Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 28

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 198-207).


XXVIII

« Honte et dégoût, dégoût et honte ? » — songeait Nekhludov tandis qu’il revenait à pied chez lui, par les rues bien connues. La pénible impression née en lui de son entretien avec Missy ne se dissipait point. Il sentait que, formellement, si l’on peut s’exprimer ainsi, il n’avait rien à se reprocher ; il ne lui avait rien dit pouvant le lier, et ne lui avait pas fait de déclaration, mais au fond, il sentait qu’il n’en était pas moins lié vis-à-vis d’elle, qu’il lui avait fait une promesse, et cependant, aujourd’hui, il sentait par tout son être l’impossibilité de l’épouser. « Honte et dégoût, dégoût et honte », se répétait-il, à la pensée non seulement de relations avec Missy, mais de tout. « Tout est dégoût et honte », répéta-t-il en gravissant le perron de sa maison.

— Je ne souperai pas, — dit-il à Korneï, qui pénétra derrière lui dans la salle à manger, où étaient préparés le couvert et le thé. — Vous pouvez aller.

— À vos ordres, — répondit Korneï, qui, au lieu de partir, se mit à desservir la table. Nekhludov regardait Korneï et ressentait pour lui un mauvais sentiment. Il eut voulu que tout le monde le laissât en paix et il lui semblait que tout le monde, comme exprès, le contrariait. Lorsque Korneï sortit, Nekhludov s’approcha du samovar pour préparer son thé, mais il entendit les pas d’Agraféna Petrovna, et, pour ne point la voir, il sortit précipitamment et passa dans le salon, dont il ferma la porte derrière lui. Sa mère était morte dans cette pièce, trois mois auparavant. Deux lampes à réflecteurs l’éclairaient, projetant la lumière sur les deux grands portraits appendus au mur de son père et de sa mère. Et il se souvint de ses dernières relations avec sa mère, et maintenant, elles lui parurent fausses et répugnantes. Oui, c’était honteux et vilain. Il se rappelait, aux derniers temps de la maladie de sa mère, avoir positivement souhaité sa mort. Il avait pensé alors que c’était pour qu’elle fût délivrée de ses souffrances, en réalité, il l’avait désirée pour être délivré lui-même de la vue de ses souffrances.

Voulant éveiller en lui d’autres souvenirs d’elle, meilleurs, il s’approcha du portrait, signé d’un peintre célèbre et payé cinq mille roubles. Elle était représentée en robe de velours noir, la gorge découverte. L’artiste, cela se voyait, avait mis tous ses soins à bien peindre la naissance des seins, leur écartement, le cou et les épaules splendides. Aujourd’hui, il trouvait cela honteux : et dégoûtant. Il fut effrayé de ce qu’il y avait de repoussant et de sacrilège dans cette figure de sa mère, en beauté demi-nue ; et c’était d’autant plus choquant qu’ici même, trois mois auparavant, la même femme s’était étendue sur un divan, desséchée comme une momie et néanmoins dégageant une odeur que rien ne parvenait à masquer et qui empestait non seulement cette chambre, mais toute la maison. Et il lui semblait sentir encore cette odeur. Il se souvint que la veille de sa mort, elle lui avait pris sa main blanche et forte dans ses pauvres mains décharnées et noirâtres, l’avait regardé dans les yeux et lui avait dit : « Ne me juge pas, Mitia, si je n’ai pas fait ce qu’il fallait », et que, de ses yeux ternis par la souffrance, des larmes avaient coulé. « Quel dégoût ! » se dit-il encore en face du portrait où sa mère, avec un sourire triomphant, montrait ses admirables épaules et ses bras de marbre. La nudité de cette poitrine, sur ce portrait, lui fit songer à une autre jeune femme, qu’il avait vue aussi nue ces jours derniers. C’était Missy qui avait inventé un prétexte quelconque pour le faire venir un soir chez elle et se montrer à lui en toilette de bal. Et, avec une vraie répugnance, il se souvint de ses jolies épaules et de ses beaux bras. Et ce père grossier et sensuel, avec son passé de cruauté et cette mère bel esprit, de réputation suspecte. Tout cela était à la fois répugnant et honteux. Honte et dégoût, dégoût et honte.

