Répertoire national/Vol 1/Monsieur Desnotes

Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 310-321).

1835.

MONSIEUR DESNOTES.

Monsieur Desnotes était un ci-devant notaire, frais, gaillard, jovial, que son économie, (assistée d’une certaine adresse), avait placé dans un état d’aisance qui lui permettait de vivre sans soucis de l’avenir. Il pouvait avoir à peu près quarante-cinq ans ; sa maison était ouverte à tous ses amis ; sa bibliothèque était soignée et sa cave l’était encore mieux ; son orgueil consistait à faire goûter ses vins à un cercle choisi mais peu nombreux de connaissances, et à montrer à ses clients les rangées de livres qui s’étalaient sur ses tablettes : aussi s’était-il acquis la réputation d’un bon garçon et de savant ; réputation qu’il devait plus à ses cartes géographiques et à ses bouquins qu’à son érudition ; ou pour mieux dire, il était plus érudit que savant. Du reste, il parlait gaiement à tout le monde ; donnait plus de conseils que d’argent ; coutume que suivent bien des gens qui ne valent pas monsieur Desnotes, et cependant il n’était pas avare, il n’était qu’économe. Monsieur Desnotes avait des habitudes régulières ; il n’aimait pas à parler politique parce qu’il prétendait un peu à la philosophie. Il disait que la politique est un vaste champ où des aveugles combattent, où les uns frappent à gauche, les autres à droite, et le plus grand nombre à vide ; où chacun crie sur des choses qu’il ne voit pas, où chacun prétend voir beaucoup, où l’un veut aller au nord, l’autre au sud ; et où, faute de s’entendre, l’on meurt en criant, combattant, sans avoir recouvré la vue, ni changé de place. Monsieur Desnotes, comme vous le voyez, croyait en savoir plus que les autres ; pardonnez-lui cela, car il est mort depuis longtemps, et probablement que s’il eût vécu de nos jours, il eût changé de manière, vu que nous sommes, comme chacun sait, bien plus avancés, bien plus savants dans toutes ces belles choses, aujourd’hui qu’autrefois. L’on doit dire cependant que, quelque simple qu’ait été monsieur Desnotes, il avait su acquérir l’estime de tout le monde, ce qui vaut bien, à mon avis, la science politique, n’en déplaise aux célébrités.

Malgré tout cela, monsieur Desnotes n’était pas heureux. Pourquoi ? ah ! ma foi, parce qu’il ne se trouvait pas heureux. Aussi longtemps qu’il avait travaillé, il n’avait songé qu’à ses occupations, qui l’avaient toujours assez distrait pour le détourner des affections ordinaires du monde : il ne s’était pas marié.

Bien des personnes penseront qu’il aurait dû être heureux justement pour cette raison ; monsieur Desnotes pensait autrement ; que voulez-vous que j’y fasse ? Chacun son goût. Monsieur Desnotes se trouvait seul, s’ennuyait et croyait qu’une épouse serait une distraction ; il pouvait tomber malade et pensait qu’une épouse le soignerait ; il aimait à être flatté, prévenu, choyé, et il espérait qu’une épouse serait prévenante, le flatterait, le choierait ; enfin pour beaucoup d’autres raisons, parmi lesquelles on doit ranger la curiosité, disposition naturelle à l’homme aussi bien qu’à la femme, monsieur Desnotes se figurait que le mariage ferait son bonheur ; dès-lors, il commença à jeter les yeux autour de lui et chercha quelle serait la personne digne d’embellir ses jours futurs. Comme je n’ai pas encore été marié, je ne donnerai pas mon opinion sur cette nouvelle idée de monsieur Desnotes ; je laisserai à mes lecteurs clairvoyants et à mes aimables lectrices qui ont connu cet état, le soin de la juger, leur recommandant seulement de ne dire leur opinion qu’après y avoir réfléchi pendant dix ou douze ans, ou plutôt de ne la dire jamais, de peur de créer une discussion semblable à la politique… tel que l’entendait monsieur Desnotes.

