Répertoire national/Vol 1/Le Jargon du Bel-Esprit ou l’Homme-Enfant

Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 81-83).

1814.

LE JARGON DU BEL-ESPRIT OU L’HOMME-ENFANT[1].

(INÉDIT.)

Que Demosthènes
En haranguant,
Entraîne Athènes
Comme un torrent ;
Que Bourdaloue
Vantant la foi,
Du Dieu qu’il loue
Prêche la loi ;

Leur ton terrible
Ne me plaît pas :
Seul le sensible
A des appas.
Que puis-je attendre
De ces auteurs ?
Il faut du tendre
À nos lecteurs.

D’une onde pure
J’aime le bruit ;
J’aime un murmure
Qui me séduit :
Ma rhétorique
N’a que des fleurs,
Et ma logique
Hait les fureurs.
J’aime Andromaque
Bien plus qu’Hector,
Et Télémaque
Plus que Mentor.
Je me réserve
Les jeux, les ris ;
Plus que Minerve
J’aime Eucharis.
J’aime la rime,
J’aime le chant ;
Un rien m’anime,
S’il est charmant.
J’aime la lyre
Et les neuf sœurs ;
Surtout, j’admire
Les novateurs.
Lyre légère
Est du bon ton :
Et je préfère
Avec raison
À Thucidide
Anacréon ;
Le tendre Ovide
Au vieux Platon.
Du bon Virgile
J’aime le nom.
J’aime une idylle
Plus qu’un sermon,
Et le subtile
D’une chanson
Plus que l’utile
De Cicéron.
Quand ma victoire
Me livre un cœur,

J’aime la gloire,
J’ai de l’honneur.
Aux pieds d’Omphale
Hercule dort,
Et rien n’égale
Un si beau sort.
L’amour nous presse,
Obéissons ;
Car sans tendresse,
Nous périssons.
J’ai pris Tibulle
Pour mon Solon,
Et de Catulle
Je prends leçon.
Sapho, sans cesse,
Par ses écrits,
Doit sur Lucrèce
Avoir le prix ;
Et l’Énéide,
Sans s’abaisser,
Devant Candide
Doit s’éclipser.
L’aimable Horace
M’offre du beau,
Et, sur sa trace,
J’aime Boileau ;
Mais la satire,
Dans ces savans,
Me fait trop rire
A mes dépens.
Dans Lafontaine
L’homme se voit ;
C’est la fontaine
Où chacun boit.
Ah ! quel poète !
Qui l’aurait cru ?
Dans une bête
Je me suis vu.
Bête de somme
Est mon portrait ;
Mais l’homme est homme,
Il a mal fait.

J’aime Molière ;
Mais ce plaisant
Est trop sincère
En nous raillant…
Comme il critique !
Comme il nous vend !
Comme il nous pique !
Comme il nous rend !
Le vieux Socrate
Est à railler ;
Sa prose plate
Fait trop bailler.
Et quand Homère
Chante Illion,
Pour moi sa guerre
N’est qu’un dit-on.
Je me soucie
Peu des héros ;
J’aime la vie,
Et le repos.
Adieu l’épée,
Adieu l’honneur !
Quand la poupée
Fait le bonheur.
Le sang ne souille
Que l’inhumain,
Et la quenouille
Plaît à ma main.
Newton, Descartes,
Klopstock, Milton,
Ornent mes cartes
De leur grand nom :

Sans les connaître,
Je connais tout ;
Et je suis maître
En fait de goût.
Enfin pour dire
Ce qu’on m’apprit,
Rien ne m’attire
Qu’un bel-esprit.
De l’agréable
Il est l’appui ;
Aime l’aimable,
N’aime que lui ;
Sait se distraire
Lorsqu’il écrit,
Et se complaire
Dans ce qu’il dit.
Parler sans cesse
Sans réfléchir,
Pour l’allégresse
Se rajeunir ;
À son idée
Vivre au hasard ;…
C’est de Médée
Posséder l’art.
Vouloir s’instruire
N’est plus un bien,
On aime à rire,
On aime un rien.
On incommode
Si l’on est grand :
L’homme à la mode
Est l’homme-enfant.

J. D. Mermet.
  1. M. Jacques Viger a eu la bonté de nous laisser extraire ces jolis vers de sa Saberdache. Nous avons à remercier cet affable monsieur de nous avoir donné d’utiles renseignements, dont nous avons profité et dont nous profiterons encore.