença à la poursuivre de ses assiduités. La mère s’en prit à elle et la congédia. Aucune autre place ne se présenta, mais un jour Maslova rencontra au bureau de placement une dame dont les mains nues et potelées étaient surchargées de bagues et de bracelets. Mise au courant de la situation de Maslova, la dame lui donna son adresse et l’invita à la venir voir. Maslova s’y rendit. La dame l’accueillit de la façon la plus aimable, la régala de gâteaux et de vin sucré, puis envoya quelque part sa femme de chambre porter un billet. Le soir, un homme de haute taille, à la barbe et aux longs cheveux gris, entra dans la chambre ; ce vieillard vint s’asseoir près de Maslova, et clignotant des yeux, les lèvres souriantes, il se mit à l’examiner et à plaisanter avec elle. La patronne ayant appelé l’homme dans la pièce voisine, Maslova entendit qu’elle disait : « Toute fraîche, elle vient droit de la campagne ». Ensuite la patronne fit appeler Maslova, et lui dit que ce vieux monsieur était un écrivain ayant beaucoup d’argent, et qui ne serait pas regardant avec elle si elle savait lui plaire. Elle lui plut, et l’écrivain lui donna vingt-cinq roubles, en promettant de revenir la voir souvent. Cet argent fut vite dépensé ; une partie lui servit à payer la pension qu’elle devait à sa tante, et le reste à s’acheter une robe, un chapeau et des rubans. Quelques jours après, l’écrivain l’envoya chercher pour la deuxième fois. Elle s’y rendit. Il lui donna de nouveau vingt-cinq roubles, et lui offrit de l’installer dans un appartement. Maslova vivait dans l’appartement loué par l’écrivain quand elle s’éprit d’un commis de magasin, un joyeux garçon, qui demeurait dans la même cour. Elle en prévint elle-même l’écrivain et alla vivre dans un autre petit logement. Le commis, qui lui avait promis le mariage, sans lui rien dire, l’abandonna et, partit à Nijni, et Maslova resta seule. Elle voulait vivre seule ainsi, en garni, mais cela ne lui fut pas permis. L’officier de police lui déclara qu’elle ne pouvait vivre de cette façon, sans en obtenir l’autorisation, qu’il lui fallait pour cela se procurer au bureau de police une carte jaune et se soumettre à l’examen médical. Alors elle revint chez sa tante. Quand celle-ci vit qu’elle était vêtue d’une robe à la mode, d’un manteau, d’un beau chapeau, elle la reçut avec déférence, et n’osa plus lui proposer de la prendre dans sa blanchisserie ; à ses yeux elle appartenait maintenant à une classe supérieure dans la société. Au surplus, pour Maslova elle-même, la question d’être ou non blanchisseuse, ne pouvait plus se poser. Elle regardait avec pitié la vie de galériennes menée dans l’atelier par les blanchisseuses, pâles, les bras maigres, quelques-unes déjà rongées par la tuberculose, épuisées par le lavage et le repassage, soumises à trente degrés de chaleur, avec la fenêtre ouverte l’hiver comme l’été, et elle était horrifiée à la pensée qu’elle pourrait se trouver dans un tel bagne. À cette époque particulièrement malheureuse pour elle, dans l’impossibilité de trouver un seul protecteur, Maslova fit la rencontre d’une entremetteuse chargée de racoler les filles pour les maisons de tolérance.