Monsieur Desnotes était embarrassé, car il se disait : Je suis assez bien seul ; mais, si j’épouse une femme qui n’ait rien, pourrai-je la faire vivre et vivre moi-même dans l’aisance ? Il me faut donc trouver une femme qui m’apporte, pour le moins, autant que je possède. D’un autre côté, si j’épousais une femme riche, m’aimera-t-elle, me flattera-t-elle ? Ah ! tout ceci est fort douteux, fort embarrassant ! Comme on voit, il ne raisonnait pas si mal ; pour un ancien notaire, ce n’est pas étonnant.

Vis-à-vis monsieur Desnotes, vivait une demoiselle, que les personnes qui ne la connaissait pas décoraient du nom de madame. Soit que ce titre lui fût donné à cause de l’air rangé, distingué, posé, qui la faisait remarquer, elle s’en trouvait flattée lorsqu’il sortait de la bouche de jeunes demoiselles, et il lui déplaisait quand un jeune homme le lui adressait ; n’en connaissant pas la raison, je ne puis vous expliquer cette bizarrerie.

Mademoiselle Lesattret paraissait vivre assez bien, mais on ne connaissait pas exactement ses moyens d’existence ; ce qui ne laissait pas que de créer mille conjectures parmi les voisins et surtout les voisines ; selon les unes elle recevait des rentes d’Angleterre, et appartenait à quelque famille noble ; selon d’autres ce n’était qu’une ancienne domestique que le testament d’un bon maître avait enrichie ; les unes prétendaient qu’elle n’avait rien et travaillait secrètement, d’autres faisaient des conjectures un peu moins charitables ; enfin chaque jour faisait naître une nouvelle supposition.

On avait souvent essayé de questionner la vieille gouvernante Marguerite ; mais, chose étonnante ! on n’avait jamais pu tirer d’elle que des inductions vulgaires ; c’était à en mourir de dépit. Si quelqu’un entrait chez elle, vite on se rassemblait : — Savez-vous la nouvelle, ma chère ? — Non, ma chère ; quelle nouvelle ? On se rapprochait, tous les yeux brillaient ! les oreilles étaient attentives et, chose encore plus étonnante, on faisait silence. — Attendez : j’ai vu un monsieur marcher longtemps dans la rue, regarder à droite, à gauche, s’arrêter, marcher encore, et enfin il accosta un petit garçon qui l’écouta, regarda autour de lui, puis parut lui indiquer la demeure de mademoiselle Lesattret ; il alla frapper à la porte ; la vieille gouvernante vint lui ouvrir, sembla très joyeuse de le voir, et le fit entrer. Voilà déjà longtemps qu’il y est ; je ne sais qu’en penser ; je n’ai pas pu trouver le petit garçon pour lui demander ce que lui a dit ce monsieur. — C’est bien étonnant ça ! — Oh ! il y a quelque chose là-dessous. Mais, dites-moi, ma chère, a-t-il un air… là… comme il faut ? quelle tournure a-t-il ? comment est-il habillé ? — Je vais vous dire ce que je crois, ce n’est pas que je veuille parler contre cette demoiselle… mais… on ne sait pas… il se passe quelquefois… enfin Dieu sait tout ; d’abord, il a un chapeau gris avec un grand crêpe, ce qui indique qu’il y a quelque mort et ce pourrait bien être un testament qu’il… ou enfin, on ne peut pas savoir. Il porte un habit noir un peu usé. Ce qui me paraît louche surtout, c’est qu’il a des lunettes vertes, et c’est ce qui m’intrigue le plus, car on dit que quelquefois les gens en portent pour cacher leurs yeux ; il faut avouer qu’on a bien des ruses. Puis il portait un énorme paquet de papiers attachés d’un ruban rose, ce qui pourrait fort bien être quelque chose d’important ; qu’en pensez-vous ?

