Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre III

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CHAPITRE III.
Des premières guerres des Romains.

Les premières guerres des Romains ont été très-importantes, à leur égard, mais peu mémorables, si vous en exceptez quelques actions extraordinaires des particuliers. Il est certain que l’intérêt de la République ne pouvoit pas être plus grand, puisqu’il y alloit de retomber sous la domination des Tarquins ; puisque Rome ne se sauva du ressentiment de Coriolan, que par les larmes de sa mère ; et que la défense du Capitole fut la dernière ressource des Romains, lorsqu’après la défaite de leur armée, leur ville même fut prise par les Gaulois. Mais, considérant ces expéditions en elles-mêmes, on trouvera que c’étoient plutôt des tumultes que de véritables guerres ; et, à dire vrai, si les Lacédémoniens avoient vu l’espèce d’art militaire que pratiquoient les Romains, en ces temps-là, je ne doute point qu’ils n’eussent pris pour des barbares des gens qui ôtoient la bride aux chevaux, pour donner plus d’impétuosité à la cavalerie ; des gens qui se reposoient de la sûreté de leur garde sur des oies et sur des chiens, dont ils punissoient la paresse ou récompensoient la vigilance.

Cette façon grossière de faire la guerre a duré assez longtemps. Les Romains ont fait même plusieurs conquêtes considérables, avec une capacité médiocre. C’étaient des gens fort braves et peu entendus, qui avoient affaire à des ennemis moins courageux et plus ignorants. Mais, parce que les chefs s’appeloient des consuls, que les troupes se nommoient des légions, et les soldats des Romains, on a plus donné à la vanité des noms qu’à la vérité des choses ; et, sans considérer la différence des temps et des personnes, on a voulu que ce fussent de mêmes armées, sous Camille, sous Manlius, sous Cincinnatus, sous Papirius Cursor, sous Curius Dentatus, que sous Scipion, sous Marius, sous Sylla, sous Pompée, et sous César.

Ce qu’il y a de véritable, dans les premiers temps, c’est un grand courage, une grande austérité de mœurs, un grand amour pour la patrie : une valeur égale, dans les derniers, beaucoup de science, en ce qui regarde la guerre et en toutes choses, mais beaucoup de corruption.

Il est arrivé de là que les gens de bien, à qui le vice et le luxe étoient odieux, ne se sont pas contentés d’admirer la probité de leurs ancêtres, s’ils n’étendoient leur admiration sur tout, sans distinguer en quoi ils avoient du mérite, et en quoi ils n’en avoient pas. Ceux qui ont eu à se plaindre de leur siècle, ont donné mille louanges à l’antiquité, dont ils n’avoient rien à souffrir ; et ceux dont le chagrin trouve à redire à tout ce qu’on voit, ont fait valoir, par fantaisie, ce qu’on ne voyoit plus. Les plus honnêtes gens n’ont pas manqué de discernement ; et sachant que tous les siècles ont leurs défauts et leurs avantages, ils jugeoient sainement, en leur âme, du temps de leurs pères et du leur propre : mais ils étoient obligés d’admirer, avec le peuple, et de crier, quelquefois à propos, quelquefois sans raison : Majores nostri ! majores nostri ! comme ils entendoient crier aux autres. Dans une admiration si générale, les historiens ont pris, aussitôt, le même esprit de respect, pour les anciens ; et, faisant un héros de chaque consul, ils n’ont laissé manquer aucune vertu à quiconque avoit bien servi la république.

J’avoue qu’il y avoit beaucoup de mérite à la servir : mais c’est une chose différente de celle dont nous parlons, et on peut dire véritablement que les bons citoyens étoient chez les vieux Romains, et les bons capitaines chez les derniers.