Réfutation d’Helvétius/Réflexions sur le Livre de l’Esprit

Réflexions sur le Livre de l’Esprit
Réfutation d’Helvétius, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierII (p. 267-274).

RÉFLEXIONS


SUR LE LIVRE DE L’ESPRIT


PAR M. HELVÉTIUS


1758




Aucun ouvrage n’a fait autant de bruit. La matière et le nom de l’auteur y ont contribué. Il y a quinze ans que l’auteur y travaille ; il y en a sept ou huit qu’il a quitté sa place de fermier général pour prendre la femme qu’il a, et s’occuper de l’étude des lettres et de la philosophie. Il vit pendant six mois de l’année à la campagne, retiré avec un petit nombre de personnes qu’il s’est attachées ; et il a une maison fort agréable à Paris. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux ; car il a des amis, une femme charmante, du sens, de l’esprit, de la considération dans ce monde, de la fortune, de la santé et de la gaîté… Les sots, les envieux et les bigots ont dû se soulever contre ses principes ; et c’est bien du monde… L’objet de son ouvrage est de considérer l’esprit humain sous différentes faces, et de s’appuyer partout de faits. Ainsi il traite d’abord de l’esprit humain en lui-même. Il le considère ensuite relativement à la vérité et à l’erreur… Il paraît attribuer la sensibilité à la matière en général ; système qui convient fort aux philosophes et contre lequel les superstitieux ne peuvent s’élever sans se précipiter dans de grandes difficultés. Les animaux sentent, on n’en peut guère douter : or, la sensibilité est en eux ou une propriété de la matière, ou une qualité d’une substance spirituelle. Les superstitieux n’osent avouer ni l’un ni l’autre… L’auteur de l’Esprit réduit toutes les fonctions intellectuelles à la sensibilité. Apercevoir ou sentir, c’est la même chose, selon lui. Juger ou sentir, c’est la même chose… Il ne reconnaît de différence entre l’homme et la bête, que celle de l’organisation. Ainsi, allongez à un homme le museau ; figurez-lui le nez, les yeux, les dents, les oreilles comme à un chien ; couvrez-le de poils ; mettez-le à quatre pattes ; et cet homme, fût-il un docteur de Sorbonne, ainsi métamorphosé, fera toutes les fonctions du chien ; il aboiera, au lieu d’argumenter ; il rongera des os, au lieu de résoudre des sophismes ; son activité principale se ramassera vers l’odorat ; il aura presque toute son âme dans le nez ; et il suivra un lapin ou un lièvre à la piste, au lieu d’éventer un athée ou un hérétique… D’un autre côté, prenez un chien ; dressez-le sur les pieds de derrière, arrondissez-lui la tête, raccourcissez-lui le museau, ôtez-lui le poil et la queue, et vous en ferez un docteur, réfléchissant profondément sur les mystères de la prédestination et de la grâce… Si l’on considère qu’un homme ne diffère d’un autre homme que par l’organisation, et ne diffère de lui-même que par la variété qui survient dans les organes ; si on le voit balbutiant dans l’enfance, raisonnant dans l’âge mûr, et balbutiant derechef dans la vieillesse ; ce qu’il est dans l’état de santé et de maladie, de tranquillité et de passion, on ne sera pas éloigné de ce système… En considérant l’esprit relativement à l’erreur et à la vérité, M. Helvétius se persuade qu’il n’y a point d’esprit faux. Il rapporte tous nos jugements erronés à l’ignorance, à l’abus des mots et à la fougue des passions… Si un homme raisonne mal, c’est qu’il n’a pas les données pour raisonner mieux. Il n’a pas considéré l’objet sous toutes ses faces. L’auteur fait l’application de ce principe au luxe, sur lequel on a tant écrit pour et contre. Il fait voir que ceux qui l’ont défendu avaient raison, et que ceux qui l’ont attaqué avaient aussi raison dans ce qu’ils disaient les uns et les autres. Mais ni les uns ni les autres n’en venaient à la comparaison des avantages et des désavantages, et ne pouvaient former un résultat, faute de connaissances. M. Helvétius résout cette grande question ; et c’est un des plus beaux endroits de son livre… Ce qu’il dit de l’abus des mots est superficiel, mais agréable. En général, c’est le caractère principal de l’ouvrage, d’être agréable à lire dans les matières les plus sèches, parce qu’il est semé d’une infinité de traits historiques qui soulagent. L’auteur fait l’application de l’abus des mots à la matière, au temps et à l’espace. Il est ici fort court et fort serré ; et il n’est pas difficile de deviner pourquoi. Il en a assez pour mettre un bon esprit sur la voie, et pour faire jeter les hauts cris à ceux qui nous jettent de la poussière aux yeux par état… Il applique ce qu’il pense des erreurs de la passion à l’esprit de conquête et à l’amour de la réputation ; et en faisant raisonner deux hommes à qui ces deux passions ont troublé le jugement, il montre comment les passions nous égarent en général. Ce chapitre est encore fourré d’historiettes agréables, et d’autres traits hardis et vigoureux. Il y a un certain prêtre égyptien qui gourmande très-éloquemment quelques incrédules, de ce qu’ils ne voient dans le bœuf Apis qu’un bœuf ; et ce prêtre ressemble à beaucoup d’autres… Voilà en abrégé l’objet et la matière du premier discours. Il en a trois autres dont nous parlerons dans la suite.