Je vais laisser parler mesdames les voisines qui en auront encore pour longtemps probablement à conjecturer, et je veux vous faire connaître plus particulièrement mademoiselle Lesattret, qui est une personne fort aimable. Elle a près de trente ans. Vous me direz que c’est un âge un peu avancé pour une demoiselle, je vous répondrai qu’une femme est encore jeune à cet âge, et qu’on l’est toujours avec un caractère agréable ; pour cette fois, j’aurai de mon côté une bonne partie du beau sexe ; ainsi donc, vous avez tort, ne m’interrompez plus. D’ailleurs, cette demoiselle avait la précaution de ne jamais dire son âge, et parlait de sa naissance de manière à faire supposer, sans se compromettre, qu’elle approchait des vingt-cinq. Elle chantait bien, s’accompagnait de la guitare, et connaissait le nom des auteurs classiques ; elle avait un certain usage du monde, qui, joint à de l’esprit, attirait l’attention et la rendait très séduisante. Elle avait une petite rente que lui avait laissée un de ses frères ; elle ne pouvait que vivre bien économiquement, mais quelques broderies, qu’elle faisait vendre par sa gouvernante, lui procuraient les moyens de paraître indépendante ; elle sortait rarement et recevait peu de visites.

Depuis longtemps, monsieur Desnotes s’était introduit auprès d’elle, lui faisait de régulières visites, et peu à peu s’était trouvé subjugué par ses charmes ; chaque jour il découvrait en elle de nouvelles qualités, et se trouvait de plus en plus attaché à celle qu’il appelait son amie, mais qu’il eût voulu lier par des nœuds plus doux encore.

Mademoiselle Lesattret paraissait recevoir ses hommages avec plaisir, mais elle n’avait jamais essayé de le lui faire faire entendre. Vingt fois monsieur Desnotes partit dans l’intention de lui proposer le mariage, et vingt fois les réflexions pécuniaires étaient venues l’arrêter dans ses projets ; il eût désiré connaître quelles étaient ses véritables ressources ; mais, trop délicat pour l’interroger à ce sujet ou trop adroit pour découvrir ses craintes, il différa toujours, espérant qu’un hasard quelconque lui apporterait une fois les lumières exactes sur son amie.

Les fréquentes visites de monsieur Desnotes à mademoiselle Lesattret excitaient continuellement aussi le babil des voisines qui étaient parvenues à force d’intrigues, de questions, à savoir que le monsieur qu’elles avaient vu entrer chez elle était un ami de la vieille gouvernante qui était venu lui apporter quelques journaux ; car elle aimait à lire, la vieille Marguerite, et, à l’entendre, elle eût voulu changer les destinées du monde entier. Elle était pour l’arbitraire ; elle prétendait que les peuples étaient trop insolents et que c’étaient des enfants qu’il fallait mieux fouetter que gâter ! elle radotait ; excusez son âge et ses prétentions ; de la cuisine aux marches du trône, chacun veut avoir une opinion ; Marguerite avait la sienne.

Monsieur Desnotes s’était toujours fait remarquer par sa douceur, par sa gaité et l’aménité de ses manières ; mais l’amour (car on ne peut se dissimuler qu’il en ressentait beaucoup pour mademoiselle Lesattret), l’amour avait détruit ce qui jusqu’alors avait fait le charme de sa vie ; il devint brusque, distrait, colère, jaloux ; il passait une partie de son temps à soupirer, enfin un véritable amoureux ! amant d’autant plus ridicule que ses cheveux grisonnants faisaient supposer un être plus grave. On prétend que l’amour rend aimable ; je crois tout le contraire, car je n’ai jamais été plus maussade que lorsque j’aimais, et notez que je fus toujours amoureux.

Un matin donc qu’il était plongé dans des réflexions économico-pécuniarico-matrimoniales, la veille Marguerite entra dans sa chambre aussi précipitamment que sa marche tremblottante pouvait le lui permettre. Ah ! mon bon monsieur Desnotes, venez vite chez ma pauvre maîtresse, elle est à la dernière extrémité ; oh ! je crains bien qu’elle ne succombe, car le docteur désespère de sa vie ; elle extravague et vous appelle souvent.

