Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/05

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 472-477).

CHAPITRE V


Dans le long trajet du convoi depuis son départ de la prison jusqu’à Perm, Nekhludov n’avait pu voir la Maslova que deux fois ; il l’avait vue d’abord à Nijni-Novgorod, dans le parloir de la prison, à travers une grille, et une seconde fois à Perm, également dans un parloir de prison. Les deux fois, il l’avait trouvée silencieuse et froide. Quand il lui avait demandé si elle n’avait besoin de rien, elle lui avait répondu d’un ton sec et contraint, qui lui avait rappelé la façon malveillante dont elle l’avait accueilli naguère dans la prison. Et il s’était fort affligé de cette disposition hostile, ne sachant pas qu’elle provenait surtout de l’irritation produite chez la Maslova par les continuelles instances dont elle était l’objet de la part des prisonniers et des gardiens du convoi. Il craignait que, sous l’influence des conditions pénibles et immorales où elle se trouvait, elle ne retombât dans son ancien état de découragement, comme aussi de haine pour elle-même et les autres. Il craignait que de nouveau elle ne se remît à le détester, que de nouveau, elle ne cherchât l’oubli dans le tabac et l’eau-de-vie. Mais il n’avait rien pu faire pour lui venir en aide, les chefs du convoi s’étant strictement opposés à ce qu’il la vît. Et c’est seulement lorsqu’il avait obtenu le transfert de la Maslova dans la section des condamnés politiques, alors seulement il avait pu découvrir combien ses craintes étaient peu fondées. Car, dès la première entrevue en tête à tête qu’il avait eue avec elle, à Tomsk, il l’avait retrouvée telle qu’elle était lors de ses dernières visites à la prison. Loin de paraître gênée en l’apercevant, ou de prendre devant lui une attitude contrainte et sournoise, elle l’avait accueilli avec une joie sincère, le remerciant avec insistance de tout ce qu’il avait fait et faisait pour elle.

Nekhludov avait même constaté que le changement qui s’était produit en elle commençait à se refléter jusque dans son apparence extérieure. Au bout de deux mois de marche, elle avait maigri, sa peau s’était hâlée, les rides sur ses tempes et autour de sa bouche s’étaient accentuées ; et ni dans son vêtement, ni dans sa coiffure, ni dans ses attitudes, aucune trace ne restait plus de son ancienne coquetterie. Et la vue de ce changement causait à Nekhludov un plaisir sans cesse plus vif.

Il éprouvait maintenant pour la Maslova un sentiment que jamais encore il n’avait éprouvé. Ce sentiment n’avait rien de commun avec son premier enthousiasme juvénile, ni avec le grossier désir sensuel qu’il avait ressenti plus tard, ni non plus avec le sentiment à la fois noble et égoïste qu’il avait éprouvé lorsque, en retrouvant Katucha, il avait résolu de réparer sa faute envers elle et de l’épouser. Ce sentiment était le même mélange de pitié et de tendresse que, à plusieurs reprises, il avait éprouvé dans la prison : mais avec cette différence que, jusque-là, il n’avait éprouvé ce sentiment que par intervalles, et en s’y efforçant, tandis qu’à présent il l’éprouvait d’une façon naturelle et constante. À quoi qu’il pensât désormais, quoi qu’il fît, son cœur était rempli de ce mélange de tendresse et de pitié pour la Maslova.

Et ce sentiment nouveau, comme jadis son premier amour, avait ouvert dans l’âme de Nekhludov les sources de pitié et de tendresse que la nature y avait mises, mais dont l’issue s’était trouvée fermée pendant de longues années.

Depuis le commencement de son voyage à la suite du convoi, en effet, Nekhludov se sentait dans un état d’exaltation sentimentale qui le contraignait, en quelque sorte malgré lui, à s’intéresser aux pensées et aux émotions de toutes les personnes qu’il voyait, depuis les cochers et les gardiens du convoi jusqu’aux directeurs de prisons et aux officiers de police.


Le transfert de la Maslova dans la section des condamnés politiques avait fourni à Nekhludov l’occasion de faire connaissance avec bon nombre de ces condamnés, et notamment avec les cinq hommes et les quatre femmes qui faisaient partie de la même chambrée que la Maslova. Et ces relations de Nekhludov avec les condamnés politiques avaient complètement modifié son opinion sur eux, comme aussi sur le parti révolutionnaire russe pris en général.

Depuis le début du mouvement révolutionnaire en Russie, Nekhludov avait éprouvé pour les représentants de ce mouvement un sentiment d’aversion et de malveillance. Il avait détesté, surtout, la cruauté et la dissimulation des moyens employés par eux dans leur lutte contre l’autorité, leurs conspirations, leurs attentats criminels ; et il avait été indigné aussi de la suffisance, du contentement de soi, de l’insupportable vanité qu’il savait être autant de traits communs à la plupart des révolutionnaires. Mais, lorsqu’il connut ces révolutionnaires de plus près, lorsqu’il apprit la façon dont ils étaient traités par l’autorité, il comprit que ces hommes ne pouvaient pas être différents de ce qu’ils étaient.