Après avoir considéré l’esprit en lui-même, M. Helvétius le considère par rapport à la société. Selon lui, l’intérêt général est la mesure de l’estime que nous faisons de l’esprit, et non la difficulté de l’objet ou l’étendue des lumières. Il en pouvait citer un exemple bien frappant. Qu’un géomètre place trois points sur son papier ; qu’il suppose que ces trois points s’attirent tous les trois dans le rapport inverse du carré des distances, et qu’il cherche ensuite le mouvement et la trace de ces trois points. Ce problème résolu, il le lira dans quelques séances d’Académie : on l’écoutera ; on imprimera sa solution dans un recueil ou elle sera confondue avec mille autres, et oubliée ; et à peine en sera-t-il question ni dans le monde, ni entre les savants. Mais si ces trois points viennent à représenter les trois corps principaux de la nature ; que l’un s’appelle la terre, l’autre, la lune, et le troisième le soleil ; alors la solution du problème des trois points représentera la loi des corps célestes : le géomètre s’appellera Newton ; et sa mémoire vivra éternellement parmi les hommes. Cependant que les trois points ne soient que trois points, ou que ces trois points représentent trois corps célestes, la sagacité est la même, mais l’intérêt est tout autre, et la considération publique aussi. Il faut porter le même jugement de la probité. L’auteur la considère en elle-même, ou relativement à un particulier, à une petite société, à une nation, à différents siècles, à différents pays, et à l’univers entier. Dans tous ces rapports, l’intérêt est toujours la mesure du cas qu’on en fait. C’est même cet intérêt qui la constitue : en sorte que l’auteur n’admet point de justice ni d’injustice absolue. C’est son second paradoxe… Ce paradoxe est faux en lui-même, et dangereux à établir : faux parce qu’il est possible de trouver dans nos besoins naturels, dans notre vie, dans notre existence, dans notre organisation et notre sensibilité qui nous exposent à la douleur, une base éternelle du juste et de l’injuste, dont l’intérêt général et particulier fait ensuite varier la notion en cent mille manières différentes. C’est, à la vérité, l’intérêt général et particulier qui métamorphose l’idée de juste et d’injuste ; mais son essence en est indépendante. Ce qui paraît avoir induit notre auteur en erreur, c’est qu’il s’en est tenu aux faits qui lui ont montré le juste ou l’injuste sous cent mille formes opposées, et qu’il a fermé les yeux sur la nature de l’homme, où il en aurait reconnu les fondements et l’origine… Il me paraît n’avoir pas eu une idée exacte de ce qu’on entend par la probité relative à tout l’univers. Il en a fait un mot vide de sens : ce qui ne lui serait point arrivé, s’il eût considéré qu’en quelque lieu du monde que ce soit, celui qui donne à boire à l’homme qui a soif, et à manger à celui qui a faim, est un homme de bien ; et que la probité relative à l’univers n’est autre chose qu’un sentiment de bienfaisance qui embrasse l’espèce humaine en général ; sentiment qui n’est ni faux ni chimérique… Voilà l’objet et l’analyse du discours, où l’auteur agite encore, par occasion, plusieurs questions importantes, telles que celles des vraies et des fausses vertus, du bon ton, du bel usage, des moralistes, des moralistes hypocrites, de l’importance de la morale, des moyens de la perfectionner.