Monsieur Desnotes fut exaspéré à ces paroles, il se leva subitement, courait dans sa chambre comme un possédé ; il mettait tant de précipitation à s’habiller qu’il endossait son habit avant son gilet, se chaussait d’une botte et d’une pantoufle, et voulait sortir en mettant sa serviette en cravate. La vieille Marguerite était aussi effrayée pour lui que pour sa maîtresse, et, mettant toute modestie de côté, parvint à le convaincre qu’un caleçon n’était pas un costume assez décent pour se rendre chez une demoiselle ; enfin, après mille peines, elle le tranquillisa et l’amena auprès de sa maîtresse.

Mademoiselle Lesattret ne pouvait d’abord le reconnaître, mais après un instant, elle lui dit d’une voix faible et entrecoupée : ah ! cher monsieur Desnotes, vous voici, j’en suis bien satisfaite, je suis mieux. Cependant, comme il faut être préparé à tout, et afin d’éviter les discussions que ma mort pourrait occasionner, je veux régler la distribution de mes biens. Vous sachant un ami de confiance, je vous ai choisi pour écrire mes dernières volontés. Le notaire ouvrait de grands yeux étonnés à chacun de ces mots ; il commençait à regretter de n’avoir pas depuis longtemps proposé son union à sa déité ; il renvoya le docteur et la gouvernante et se disposa tristement à écrire ce qu’on allait lui dicter ; quand il eut fini le préambule de mots barbares, qui commence toujours un testament, il la prévint qu’il était prêt.

— Je lègue à ma nièce, Joséphine Lesattret, fille de etc., etc., mes quatre maisons situées à New-York, etc. Monsieur Desnotes était plus que sérieux.

— Je lègue à mon frère, Johu Lesattret, la jouissance de vingt mille piastres d’actions de la Banque des États-Unis, retournables après sa mort à l’hospice des orphelins, etc. Monsieur Desnotes se mordait les doigts.

— Je lègue à mon neveu, William, la possession pleine et entière du vaisseau le Hope qu’il commande, etc., etc. Monsieur Desnotes gémissait tout bas, et maudissait les craintes qu’il avait eues ; chaque nouvelle donation était un coup de poignard, chaque legs lui arrachait un gémissement.

Mademoiselle Lesattret le remerciait de l’intérêt qu’il semblait prendre à sa situation et l’assurait qu’elle se sentait beaucoup mieux. Il priait avec ferveur pour la conservation de ses jours. Après avoir terminé cette triste cérémonie, il rentra chez lui furieux, désespéré, donna un coup de pied à son chien qui venait le caresser, déchira son jabot, se brouilla avec deux de ses plus anciens amis, et, pour se distraire de sa douleur, but trois bouteilles de vin ; ce qui ne lui était jamais arrivé.

Cependant, mademoiselle Lesattret se rétablit peu à peu ; monsieur Desnotes devint plus attentif que jamais, et, de crainte de faire naître le soupçon qu’il tenait à la fortune, ne parla jamais du testament ; son amie n’en faisait aucune mention et paraissait s’attacher à lui, de manière à lui faire croire qu’elle ne rejetterait pas la proposition qu’il avait dessein de lui faire.

Enfin, lorsqu’il se crut presque sûr de réussir, il résolut de tenter la fortune. Il s’habilla donc aussi coquettement que possible, chiffonna trois ou quatre cravates blanches avant d’en trouver une arrangée à son goût, essaya deux ou trois culottes, entreprit de s’arracher tous les cheveux blancs qu’il apercevait d’abord, mais vit bientôt qu’il valait mieux les noircir ; il s’admira durant une demi-heure, et se tournant et se retournant devant un miroir, il étudia ses phrases, ses positions, tâcha de parler, de sourire, sans déceler de combien de dents sa bouche était en deuil. Enfin il sortit, et arrivé vers l’objet de sa convoitise, il frappa trois petits coups, puis entra en sautillant sur la pointe du pied comme un homme content de lui-même.

Je n’entrerai pas dans les détails d’une proposition de mariage ; la demoiselle a l’air de balancer, de résister, tandis que son cœur saute de joie ; elle fait observer mille considérations, mille obstacles, mille scrupules, mille craintes pour l’avenir ; le monsieur lève toutes les difficultés, fait mille serments ; on finit par se promettre un attachement mutuel, promesse qu’on tiendra aussi longtemps que possible : enfin une vraie comédie.

