Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre II

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CHAPITRE II.
Du génie des premiers Romains, dans les commencements
de la république.

Dans les premiers temps de la République, on étoit furieux de liberté et de bien public. L’amour du pays ne laissoit rien aux mouvements de la nature. Le zèle du citoyen déroboit l’homme à lui-même. Tantôt, par une justice farouche, le père faisoit mourir son propre fils, pour avoir fait une belle action qu’il n’avoit pas commandée ; tantôt, on se dévouoit soi-même, par une superstition aussi cruelle que ridicule, comme si le but de la société étoit de nous obliger à mourir, bien qu’elle ait été instituée pour nous faire vivre avec moins de danger, et plus à notre aise. La vaillance avoit je ne sais quoi de féroce, et l’opiniâtreté des combats tenoit lieu de science, dans la guerre. Les conquêtes n’avoient encore rien de noble : ce n’étoit point un esprit de supériorité qui cherchât à s’élever ambitieusement au-dessus des autres. À proprement parler, les Romains étoient des voisins fâcheux et violents, qui vouloient chasser les justes possesseurs de leurs maisons, et labourer, la force à la main, les champs des autres.

Souvent, le consul victorieux n’étoit pas de meilleure condition que le peuple qu’il avoit vaincu. Le refus du butin a coûté la vie. Le partage des dépouilles a causé le bannissement. On a refusé d’aller à la guerre, sous certains chefs : on n’a pas voulu vaincre, sous d’autres. La sédition se prenoit aisément pour un effet de la liberté, qui croyoit être blessée par toute sorte d’obéissance, même aux magistrats qu’on avoit faits, et aux capitaines qu’on avoit choisis.

Le génie de ce peuple étoit rustique, autant que farouche. Les dictateurs se tiroient quelquefois de la charrue, qu’ils reprenoient quand l’expédition étoit achevée : moins par le choix d’une condition tranquille et innocente, que pour être accoutumés à une sorte de vie si inculte. Pour cette frugalité tant vantée, ce n’étoit point un retranchement des choses superflues, ou une abstinence volontaire des agréables, mais un usage grossier de ce qu’on avoit entre les mains. On ne désiroit point les richesses qu’on ne connoissoit pas ; on se contentoit de peu, pour ne rien imaginer de plus ; on se passoit des plaisirs dont on n’avoit pas l’idée. Cependant, à moins que d’y faire bien réflexion, on prendroit ces vieux Romains pour les premières gens de l’univers ; car leur postérité a consacré jusqu’aux moindres de leurs actions, soit qu’on respecte naturellement ceux qui commencent les grands ouvrages, soit que les neveux, glorieux en tout, aient voulu que leurs ancêtres eussent les vertus, quand ils n’avoient pas les grandeurs.

Je sais bien qu’on peut alléguer certaines actions d’une vertu si belle et si pure, qu’elles serviront d’exemples, dans tous les siècles ; mais ces actions étoient faites par des particuliers, qui ne se ressentoient en rien du génie de ce temps-là : ou c’étoient des actions singulières, qui, échappant aux hommes par hasard, n’avoient rien de commun avec le train ordinaire de leur vie.

Il faut avouer, pourtant, que des mœurs si rudes et si grossières, convenoient à la république qui se formoit. Une âpreté de naturel, qui ne se rendoit jamais aux difficultés, établissoit Rome plus fortement que n’auroient fait des humeurs douces, avec plus de lumières et de raison. Mais cette qualité, considérée en elle-même, étoit, à vrai dire, une qualité bien sauvage, qui ne mérite de respect que par la recommandation de l’antiquité, et pour avoir donné commencement à la plus grande puissance de l’univers.