Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 27

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 189-197).


XXVII

La princesse Sophie Vassilievna venait d’achever son dîner très délicat et très réconfortant, qu’elle prenait toujours seule, de crainte qu’on ne la vît dans cette occupation peu poétique. Le café était servi sur un petit guéridon, près de sa chaise longue, et elle fumait une cigarette. La princesse Sophie Vassilievna était brune, maigre, longue, avec de longues dents et de grands yeux noirs, et s’efforcait de se donner encore des airs de jeune femme.

On jasait sur ses relations avec son médecin. Nekhludov, autrefois, ne faisait point attention à ces clabauderies ; et aujourd’hui, non seulement il se les rappelait, mais quand il aperçut, assis tout contre la chaise longue, le docteur à la barbe lustrée et séparée en deux pointes, il éprouva une impression de dégoût.

À côté de Sophie Vassilievna, sur un fauteuil moelleux et bas, était assis Kolossov, agitant son café. Sur le guéridon était posé un petit verre de liqueur.

Missy entra chez sa mère avec Nekhludov, mais ne resta pas dans la chambre.

— Quand maman sera fatiguée et vous congédiera, vous viendrez me rejoindre, — dit-elle à Kolossov et à Nekhludov, de son ton ordinaire, comme si rien d’anormal ne se fût passé entre elle et ce dernier ; et elle sortit de la chambre en souriant et d’un pas qui glissait sur le tapis moelleux.

— Eh ! bonjour, mon ami, asseyez-vous et racontez, — dit la princesse Sophie Vassilievna, avec son sourire apprêté et qui semblait naturel, de sa bouche ornée de longues et belles dents aussi parfaitement imitées. — On me dit que vous êtes revenu de la cour d’assises de fort méchante humeur. Je pense que c’est très pénible pour des hommes de cœur, dit-elle en français.

— Oui, c’est vrai, — fit Nekhludov. — On y sent bien souvent sa… on sent qu’on n’a pas soi-même le droit de juger…

Comme c’est vrai, — dit la princesse, semblant frappée de la justesse de cette réflexion ; car elle possédait l’art de flatter toujours ses interlocuteurs. — Eh bien ! où en est votre tableau ? — reprit-elle, — il m’intéresse énormément. Si je n’étais si faible je serais depuis longtemps allé le voir chez vous.

— Je l’ai complètement abandonné, — répondit sèchement Nekhludov, pour qui, aujourd’hui, la fausseté de ces flatteries était aussi évidente que la vieillesse qu’elle dissimulait. Et malgré ses efforts, il ne pouvait plus être aimable.

— C’est dommage ! Savez-vous que Répine lui-même m’a affirmé le grand talent de notre ami, — dit-elle en se tournant vers Kolossov.

« Comment n’a-t-elle pas honte de mentir ainsi ?» songea Nekhludov renfrogné.

Voyant que Nekhludov n’était pas en train, et qu’une conversation agréable et spirituelle était impossible avec lui, Sophie Vassilievna se tourna vers Kolossov et lui demanda son opinion sur un nouveau drame, comme si l’opinion de Kolossov devait résoudre tous les doutes et que chaque parole en dût être conservée pour toujours. Kolossov n’était pas content du drame, et en profita pour exposer ses théories sur l’art. Comme toujours, la princesse Sophie Vassilievna se montrait frappée de la justesse de ses observations, et plaçait un mot, en faveur de l’auteur du drame, pour aussitôt capituler ou trouver un moyen terme. Nekhludov regardait et écoutait, mais il voyait et entendait tout autre chose que ce qui était devant lui.

En écoutant tantôt Sophie Vassilievna tantôt Kolossov, Nekhludov constatait : premièrement, que Sophie Vassilievna et Kolossov n’avaient pas plus d’intérêt pour le drame qu’ils n’en avaient l’un pour l’autre, et que le seul but de leur conversation était de satisfaire le besoin physiologique de mouvement des muscles de la langue et du gosier après le repas ; deuxièmement, que Kolossov ayant bu de l’eau-de-vie, du vin et de la liqueur, était quelque peu ivre, non pas de cette ivresse des moujiks qui boivent occasionnellement, mais de celle des gens qui sont accoutumés à boire. Il ne titubait pas et ne disait pas de sottises, mais son état d’excitation et de contentement de soi était anormal ; troisièmement, Nekhludov voyait, qu’au plus fort de l’entretien, la princesse Sophie Vassilievna, inquiète, ne quittait pas des yeux la fenêtre où glissait un oblique rayon de soleil, qui risquait d’éclairer trop crûment sa vieillesse.

— Comme c’est vrai, — répondit-elle à une remarque quelconque de Kolossov, tout en pressant le bouton d’une sonnerie électrique.

À ce moment, sans rien dire, en familier de la maison, le docteur se leva et sortit de la chambre. Sophie Vassilievna le suivit des yeux tout en continuant la conversation.

— Philippe, je vous prie de baisser ce rideau, — dit-elle au beau valet de chambre qui était entré à l’appel de sa sonnette, en lui indiquant des yeux le rideau de la fenêtre.

— Non, vous avez beau dire, il y a en lui quelque chose de mystique, et pas de poésie sans mysticisme, — reprit elle, tandis qu’un de ses yeux noirs suivait avec humeur les mouvements du laquais occupé à baisser le rideau.

— Le mysticisme sans poésie est superstition ; et la poésie sans mysticisme c’est de la prose, — poursuivit-elle avec un sourire contrit, et l’œil fixé sur le laquais qui dégageait les plis du rideau.

— Non Philippe, ce n’est pas ce rideau ; c’est celui de la grande fenêtre, — dit Sophie Vassilievna avec un air de souffrance et semblant s’appitoyer sur elle-même de l’effort que lui coûtaient tant de paroles ; et, pour se calmer, de sa main lourde de bagues, elle porta à ses lèvres la cigarette parfumée.