Je pense qu’il en fut ainsi de monsieur Desnotes avec mademoiselle Lesattret ; ce dont je suis sûr, c’est qu’elle consentit à tout, demandant seulement un mois pour se préparer et pour d’autres raisons que j’ignore ; il était enchanté, ravi et ne soupirait que pour la fin du mois.

En rentrant chez lui, il trouva tout mesquin, sa maison mal distribuée, les meubles vieillis, les tapis usés, tout cela indigne de la divinité qui devait bientôt l’embellir de sa présence ; il veut changer tout : le voilà courant chez les maçons, les menuisiers, les tapissiers, il les presse, les fait travailler, l’argent coule dans ses doigts et avant la fin du mois, tout était métamorphosé ; rien de plus mignon que cette demeure : c’était un palais attendant une nouvelle reine.

Les voisines jasaient, questionnaient, jetaient des regards étonnés, furtifs, et faisaient mille conjectures. — Il est devenu fou, disait l’une. — Eh ! non, répondait une autre, je sais de source certaine qu’il a fait un brillant héritage. Enfin l’on apprit qu’il épousait mademoiselle Lesattret. — Vois-tu ? Quand je te disais qu’elle est de famille noble ? — Oh ! attendez, ma chère, on ne sait pas ce qui pourrait arriver… car on dit… Quelqu’un entra et arrêta ce charitable caquet.

Le beau jour vint et passa ; car les beaux jours comme les tristes, arrivent et fuient aussi rapidement ; huit, quinze jours, un, deux mois d’enchantement s’écoulèrent et madame Desnotes ne parlait pas de ses propriétés de New-York ; monsieur son mari n’osait pas aborder ce sujet, crainte de déplaire ; madame était caressante, attentive ; monsieur était affable, doux, prévenant. Cependant, il commençait à se tourmenter, car il avait fait des frais considérables ; il fallait payer les maçons, les menuisiers, les tapissiers, les meubliers, et madame ne montrait aucun argent. Enfin, il résolut d’éclaircir un mystère qui l’inquiétait furieusement et devenait un cauchemar continuel. Il appela donc un jour la bonne Marguerite, la fit entrer dans son cabinet et, après avoir toussé, craché, s’être retourné, s’être promené, s’être rassis, et fait tout le manège d’un homme embarrassé, il se décida à lui adresser la parole :

— Marguerite !

— Monsieur ?

— Y-a-t-il longtemps que vous êtes avec votre maîtresse ?

— Oh ! cher monsieur, je la vis naître, j’étais bien jeune alors, et dans ce temps-là on trouvait des gens à qui parler ; mais à présent on ne sait comment va le monde, et les peuples, voyez-vous…

— Au diable les peuples et le monde, peu m’importe ; je veux savoir si vous avez toujours été auprès d’elle ?

— Ah ! monsieur, je ne l’ai jamais quittée ; je me disais : le monde est si méchant, car, voyez-vous, le monde l’a toujours été ; cependant maintenant je crois que les langues sont encore plus envenimées…

— Marguerite ! je vous prie de laisser là vos réflexions et de me dire ce que je vous ai demandé.

— Oui, monsieur, je vous disais donc que je ne l’ai jamais quittée ; car après le malheur qui lui arriva, quels étrangers eussent voulu vivre avec elle ? Les amis, voyez-vous, monsieur, ne résistent pas au malheur de…

— Son malheur ! ah ! grand Dieu ! et monsieur Desnotes se leva précipitamment, parcourut sa chambre à grands pas. — Son malheur ! et il se frappait la tête du poing. — Son malheur ! et il s’arrachait les cheveux. — Son malheur ! eh ! que lui est-il arrivé ?