« Non, non, — songea-t-il, — il faut se délivrer, rompre toutes ces relations mensongères avec les Kortchaguine, avec Marie Vassilievna, avec l’héritage, avec tout le reste… Oui, respirer en paix. Aller à l’étranger, à Rome, travailler à mon tableau. »

Il se rappela ses propres doutes sur son talent… « Bah ! qu’est-ce que cela fait, pourvu que je respire en liberté ? J’irai à Constantinople, ensuite à Rome ; je partirai dès la clôture de la cour d’assises. Dès que j’aurai réglé cette affaire avec l’avocat. »

Et tout à coup, dans son imagination, parut avec une vivacité extraordinaire, la prisonnière, aux yeux noirs loucheurs. Ah ! comme elle avait pleuré aux derniers mots qu’elle avait criés ! D’un geste brusque il jeta dans le cendrier la cigarette qu’il venait de terminer, en alluma une autre et se mit à arpenter la pièce. Et, par la pensée, il revit l’une après l’autre les minutes passées avec elle, leur dernier rendez-vous, cette passion bestiale qu’il ressentait alors pour elle, sa désillusion une fois celle-ci assouvie. Il revit la robe blanche, la ceinture bleue, la messe de nuit. « Oui, cette nuit-là, je l’ai aimée, vraiment aimée, d’un amour bon et pur ; et je l’avais aimée avant, et combien, lors de mon premier séjour chez mes tantes, quand je préparais ma thèse ! » Il se revit tel qu’il était alors. Et cela l’inonda d’un parfum de fraîcheur, de jeunesse, de vie heureuse ; et cela aggrava encore sa tristesse.

La différence entre l’homme d’alors et celui d’à présent lui parut énorme, autant et plus peut-être que celle qui existait entre la Katucha de l’église et la prostituée jugée ce matin qui s’enivrait avec le marchand. Brave, libre alors, rien ne lui semblait impossible ; maintenant il était enfoncé dans une existence inutile et vide, misérable et stupide, sans issue et dont même, le plus souvent, il se refusait à sortir. Il se souvint quelle fierté il tirait alors de sa franchise et de son principe de toujours dire la vérité, et en effet, il la disait ; tandis que, maintenant, il était plongé dans le plus effroyable mensonge, tenu pour la vérité par ceux qui l’entouraient. Et pas d’issue non plus à ce mensonge, du moins il n’en voyait pas. Et il s’y enfonçait par la force de l’habitude, et s’y vautrait.

Comment s’affranchir de ses relations avec Marie Vassilievna pour ne pas avoir honte de regarder en face son mari et ses enfants ? Comment rompre sans mensonge ses fréquentations avec Missy ? Comment mettre d’accord le fait d’avoir proclamé lui-même l’injustice de la propriété foncière, et celui de posséder l’héritage de sa mère, indispensable pour son existence ? Comment effacer son péché envers Katucha ? Et pourtant les choses ne pouvaient rester ainsi. « Je ne puis abandonner une femme, autrefois aimée, en me contentant de payer un avocat pour l’arracher au bagne qu’elle n’a pas mérité ; — me laver de ma faute avec de l’argent, ce que je croyais suffisant. »

Il revit la minute où l’ayant rejointe dans le corridor il lui avait glissé l’argent et s’était enfui. « Ah, cet argent » — se dit-il éprouvant l’horreur et le dégoût ressentis jadis. — « Ah ! ah ! quel dégoût ! » prononca-t-il à haute voix, comme alors. « Seul un misérable, un vaurien pouvait agir ainsi ! Et moi, je suis ce vaurien, ce misérable ! Mais, suis-je en effet ce vaurien ? Mais qui donc, sinon moi », se répondit-il, et continuant à se dénoncer soi-même : — « Et ce n’est pas tout : n’est-ce pas de la bassesse que tes relations avec Marie Vassilievna, avec son mari ? Et ton attitude en ce qui concerne tes biens ? Sous prétexte que l’argent vient de ta mère, ne jouis-tu pas de la richesse que tu considères comme illégitime ? Et toute ta vie oisive, malpropre ? Et, pour couronner le tout, — ta conduite à l’égard de Katucha. Misérable, tu l’es ! Les hommes peuvent me juger comme ils veulent, je puis les tromper, mais non me tromper moi-même ».

Et, tout-à-coup, il comprit que l’aversion qu’il ressentait depuis quelque temps envers les hommes et surtout aujourd’hui envers le vieux prince, envers Sophie Vassilievna, Missy, Korneï, n’était que de l’aversion contre soi-même. Et, chose étrange, cet aveu de sa turpitude, bien que pénible, contenait en même temps quelque chose de calmant et de consolant.

À plusieurs reprises, dans le cours de son existence, Nekhludov avait procédé déjà à ce qu’il nommait des « nettoyages d’âme » : il appelait ainsi un certain état dans lequel, parfois après un long intervalle de temps, ayant constaté tout d’un coup le ralentissement ou parfois même l’arrêt de sa vie intérieure, il se mettait à balayer toutes les souillures qui s’étaient accumulées dans son âme et étaient cause de cet arrêt.

