Réflexions sur le divorce/Réflexions/Second but

SECOND BUT DU MARIAGE.

Inconvéniens du divorce relativement aux enfans.


Mais quel mal ne causeroit pas la loi qui favorise le divorce, si elle affoiblissoit le respect filial et refroidissoit l’amour paternel, ces premiers fondemens de l’ordre particulier et public ! Examinons cette importante question.

L’on se flatte, en se mariant, d’étendre son existence autour de soi, et de la prolonger, même dans l’avenir, en obtenant du Ciel des enfans bien nés, doux délassemens des fatigues de l’âge mûr, consolation des infirmités de la vieillesse : l’on espère qu’ils marcheront sur nos traces, qu’ils nous donneront, en quelque manière, l’honorable et flatteuse répétition de notre vie passée, et qu’ayant reçu de nous la naissance, ils nous feront renaître à leur tour ; et en effet, le mérite de nos enfans double nos jouissances, en ajoutant leurs vertus à nos vertus et leurs succès à nos succès. Tel fut cet heureux père qui mourut de joie aux jeux Olympiques dans le moment où ses trois fils, prosternés à ses genoux, lui faisoient hommage à l’envi des trois couronnes qu’ils venoient de remporter sous ses yeux. Mais ces nouvelles vies ajoutées à la nôtre, cette nouvelle espèce d’identité ne peut s’obtenir, comme nous le verrons bientôt, que par la continuité d’une union pure et indissoluble.

Les qualités, le mérite de nos enfans, ne sont pas l’unique source du bonheur qu’ils nous procurent : des époux qui s’aiment goûtent encore un plaisir délicat en voyant leurs images réunies dans leur fils ou dans leur fille, comme en un seul tableau ; ils s’y retrouvent embellis par toutes les grâces de la jeunesse, et ce spectacle réveille en eux une longue suite de sentimens agréables : quelquefois même un époux tendrement aimé se voit seul tout entier dans les traits de ses enfans. La nature, qui devient ainsi le garant et l’interprète de l’amour conjugal, se plaît à consacrer de son inimitable pinceau les chastes sentimens d’une femme fidèle ; et tous les regards que jette un père attendri sur des fils qui lui ressemblent retombent sur leur mère avec une nouvelle douceur. Il est inutile de répéter que les changemens de familles, que de nouveaux liens et de nouvelles adoptions, mettent obstacle à toute l’illusion ou à toute la réalité de ces touchantes jouissances. Le génie hardi de Rubens forma l’entreprise, à peine concevable, de rendre sur la toile les sentimens de deux époux qui reçoivent du Ciel favorable à leurs vœux le premier gage de leur mutuelle affection, la première reproduction de leur être. Regardez ce tableau dans la galerie du Luxembourg, portez toute votre attention sur cette jeune reine qui sourit, au milieu des plus grandes douleurs, dans l’espoir d’être bientôt mère et d’ajouter un lien à ceux de l’amour et du devoir. Timante voila le visage d’Agamemnon prêt à perdre sa fille sous le couteau de Calchas, car il ne put parvenir à représenter l’affliction d’un père portée à son dernier terme. La joie de Henri IV est à l’autre extrême ; l’un se voit renaître, et l’autre se voit mourir. Timante nous laissoit tout imaginer ; Rubens ne nous a pas permis de rien imaginer de plus. Approchez-vous donc, promoteurs du divorce, approchez-vous de ce lit, si bien nommé par le peuple le lit de misère, mais que l’espérance et l’amour se hâtent de couronner de fleurs ; ôtez à celle qui donne la vie avec douleur le courage, et je dirois presque le bonheur de souffrir ; prononcez les paroles funestes qui rendent le divorce possible sur la tête de cette créature innocente qui entre dans le monde : elle est foible, dénuée et gémissante ; ôtez-lui ses seuls protecteurs ; ajoutez ainsi votre malédiction à ses cris ; tarissez dans sa source, ou par l’indifférence, ou par le défaut d’espoir, l’aliment si pur qui devoit conserver les jours encore fragiles de ce malheureux enfant ; rendez odieux à sa mère les soins continuels qu’il exige ; qu’elle ne s’attende plus à la reconnoissance de son mari ; qu’elle renonce à l’espoir d’ajouter à son bonheur intérieur par de nouvelles jouissances, et d’être plus aimée en donnant de nouvelles preuves d’amour ; ôtez aux angoisses et aux fatigues du corps toutes les récompenses du sentiment et de la pensée. Ah ! qui voudroit donner la vie à ce prix ! Médée poignarda ses enfans aux yeux de Jason, qui l’abandonnoit pour Créuse ; terrible image des effets du divorce et de l’indifférence, ou de la haine même qu’il peut inspirer pour les fruits d’un amour qui n’existe plus. Époux ingrats ! vous ne donnerez que des marâtres à vos enfans vous ne laissez pas à leur mère la certitude des récompenses de l’amour et de l’estime. Et lorsque des fils demandés au Ciel, dans l’erreur de nos désirs, trompent nos plus douces attentes, c’est alors surtout qu’on voudroit porter ses plaintes devant un tribunal d’amour et d’espérance : car quel baume salutaire pourroit verser sur ce genre de blessure un époux ou une épouse étrangers à nos enfans ! Il faut que des parens malheureux se réunissent dans l’expression d’une douleur qui leur est commune ; il faut qu’ils tombent ensemble aux pieds de l’Être suprême pour lui demander avec une égale ardeur le retour de l’enfant prodigue, et pour prononcer, en présence du Ciel, l’engagement de remplir seuls la double tâche des vertus que de plus jeunes mains devoient partager avec eux[1].