L’objet de son troisième discours, c’est l’esprit considéré, ou comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation. Ici, l’auteur se propose de montrer que, de toutes les causes par lesquelles les hommes peuvent différer entre eux, l’organisation est la moindre ; en sorte qu’il n’y a point d’homme en qui la passion, l’intérêt, l’éducation, les hasards n’eussent pu surmonter les obstacles de la nature, et en faire un grand homme ; et qu’il n’y a pas non plus un grand homme, dont le défaut de passion, d’intérêt, d’éducation et de certains hasards n’eussent pu faire un stupide, en dépit de la plus heureuse organisai ion. C’est son troisième paradoxe. Credat judæus Apella… L’auteur est obligé ici d’apprécier toutes les qualités de l’âme, considérées dans un homme relativement à un autre ; ce qu’il fait avec beaucoup de sagacité : et quelque répugnance qu’on ait à recevoir un paradoxe aussi étrange que le sien, on ne le lit pas sans se sentir ébranlé… Le faux de tout ce discours me paraît tenir à plusieurs causes, dont voici les principales : 1o  l’auteur ne sait pas, ou paraît ignorer la différence prodigieuse qu’il a entre les effets (quelque légère que soit celle qu’il y a entre les causes), lorsque les causes agissent longtemps et sans cesse ; 2o  il n’a pas considéré ni la variété des caractères, l’un froid, l’autre lent ; l’un triste, l’autre mélancolique, gai, etc. ; ni l’homme dans ses différents âges ; dans la santé et dans la maladie ; dans le plaisir et dans la peine ; en un mot, combien il diffère de lui-même en mille circonstances où il survient le plus léger dérangement dans l’organisation. Une légère altération dans le cerveau réduit l’homme de génie à l’état d’imbécillité. Que fera-t-il de cet homme, si l’altération, au lieu d’être accidentelle et passagère, est naturelle ? 3o  il n’a pas vu qu’après avoir fait consister toute la différence de l’homme à la bête dans l’organisation, c’est se contredire que de ne pas faire consister aussi toute la différence de l’homme de génie à l’homme ordinaire dans la même cause. En un mot, tout le troisième discours me semble un faux calcul, où l’on n’a fait entrer ni tous les éléments, ni les éléments qu’on a employés, pour leur juste valeur. On n’a pas vu la barrière insurmontable qui sépare l’homme que la nature a destiné à quelque fonction, de l’homme qui n’y apporte que du travail, de l’intérêt, de l’attention, des passions… Ce discours, faux dans le fond, est rempli de beaux détails sur l’origine des passions, sur leur énergie, sur l’avarice, sur l’ambition, l’orgueil, l’amitié, etc… L’auteur avance, dans le même discours, sur le but des passions, un quatrième paradoxe ; c’est que le plaisir physique est le dernier objet qu’elles se proposent ; ce que je crois faux encore. Combien d’hommes qui, après avoir épuisé dans leur jeunesse tout le bonheur physique qu’on peut espérer des passions, deviennent les uns avares, les autres ambitieux, les autres amoureux de la gloire ! Dira-t-on qu’ils ont en vue, dans leur passion nouvelle, ces biens mêmes dont ils sont dégoûtés ?… De l’esprit, de la probité, des passions, M. Helvétius passe à ce que ces qualités deviennent sous différents gouvernements, et surtout sous le despotisme. Il n’a manqué à l’auteur que de voir le despotisme comme une bête assez hideuse pour donner à ces chapitres plus de coloris et de force. Quoique remplis de vérités hardies, ils sont un peu languissants.