Toujours, après de tels réveils, Nekhludov s’imposait des règles qu’il se jurait de suivre. Il écrivait un journal, recommençait une nouvelle vie, qu’il espérait déjà ne jamais changer, turning a new leaf, comme il le disait. Mais à chaque fois les séductions du monde l’avaient reconquis et, sans le remarquer, il était retombé au même point, sinon plus bas qu’avant.

Il s’était nettoyé, et réveillé ainsi, plusieurs fois : la première fois quand il avait passé les vacances chez ses tantes. Ce réveil avait été le plus vif et le plus enthousiaste. Ses suites avaient duré assez longtemps. Le deuxième réveil avait eu lieu après qu’il eut renoncé à sa situation de fonctionnaire et, rêvant de sacrifier sa vie, était entré au service militaire, pendant la guerre. Cette fois la rechute était venue très vite. Un nouveau réveil avait eu lieu quand il avait donné sa démission et qu’il était parti à l’étranger pour s’adonner à la peinture.

Depuis lors, et jusqu’à ce jour, une longue période s’était écoulée sans nettoyage d’âme, aussi n’était-il jamais arrivé à un tel degré de souillure, à un tel désaccord entre ce qu’exigeait sa conscience et la vie qu’il menait, et, s’en rendant compte, il en fut effrayé.

L’abîme était si grand, la souillure si forte, qu’au premier moment il désespéra de pouvoir s’en laver. « Plus d’une fois déjà tu as essayé de te corriger, de devenir meilleur, et tu as échoué, lui disait une voix tentatrice ; est-ce la peine de recommencer une fois encore ? Tu n’es pas seul dans ce cas, c’est la vie de tous ». Mais l’être libre, l’être moral, le seul véritable, le seul puissant, le seul éternel, cet être, dès ce moment, s’était éveillé en Nekhludov. Il ne pouvait ne pas croire en lui. Si grande que fût la distance entre ce qu’il était et ce qu’il eût voulu devenir, cet être intérieur affirmait que tout lui était encore possible.

« Quoiqu’il m’en puisse coûter, je romprai les liens du mensonge dans lequel je me vautre, et j’avouerai tout, je dirai et je ferai la vérité », se dit-il résolument à voix haute. « Je dirai la vérité à Missy, que je suis un débauché, que je ne puis l’épouser, que je l’ai troublée en vain ; je dirai à Marie Vassilievna (la femme du maréchal de la noblesse), ou plutôt non, pas à elle, mais à son mari, je dirai que je suis un misérable, que je l’ai trompé. Je disposerai de l’héritage de façon à suivre la vérité. Je lui dirai aussi à elle, à Katucha, que je suis un misérable, que j’ai péché contre elle, et je ferai tout pour adoucir son sort. Oui, je la reverrai et lui demanderai de me pardonner ».

« Oui, je lui demanderai pardon, comme font les enfants ».

Il s’arrêta.

« Je l’épouserai s’il le faut ».

Il s’arrêta, joignant les mains contre sa poitrine, comme il le faisait dans son enfance, leva les yeux et dit, s’adressant à quelqu’un :

— Seigneur, viens à mon aide, instruis-moi, pénètre en moi pour me purifier.

Il priait ; il demandait à Dieu de lui venir en aide, de pénétrer en lui et de le purifier, et ce qu’il demandait dans sa prière s’était déjà accompli. Dieu, vivant en lui, s’était éveillé en sa conscience. Il se sentait Lui ; et c’est pourquoi, il sentait non seulement la liberté, la bonté, la joie de la vie mais toute la force du bien. Il se sentait capable de faire tout le bien qu’il est possible à l’homme d’accomplir.

Tandis qu’il se disait cela, des larmes mouillaient ses yeux ; c’étaient des larmes bonnes et mauvaises : bonnes, en tant que larmes de bonheur, nées du réveil de l’être moral endormi en lui depuis des années ; mauvaises, parce que larmes d’attendrissement sur lui-même et sur sa vertu.

Il étouffait. Il s’avança, ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin. La nuit était calme, fraîche, blanche de lune. Au loin résonna un bruit de roues, puis tout redevint silencieux. Sur le sable de l’allée et sur le gazon, sous la fenêtre, se profilait l’ombre d’un grand peuplier dénudé. À gauche, sous les rayons clairs de la lune, le toit de la remise semblait tout blanc ; dans le fond, s’enchevêtraient les branches des arbres, que coupait l’ombre de la haie. Nekhludov contemplait le jardin, plein d’une douce lumière argentée, et le toit de la remise, et l’ombre du peuplier ; il écoutait et il aspirait le souffle vivifiant de l’air.

« Comme il fait beau, comme il fait beau, mon Dieu, comme il fait beau ! » se disait-il de ce qui se passait dans son âme.