Le beau Philippe, marchant légèrement sur le tapis, les jambes musculeuses et les mollets saillants, silencieux et soumis, s’approcha de l’autre fenêtre et, regardant la princesse, il se mit à baisser soigneusement le rideau afin que le moindre rayon ne se permît pas de tomber sur elle. Mais cette fois encore ce n’était pas bien ; et, de nouveau, la souffrante Sophie Vassilievna dut interrompre sa dissertation sur le mysticisme pour diriger l’impitoyable et stupide Philippe, qui la fatiguait tant. Pour un moment, un éclair brilla dans les yeux de Philippe.

« Eh ! le diable sait ce qu’il te faut, doit-il penser », se dit Nekhludov en observant cette scène. Mais le beau et robuste Philippe réprima aussitôt son mouvement d’impatience et se mit en devoir d’exécuter les ordres de l’indolente, faible et toute falsifiée princesse Sophie Vassilievna.

— Il y a certainement beaucoup de vrai dans la théorie de Darwin, mais parfois il va trop loin, — reprit Kolossov en s’agitant sur son fauteuil et regardant la princesse de ses yeux somnolents.

— Et vous, croyez-vous à l’hérédité ? — demanda Sophie Vassilievna à Nekhludov, dont le silence lui pesait.

— L’hérédité ? — interrogea Nekhludov ; — non, je n’y crois pas, — répondit-il, sans se détacher des visions étranges qui hantaient son imagination.

Il se représentait, posant à côté du robuste, du beau Philippe, Kolossov nu, avec son ventre en citrouille, sa tête chauve et ses bras maigres, pendant comme des cordages. Et vaguement aussi, il se représentait telles qu’elles devaient être les épaules de Sophie Vassilievna, maintenant recouvertes de soie et de velours ; mais cette image était trop hideuse, et il la repoussa.

Sophie Vassilievna le regarda.

— Mais j’oublie que Missy vous attend — dit-elle. — Allez la rejoindre ; elle a l’intention de vous jouer le nouveau morceau de Grieg ; c’est très intéressant.

« Elle n’a rien à me jouer. À quoi bon ces mensonges », pensa Nekhludov en se levant et en serrant la main transparente, osseuse et chargée de bagues de Sophie Vassilievna.

Il rencontra dans le salon Catherine Alexéïevna qui l’arrêta au passage :

— Je vois quand même que les fonctions de juré vous dépriment fort, — lui dit-elle, en français, suivant sa coutume.

— Oui, excusez-moi, je ne me sens pas en train, et je n’ai pas le droit d’imposer mon ennui aux autres, — répondit Nekhludov.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas en train ?

— Permettez-moi de ne pas vous le dire, — dit-il en cherchant son chapeau.

— Vous oubliez que vous-même avez affirmé qu’il faut toujours dire la vérité, et même que vous en avez profité pour nous en dire de dures à tous. Pourquoi, aujourd’hui, ne voulez-vous pas dire la vérité ? Tu t’en souviens, Missy ? — ajouta Catherine Alexéïevna, se tournant vers Missy qui venait d’entrer.

— Alors, c’était un jeu, — répondit gravement Nekhludov. — Au jeu tout est permis. Mais dans la vie réelle nous sommes si mauvais… c’est-à-dire, je suis si mauvais… que moi, au moins, je n’ai pas le droit de dire la vérité.

— Ne vous reprenez pas ; dites plutôt que nous tous sommes mauvais, répartit Catherine Alexéïevna, en jouant sur les mots, sans prendre garde à la gravité de Nekhludov.

— Rien n’est pire que de se dire qu’on n’est pas entrain, — dit Missy. — Moi, je ne me l’avoue jamais, aussi suis-je toujours entrain. Allons, suivez-moi. Nous allons essayer de chasser votre mauvaise humeur.

Nekhludov éprouva le sentiment que doit éprouver un cheval quand on le caresse pour le brider et l’atteler. Il n’avait jamais encore eu si peur de se laisser atteler. Il s’excusa, prétextant qu’il avait besoin de rentrer chez lui, et se prépara à prendre congé.

Missy lui retint la main plus longtemps qu’à l’ordinaire.

— N’oubliez pas que ce qui est grave pour vous, l’est au même titre pour vos amis, — dit-elle — Vous viendrez demain ?

— Je ne le pense pas, — répondit Nekhludov ; et, pris de honte, (il ne savait si c’était pour lui ou pour elle), il rougit et s’empressa de sortir.

— Que signifie cela ? Comme cela m’intrigue, — dit Catherine Alexéïevna, quand Nekhludov fut parti. — Je le saurai. Quelque affaire d’amour-propre, il est très susceptible, notre cher Mitia.

« Plutôt une affaire d’amour sale », pensa, mais sans le dire, Missy, qui regardait devant elle d’un air sombre, tout différent de celui qu’elle avait en présence de Nekhludov ; mais n’osant pas risquer devant Catherine Alexéïevna ce calembour de mauvais ton, elle dit seulement :

— Nous avons tous nos bons et nos mauvais jours.

« Celui-là aussi ; se déroberait-il, — pensa-t-elle, — ce serait bien mal de sa part, après tout ce qui s’est passé. »

Si l’on eût demandé à Missy ce qu’elle entendait par ces mots : « tout ce qui s’est passé », elle n’eut pu alléguer rien de précis ; elle avait cependant l’impression absolument nette que non seulement il avait provoqué en elle des espérances, mais qu’il s’agissait presque d’une promesse. Tout cela était vague, mais il y avait des regards, des sourires, des allusions, des silences. Aussi le regardait-elle comme lui appartenant, et la pensée de le perdre lui était très pénible.