Répertoire national/Vol 1/La Pologne

Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 322-327).


1835.

LA POLOGNE.

I.

        Le jour, au loin, blanchissait l’horizon ;
        Le laboureur sortait de sa chaumière,
        Et le troupeau bondissant au vallon,
        Paissait déjà la verdure légère.

Le Sarmate était là ; le front courbé d’ennuis,
Il voyait à regret s’enfuir l’ombre des nuits.
À ses yeux la clarté renouvelait l’outrage,
Qu’imprimait sur son front le joug de l’esclavage.
Ô ma triste patrie où donc est ta splendeur ?
Le barbare, dit-il, ne craint plus ta puissance.
        Comme un lion, brisé par la douleur,
Tu meurs sans te venger de sa lâche insolence.

Naguère encor, le guerrier de Wilna
Sur la tête des rois faisait brandir sa lance ;
Les plaines de Madrid, les flots de Moskowa
        Diront longtemps son nom et sa vaillance.
Son coursier, hennissant aux portes des palais,
Troublait impunément le sommeil des monarques,
        Et le doigt sanglant des Parques
Montrait le vieux Kremlin au brave Polonais.

        Mais qu’il fut court ce jour de gloire !
        Les frimas ont, dans nos lauriers,
        Détruit le prix que la victoire
        Devait à d’illustres guerriers.

Les rois ne tremblent plus à la voix de leur maître ;
Des débris de son sceptre ils ont armé leurs mains,
Et du trône orgueilleux où le sort les fit naître
Ils foulent sous leurs chars le reste des humains.

        Depuis ce jour au barde solitaire
        La liberté n’inspire plus d’accents ;
        Sa lyre s’est brisée, et la corde légère
        Ne pousse que des gémissements.

Mais n’entendez-vous pas sous le soc qui résonne
        Mugir l’acier qui fit trembler les rois ?
Des casques et des fers, des débris de couronne,
Au laboureur pensif rappellent nos exploits.
Ici, dit-il, tombaient ces héros de l’histoire ;
Toujours pour la patrie, ils bravaient les combats.
Plus loin, Poniatowski s’engloutit dans sa gloire,
Et l’Ister aux tyrans dérobait son trépas.
Hélas ! de la Pologne il était l’espérance ;
En vain, elle rêvait son antique puissance,
Tout, espoir, liberté dorment dans son tombeau ;
De la patrie en lui s’est éteint le flambeau.

II.


Heureux le Polonais qui, dans ces jours de deuil,
        Avec l’esquif disparut dans l’orage ;
Son noble front n’a pas, oubliant son orgueil,
Essuyé la poussière aux pieds de l’esclavage.

        Sa tombe est là, dans ces champs immortels
        Où résonnait la foudre des batailles.
Des héros ont pleuré sur ses restes mortels ;
Le tambour répondait au chant des funérailles.
        Sa tombe est là ; le triste voyageur
Regarde avec respect la pierre qui la couvre ;
Et sous l’herbe penchée et que sa main entr’ouvre,
Il lit un nom… qui fut fidèle à la valeur.

III.


Cependant à Warsaw le coursier des barbares,
En paix, foule les champs où dorment nos aïeux,
        Et l’air répond aux lugubres fanfares
Que le Cosaque altier exhale dans ces lieux.

        Pleure, ô Pologne abandonnée !
        L’espoir a déserté ton cœur,
        Et la cruelle destinée
        Comble ta coupe de douleur.

        Mais la nuit de son aile immense
        À tes yeux dérobe le jour.
        Paix, ta voix trouble le silence
        Et le Baskir veille à la tour.

        Crains de rallumer sa colère,
        Les pleurs blessent l’œil du tyran ;
        Il hait le cri de la misère
        Qu’arrache un joug intolérant.

        En proie aux étrangers perfides,
        Gémissent tes fières cités.
        Vois briller dans leurs mains avides
        Les fruits de tes champs dévastés.

        Pleure, ô Pologne abandonnée !
        L’espoir a déserté ton cœur,
        Et la cruelle destinée
        Comble ta coupe de douleur.

IV.


Le Sarmate chantait, ainsi, dans son délire,
L’hymne de la douleur résonnait sur sa lyre.
De ses tristes pensers, en vain, troublant le cours,
Les maux de son pays le poursuivaient toujours.
Ah ! si l’astre des cieux, des portes de l’aurore,
Revoyait au château, sur les lambris qu’il dore,
Ces armes autrefois fatales au tyran,
Que mes aïeux baignaient dans le sang ottoman,
J’y trouverais écrit par la main d’un autre âge :
Tout pour notre patrie et mort à l’esclavage.
Mais l’orage a détruit ces restes glorieux,
Sous Praga s’est brisé le fer de nos aïeux.
Hélas ! ce jour fatal vit tomber ma patrie !
À peine arrache-t-elle une larme attendrie
Au Polonais courbé sous le poids de ses fers ;
Comme au mourant pour lui ce nom n’est plus qu’un songe
Qu’un espoir mensonger alimente et prolonge,
        Semblable au mirage des déserts.