Le quatrième discours de M. Helvétius considère l’esprit sous ses différentes faces : c’est ou le génie, ou le sentiment, ou l’imagination, ou l’esprit proprement dit, ou l’esprit fin, ou l’esprit fort, ou le bel esprit, ou le goût, ou l’esprit juste, ou l’esprit de société, ou l’esprit de conduite, ou le bon sens, etc. D’où l’auteur passe à l’éducation et au genre d’étude qui convient selon la sorte d’esprit qu’on a reçue… Il est aisé de voir que la base de cet ouvrage est posée sur quatre grands paradoxes… La sensibilité est une propriété générale de la matière. Apercevoir, raisonner, juger, c’est sentir : premier paradoxe… Il n’y a ni justice, ni injustice absolue. L’intérêt général est la mesure de l’estime des talents, et l’essence de la vertu : second paradoxe… C’est l’éducation et non l’organisation qui fait la différence des hommes ; et les hommes sortent des mains de la nature, tous presque également propres à tout : troisième paradoxe… Le dernier but des passions sont les biens physiques : quatrième paradoxe… Ajoutez à ce fonds une multitude incroyable de choses sur le culte public, les mœurs et le gouvernement ; sur l’homme, la législation et l’éducation ; et vous connaîtrez toute la matière de cet ouvrage. Il est très-méthodique ; et c’est un de ses défauts principaux : premièrement, parce que la méthode, quand elle est d’appareil, refroidit, appesantit et ralentit ; secondement, parce qu’elle ôte à tout l’air de liberté et de génie ; troisièmement, parce qu’elle a l’aspect d’argumentation ; quatrièmement, et cette raison est particulière à l’ouvrage, c’est qu’il n’y a rien qui veuille être prouvé avec moins d’affectation, plus dérobé, moins annoncé qu’un paradoxe. Un auteur paradoxal ne doit jamais dire son mot, mais toujours ses preuves : il doit entrer furtivement dans l’âme de son lecteur, et non de vive force. C’est le grand art de Montaigne, qui ne veut jamais prouver, et qui va toujours prouvant, et me ballottant du blanc au noir, et du noir au blanc. D’ailleurs, l’appareil de la méthode ressemble à l’échafaud qu’on laisserait toujours subsister après que le bâtiment est élevé. C’est une chose nécessaire pour travailler, mais qu’on ne doit plus apercevoir quand l’ouvrage est fini. Elle marque un esprit trop tranquille, trop maître de lui-même. L’esprit d’invention s’agite, se meut, se remue d’une manière déréglée ; il cherche. L’esprit de méthode arrange, ordonne, et suppose que tout est trouvé… Voilà le défaut principal de cet ouvrage. Si tout ce que l’auteur a écrit eût été entassé comme pêle-mêle, qu’il n’y eût eu que dans l’esprit de l’auteur un ordre sourd, son livre eût été infiniment plus agréable, et, sans le paraître, infiniment plus dangereux… Ajoutez à cela qu’il est rempli d’historiettes : or, les historiettes vont à merveille dans la bouche et dans l’écrit d’un homme qui semble n’avoir aucun but, et marcher en dandinant et nigaudant ; au lieu que ces historiettes n’étant que des faits particuliers, on exige de l’auteur méthodique des raisons en abondance et des faits avec sobriété… Parmi les faits répandus dans le livre de l’Esprit, il y en a de mauvais goût et de mauvais choix. J’en dis autant des notes. Un ami sévère eût rendu en cela un bon service à l’auteur. D’un trait de plume, il en eût ôté tout ce qui déplaît… Il y a dans cet ouvrage des vérités qui contristent l’homme, annoncées trop crûment… Il y a des expressions qui se prennent dans le monde communément en mauvaise part, et auxquels l’auteur donne, sans en avertir, une acception différente. Il aurait dû éviter cet inconvénient… Il y a des chapitres importants, qui ne sont que croqués… Dix ans plus tôt, cet ouvrage eût été tout neuf ; mais aujourd’hui l’esprit philosophique a fait tant de progrès, qu’on y trouve peu de choses nouvelles… C’est proprement la préface de l’Esprit des lois, quoique l’auteur ne soit pas toujours du sentiment de Montesquieu… Il est inconcevable que ce livre, fait exprès pour la nation, car partout il est clair, partout amusant, ayant partout du charme, les femmes y paraissant partout comme les idoles de l’auteur, étant proprement le plaidoyer des subordonnés contre leurs supérieurs, paraissant dans un temps où tous les ordres foulés sont assez mécontents, où l’esprit de fronde est plus à la mode que jamais, où le gouvernement n’est ni excessivement aimé, ni prodigieusement estimé ; il est bien étonnant que, malgré cela, il ait révolté presque tous les esprits. C’est un paradoxe à expliquer… Le style de cet ouvrage est de toutes les couleurs, comme l’arc-en-ciel : folâtre, poétique, sévère, sublime, léger, élevé, ingénieux, grand, éclatant, tout ce qu’il plaît à l’auteur et au sujet… Résumons. Le livre de l’Esprit est l’ouvrage d’un homme de mérite. On y trouve beaucoup de principes généraux qui sont faux ; mais, en revanche, il y a une infinité de vérités de détail. L’auteur a monté la métaphysique et la morale sur un haut ton ; et tout écrivain qui voudra traiter la même matière, et qui se respectera, y regardera de près. Les ornements y sont petits pour le bâtiment. Les choses d’imagination sont trop faites : il n’y a rien qui aime tant le négligé et l’ébouriffé que la chose imaginée. La clameur générale contre cet ouvrage montre peut-être combien il y a d’hypocrites de probité. Souvent les preuves de l’auteur sont trop faibles, eu égard à la force des assertions ; les assertions étant surtout énoncées nettement et clairement. Tout considéré, c’est un furieux coup de massue porté sur les préjugés en tout genre. Cet ouvrage sera donc utile aux hommes. Il donnera par la suite de la considération à l’auteur ; et quoiqu’il n’y ait pas le génie qui caractérise l’Esprit des lois de Montesquieu, et qui règne dans l’Histoire naturelle de Buffon, il sera pourtant compté parmi les grands livres du siècle.