Depuis longtemps déjà, Maslova fumait, et, vers la fin de sa liaison avec le commis, elle s’était mise à boire, et elle continua après qu’il l’eût abandonnée. Le vin l’attirait ; non seulement parce qu’elle le trouvait agréable au goût, mais surtout parce qu’il lui permettait d’oublier toutes les misères du passé et lui donnait la hardiesse et l’estime de soi qu’elle n’avait pas autrement. À jeun, elle éprouvait de l’ennui et le sentiment de sa honte. L’entremetteuse commença par inviter, à un repas, la tante et Maslova, et après avoir grisé cette dernière, elle lui offrit de la faire entrer dans la plus belle et la meilleure maison de la ville, en lui faisant ressortir tous les avantages et tous les privilèges de cette situation. Maslova avait donc à choisir entre deux partis : ou la situation humiliée de servante, probablement l’objet des poursuites des hommes, et obligée de se livrer à la prostitution clandestine et provisoire ; ou une situation assurée et tranquille, une prostitution ouverte, protégée par la loi, et très lucrative ; elle choisit le second parti. En outre, elle pensait se venger ainsi de son séducteur, du commis et de tous les hommes qui lui avaient fait du mal. Néanmoins, il y avait pour la décider une tentation plus puissante : c’était la promesse faite par l’entremetteuse qu’elle pourrait se choisir toutes les robes qui lui plairaient : en velours, en faille, en soie, et des robes de bal découvrant ses épaules et ses bras. Et quand Maslova se vit, en pensée, habillée d’une robe de soie de couleur jaune clair, décolletée et garnie de revers de velours noir, alors, elle n’y put tenir, et remit son passeport à l’entremetteuse. Le même soir celle-ci prit un fiacre et conduisit Maslova dans une maison très connue, la maison de madame Kitaïéva.

De ce jour commença pour Maslova cette vie de violation constante de toutes les lois divines et humaines, cette vie à laquelle sont actuellement condamnées des centaines de milliers de femmes, non pas seulement avec l’autorisation du pouvoir légal, soucieux du bien-être des citoyens, mais sous sa protection effective ; cette vie où neuf fois sur dix la décrépitude et la mort prématurée succèdent à d’horribles souffrances.

C’est, le matin, puis dans le jour, un sommeil pesant, après les orgies de la nuit. Vers trois ou quatre heures, un réveil exténué, dans un lit souillé ; des absorptions, par gorgées, d’eau de seltz et de café ; puis, en peignoir, en camisole, en robe de chambre, des flâneries à travers les chambres, en jetant de temps en temps des regards sur la rue, par la fenêtre aux rideaux tirés ; puis, molles, les femmes se querellent ; il faut se laver, se maquiller le visage, se parfumer le corps et les cheveux, essayer les robes, se chicaner pour cela avec la patronne ; s’étudier devant la glace ; se faire le visage et les sourcils ; absorber des mets gras et sirupeux ; ensuite endosser une robe de soie sous laquelle le corps est à demi-nu ; descendre dans un salon brillamment éclairé ; enfin la réception des clients : musique, danses, bonbons, vins, tabac ; et après cela, le commerce galant avec des hommes jeunes, mûrs, des adolescents et des vieillards tombant en ruine ; des célibataires, des hommes mariés, des marchands, des commis, des Arméniens, des Juifs, des Tatares, des riches, des pauvres, des hommes sains et des malades, des ivrognes, des sobres, des brutes et des sentimentaux, des militaires, des civils, des étudiants, des collégiens, des gens de toutes les classes, de tous les âges, de tous les caractères. Des cris, des moqueries, des rixes, de la musique, du tabac et du vin, et encore du vin et du tabac, et encore de la musique, du crépuscule au petit jour. Et seulement le matin venu, la délivrance et le sommeil lourd. Et tous les jours ainsi d’un bout de la semaine à l’autre. Puis, à la fin de chaque semaine, la visite dans le bureau de la police, où les fonctionnaires au service de l’État et les médecins, des hommes, un jour, gravement et rudement, un autre jour, joyeusement, offensant la pudeur naturelle qui devrait protéger et les créatures humaines et les bêtes, examinent ces femmes et leur donnent licence de continuer pendant toute la semaine suivante les crimes commis avec leurs complices la semaine d’avant. Et de nouveau une semaine pareille, et ainsi chaque jour, l’été comme l’hiver, les jours ouvrables comme les jours de fêtes.

Pendant sept ans Maslova vécut de cette vie. Pendant ce temps elle changea deux fois de maison et une fois dut aller à l’hôpital. La septième année de son séjour dans la maison de tolérance, et la huitième après sa première chute, elle avait alors vingt-six ans, se produisit l’événement pour lequel on l’avait arrêtée, et qui l’amenait devant la cour d’assises, après six mois de prévention avec les meurtriers et les voleuses.

  1. Trois diminutifs du nom de Catherine.