— Calmez-vous, monsieur, calmez-vous ! vous êtes trop bon pour vous en fâcher et l’on doit plus la plaindre que la blâmer ; car ce sont de ces accidents…

— Des accidents ! ô ! ciel, je le vois, sa réputation est perdue

— Sa réputation ? oh ! allez, non, monsieur, elle est intacte, et l’on ne peut rien dire contre ma pauvre maîtresse ; oh ! je vous l’assure, c’est la vertu même ; car depuis que nous sommes ici elle a beaucoup travaillé…

— Beaucoup travaillé ! que venez-vous me conter ? et ses maisons à New-York ! ne sais-je pas ?…

— Oh ! je le vois, on l’a calomniée… le monde est si méchant ! Ces maisons ! n’avez-vous pas honte ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire ; ses quatre maisons de Broadway, comment sont-elles ? quelle valeur ? combien en retire-t-elle ?

— Ses maisons ? je n’en connais…

— Son navire le Hope ?

— Je n’en connais aucun, sinon…

— Ses vingt mille piastres de la Banque des États-Unis ? oh ! je vois qu’on m’a trompé ! volé ! assassiné !

Et monsieur Desnotes faisait mille menaces ; l’eau ruisselait sur son visage ; il serrait les poings et renversait les chaises et les tables. Madame Desnotes, inquiète du vacarme qu’elle entendait, entra et voulut s’approcher de lui ; mais aussitôt qu’il l’aperçut il proféra contre elle les injures les plus atroces que son imagination indignée pouvait lui fournir. Elle essaya de le calmer par de douces paroles, mais il la repoussa toujours et porta l’exaspération jusqu’à la frapper. Elle sortit en pleurant, et le laissa attéré, accablé de douleur. Cet orage apaisé, il s’assit ; il paraissait interdit, glacé.

Marguerite, le voyant plus tranquille, s’approcha de lui et lui demanda la permission de parler et d’expliquer la méprise qu’elle commençait à comprendre.

— Oh ! parlez, parlez, je ne puis rien apprendre de pire.

— Ma pauvre maîtresse est née d’une famille riche et respectable ; elle fut élevée avec toutes les intentions imaginables et reçut, comme vous pouvez le voir, une éducation des plus soignées. Elle perdit, encore jeune, tous ses parents et fut laissée, avec une fortune considérable, sous la tutelle d’un oncle qui paraissait avoir beaucoup d’amitié pour elle, mais qui dissipa bientôt une partie de ses biens et s’enfuit avec le reste. Cet événement la frappa d’une manière si sensible qu’elle en perdit la raison ; elle la recouvra plus tard ; mais de temps à autre, sa folie la reprend : elle croit retrouver toutes ses richesses dont elle avait joui et qu’elle aurait dû conserver. Son frère lui assura une petite rente, et nous sommes venues dans ce pays où la vie est moins chère. Peut-être avez-vous été témoin d’un de ses accès ; cependant j’eus toujours le soin de cacher cette triste infirmité. J’espère, monsieur, que vous ne l’abandonnerez pas puisque vous avez été assez bon pour en faire votre épouse.

Monsieur Desnotes ne répondit rien : il était abattu.

Le lendemain, il vendit sa maison pour en payer les frais et prit une petite étude où il recommença les contrats, les actes, les testaments. Madame Desnotes, quoique péniblement affectée de penser qu’il avait été dirigé par l’attente d’une fortune, lui pardonna sa colère et se remit à broder. La vieille Marguerite se consolait en lisant les journaux et vantant l’arbitraire.

Les voisines continuèrent à rire, bavarder et à faire de nouvelles conjectures. — Avais-je raison quand je te disais que ce n’était qu’une servante ? — Oh ! pour moi je t’assure, ma chère, que je ne crois pas ça, car elle paraît trop bien éduquée ; mais vois-tu ? ces grandes dames avec leurs pianos, leurs guitares, leurs chansons, leurs jolies manières et leurs colifichets, quelquefois ça ne vaut pas grand’chose. — C’est vrai ; mais moi, j’ai toujours dit que Desnotes l’avait épousée parce qu’il la croyait riche, et j’ai toujours pensé que ça tournerait mal, parce que tous ces mariages d’intérêt ne finissent jamais autrement.

Ici toutes les voisines furent d’accord, ce qui ne leur était jamais arrivé.

N. Aubin.