V.


Mais quel chant glorieux vient frapper mon oreille ?
Ah non !… mon cœur s’est trop nourri d’illusions…
Cependant, je la vois, la Pologne s’éveille,
        J’entends partout retentir les clairons.

L’ange terrestre a dit : Warsaw, brise ta chaîne.
Devant nos fers vengeurs s’est enfui le tyran ;
        Et les débris de son sceptre insolent
Surnagent dans le sang des guerriers de l’Ukraine.

        Il règne encor notre drapeau :
        Sorti glorieux de l’orage,
        Sois nous dans ce jour le plus beau,
        L’arc-en-ciel qui brille au nuage.

Mille ans ont consacré ta gloire et tes exploits ;
Tu fus des ennemis le signe d’épouvante,
        Et Sobieski, te suivant autrefois,
Renversa le croissant sur la plaine sanglante.

Vieux héros de Praga, lève-toi du cercueil,
L’aigle de la Pologne anime ta poussière.
Dans les murs de Warsaw regarde avec orgueil
Tes enfants couronnés poursuivre ta carrière,
        Et sur vos glorieuses tours
Faire parler encor vos magiques tambours.

        Chante, ô toi Pologne immortelle !
        Ce jour de gloire et de splendeur ;
        Jamais une palme plus belle
        Brilla dans la main du vainqueur.

        En vain, une ombre passagère
        Couvrit ton front majestueux,
        Des tyrans le règne éphémère
        Ne fut qu’un rêve soucieux

VI.


Mais silence… un bruit sourd gronde dans le lointain…
        Oui, c’est le flot qui mugit sur la rive…
Ô barde, tu frémis ; pourquoi tremble ta main
        Sur la corde plaintive ?

Quel phantôme, dit-il, vient de paraître au nord ?
Un nuage enflammé reflette au loin sa lance,
Et l’ourse en rugissant voit ses étoiles d’or
Verser des flots de sang sur l’impyrée immense.

Aux armes, Polonais ! sur les hortes du Czar ;
Mais leur nombre est égal aux feuilles des montagnes.
        Braves lanciers, déployez l’étendard,
Ma lyre vous suivra pour chanter vos campagnes !

        Ostrolenka !… dit le Baskir,
        Soudain s’avança le barbare.
        Guerrets, son sang sut vous nourrir.
        Le ciel en fut-il moins avare ?

        Pour nous ce jour fut glorieux ;
        Mais que nous coûta sa victoire !
        L’élite de fils courageux,
        Pologne, a trop payé ta gloire.

        Comme les vagues de la mer
        Se précipitent sur la rive,
        L’ennemi brandissant son fer
        Inonde l’arène plaintive.

        Oui, seul le nombre t’accabla,
        Sarmate, fils de la vaillance,
        En vain, ton courage ébranla
        Le Moscovite et sa puissance.

VII


Sur Warsaw le vainqueur jette un œil irrité.
Dans ses derniers remparts combat la liberté.
Ô liberté chérie, astre de la lumière,
Verra-t-on le tyran dans son humeur altière
De ton auguste autel disperser les débris ?
L’implacable destin est-il sourd à tes cris ?
Mais hélas, c’en est fait, l’Europe t’abandonne ;
Des barbares du nord la voix d’airain résonne.
Warsaw, fière Warsaw ! victime offerte aux Cieux,
Tu portas au bûcher un nom pur, glorieux :
Le sang de Sawiski consacra ta poussière.
Dormez, restes sacrés, dans la nuit des tombeaux.
Il vaut mieux succomber, succomber en héros,
Que de vivre pour voir sous les pieds des chevaux
        Profaner le sein de sa mère.

        Barde, élève encore tes chants ;
        Que l’autan gronde sur ta lyre ;
        Emprunte les gémissements
        Des flots que l’orage déchire.

        La foudre éclate sur les monts,
        Le brouillard fuit devant l’orage,
        Dans l’air sifflent les aquilons
        Qui répondent à ton langage.

        Dieu serait-il sourd à ta voix ?
        Reconnais ces signes terribles,
        La mort de son fils autrefois
        Troubla les éléments sensibles.

        Il brisa le joug de la mort,
        Il domina toute la terre ;
        Oui, Pologne, espère encor,
      Tu renaîtras un jour de ta poussière.

F. X. Garneau.