Car pour affreuses et absurdes que fussent les tortures infligées à ceux qu’on est convenu d’appeler les criminels de droit commun, ces tortures, avant et après le jugement, gardaient du moins une apparence de légalité ; tandis que, dans la façon dont on traitait les détenus politiques, cette apparence même faisait défaut. Nekhludov, au reste, l’avait bien vu déjà à Pétersbourg, dans l’aventure de la Choustova ; mais mieux encore il le voyait à présent, en écoutant les récits des compagnons de Katucha. Il voyait que la façon dont on traitait ces malheureux ressemblait tout à fait à la façon dont on pêche le poisson dans les étangs ; après avoir tiré le filet, on jette sur le bord tout le poisson qu’on a pu attraper ; et puis on garde les grosses pièces, sans s’inquiéter du fretin, qu’on laisse mourir sur le sable. De même on procédait dans la pêche aux révolutionnaires ; on empoignait au hasard, par centaines, des personnes dont beaucoup étaient manifestement innocentes et hors d’état de nuire à l’autorité ; on les gardait, souvent pendant des années, dans les prisons, où elles devenaient phtisiques, ou perdaient la raison, ou se tuaient ; et on les gardait ainsi, simplement, parce qu’on n’avait pas de motif pour les relâcher, ou parce qu’on trouvait plus commode de les avoir sous la main, en vue de certains témoignages qu’elles pouvaient fournir. Le sort de ces personnes, innocentes même au point de vue strictement légal, dépendait du caprice, du loisir, de l’humeur d’un officier de police, ou d’un procureur, ou d’un juge d’instruction, ou d’un gouverneur, ou d’un ministre. Suivant qu’un de ces fonctionnaires voulait « faire du zèle », ou bien préférait vivre tranquille, il arrêtait en masse les jeunes gens suspects de s’occuper de politique, ou bien il les laissait tous libres ; et, les ayant fait arrêter, il les gardait en prison ou les relâchait. Et pareillement, c’était l’arbitraire seul des gouverneurs et des ministres qui décidait ce qui devait advenir ensuite de ces détenus ; pour les mêmes délits, les uns étaient déportés au bout du monde, d’autres tenus en cellule, d’autres envoyés aux travaux forcés, d’autres condamnés à mort, et d’autres encore relâchés, lorsqu’une dame élégante leur faisait la grâce de s’occuper d’eux.

On agissait envers ces malheureux comme on agit envers des ennemis, en temps de guerre ; et eux, de leur côté, ils employaient dans leur lutte les mêmes procédés qu’on employait contre eux. Et de même que, en temps de guerre, officiers et soldats se sentent autorisés par l’opinion générale à commettre des actes qui, en temps de paix, sont tenus pour criminels, de même les révolutionnaires, dans leur lutte, se regardaient comme couverts par l’opinion de leur cercle, en vertu de laquelle les actes de cruauté qu’ils commettaient étaient nobles et moraux, étant commis par eux au prix de leur liberté, de leur vie, de tout ce qui est cher à la plupart des hommes. Ainsi s’expliquait, pour Nekhludov, ce phénomène extraordinaire que des personnes excellentes, incapables non seulement de causer une souffrance, mais même d’en supporter la vue, pussent se préparer tranquillement à la violence et au meurtre, et professer la sainteté de tels actes, considérés comme moyens de défense, ou encore comme instrument utile à la réalisation d’un idéal de bonheur pour l’humanité. Et quant à la haute idée que les révolutionnaires se faisaient de leur œuvre, et, par suite, d’eux-mêmes, cette idée découlait tout naturellement de l’importance que leur attribuaient leurs adversaires et de la cruauté exceptionnelle qu’ils apportaient à les combattre : sans compter que les malheureux étaient obligés d’avoir d’eux-mêmes cette haute idée, et qu’elle contribuait à leur donner la force de supporter la vie de souffrance qui leur était faite.

À les connaître de plus près, Nekhludov s’était convaincu qu’ils n’étaient ni de ténébreux malfaiteurs, comme le croyaient certaines personnes, ni non plus de parfaits héros, comme l’imaginaient d’autres personnes, mais simplement des hommes ordinaires, parmi lesquels se trouvaient, de même que partout, des hommes bons, d’autres méchants, et une majorité d’hommes médiocres. Des hommes se trouvaient parmi eux qui étaient devenus révolutionnaires parce que, très sincèrement, ils se regardaient comme tenus de lutter contre le mal ; d’autres s’y trouvaient qui étaient devenus révolutionnaires pour des motifs égoïstes, par ambition ou par vanité ; mais la plupart étaient devenus révolutionnaires sous l’effet d’un sentiment que Nekhludov comprenait bien et avait lui-même éprouvé, pendant qu’il faisait la guerre contre les Turcs, le sentiment qui pousse les jeunes gens à désirer le danger, à s’exposer à des risques, à varier de la fièvre d’un jeu la monotonie de leur vie.

La principale différence que Nekhludov découvrait entre les condamnés politiques et l’ordinaire des hommes consistait en ce que l’obligation morale, telle que l’entendaient ces condamnés, était plus haute qu’elle ne l’est pour l’ordinaire des hommes. Pour eux, en effet, le devoir n’impliquait pas seulement la résistance aux fatigues et aux privations, et la franchise, et le désintéressement, mais aussi le sacrifice de tous les biens, et de la vie même, au profit de l’œuvre commune. De là venait que, parmi les révolutionnaires, ceux qui étaient naturellement supérieurs au niveau moyen représentaient des types très remarquables d’élévation morale ; tandis que, chez ceux d’entre eux qui étaient naturellement inférieurs au niveau moyen, cette infériorité s’accusait avec un relief tout particulier, par son contraste avec l’idéal moral que ces hommes professaient. Et c’est ainsi que Nekhludov s’était pris d’une très vive affection pour quelques-uns des déportés qui faisaient route avec la Maslova, tandis que pour quelques autres, au contraire, il éprouvait une indifférence mêlée d’antipathie.