On a beaucoup écrit contre les inconvéniens du divorce ; je ne relèverai donc que les moins apparens et les moins observés, et je m’adresse seulement aux âmes tendres et douces, déjà dans la dépendance de tous les devoirs, de toutes les vertus, de tous les sentimens, et dont l’existence et les jouissances sont un composé de rapports et de liens qui se fortifient mutuellement ; j’espère les convaincre que cette question du divorce est, en dernière analyse, celle du bonheur ou du malheur des êtres sensibles.

L’on se rappellera peut-être un tableau charmant des Études de la Nature, où l’auteur nous découvre dans un seul exemple la chaîne continue et indissoluble de tous les objets de la création : il choisit au hasard la simple plante du fraisier, qui parfume le printemps, qui rafraîchit le voyageur fatigué, qui présente ses dons aux abeilles, pour qu’elles nous en offrent d’autres à leur tour, etc. Enfin il nous montre évidemment qu’il seroit impossible de changer la relation la moins essentielle en apparence entre des êtres créés, sans ôter un chaînon à la grande chaîne de l’univers et sans y faire un vide funeste. Mais l’ordre physique est toujours l’emblème de l’ordre moral, dans l’ensemble comme dans les parties ; et l’institution naturelle du mariage d’un seul homme et d’une seule femme nous offre un enchaînement de devoirs, de vertus et de bonheur, qui rappelle le fraisier de M. de Saint-Pierre. Par exemple, le respect filial, la bonne éducation des enfans, la vie patriarcale, l’ordre dans la société, la responsabilité des parens, etc., etc., sont la suite non interrompue des biens qui résultent de l’indissolubilité du mariage ; mais si vous souffrez le divorce, la chaîne se désunit dès le premier pas ; et, pour fortifier cette assertion, rapprochons un moment, sans craindre de nous répéter, le divorce et le respect filial, nous verrons bientôt que l’un détruit l’autre infailliblement.

Le respect filial, ce commencement de tous les devoirs, cette vertu de sentiment qui est à l’origine, à la tige de toutes les autres ; le respect filial, la plus pure et la plus sublime de toutes les affections, après celle qui nous élève à l’Être suprême ; le respect filial, qui paroît le premier échelon de l’amour divin, si l’on peut s’exprimer ainsi, car ces deux amours sont fondés sur la reconnoissance, sur des bienfaits reçus, avant même que nous puissions en avoir la conscience ; l’enfant soumis à ses parens s’accoutume, dès les premiers momens de sa vie, à confondre ses devoirs avec ses sentimens et à n’en faire jamais l’odieuse distinction ; le respect filial semble préluder à l’hommage que notre esprit plus exercé doit rendre un jour au père de tous les hommes, à la première source de tous les biens dont nous jouissons ; la piété filiale devance dans le jeune enfant une piété plus sublime ; et c’est la route ordinaire de notre intelligence, où les sentimens précèdent les actes purs de la pensée ; gradation analogue à notre foiblesse et à notre perfectibilité ; le respect filial et l’amour divin sont deux devoirs contractés avant de les connoître, et avant de se connoître ; car l’enfance est ordinairement la seule époque de la vie où l’on reçoit sans avoir rien à rendre. Dans la première et douce relation des pères avec les enfans, tous les dons et tous les sacrifices ne viennent que d’une part ; il est donc juste que l’avenir compense le passé, et que l’amour et les soins des enfans suivent jusqu’au tombeau, et par delà le tombeau, ceux qui les ont protégés dès leur naissance et même avant leur naissance ; le respect filial rend aux vieillards toutes les espérances et presque tous les biens de la jeunesse, comme ces moissons de violettes qui croissent dans nos Alpes, à côté des montagnes de glace, et qui les parfument de leur ambroisie. Mais ces sentimens ne s’établissent jamais dans des unions passagères ; et l’on doit même attribuer au divorce, non seulement l’affoiblissement du respect filial, tel qu’il nous est ordonné par la nature, mais encore la perte de sa représentation, telle qu’on la rencontre dans un beau-fils ou dans une belle-fille : et Ruth et Noémi ne sont pas les seuls exemples de ces affections entées sur de nouvelles tiges. Dans un temps où les mœurs étoient si simples et si pures, les femmes mêmes dont les vertus avoient le plus d’éclat suivoient cependant la pente naturelle de leur siècle sans y faire époque. Mais vous[2], gloire de votre sexe ! charmante et sublime exception à tous ses désordres, à toutes ses inconséquences, à toutes ses indépendances, à toutes ses fausses exaltations pour de faux devoirs, je baise les traces de vos pas, je les couvre de fleurs jusqu’à la porte de cette prison que vos larmes vous font ouvrir chaque jour : puisse le charme de vos vertus, pareil à celui de la lyre d’Orphée, fléchir les arbitres de la mort et présenter un nouvel argument, plus touchant que tous les autres, en faveur de l’identité des époux et de l’indissolubilité du mariage !

Le respect filial ne peut s’accroître, ni même s’entretenir sous la loi du divorce. Quel père ou quelle mère oseroient parler à leurs enfans, avec estime et avec tendresse, d’un mari ou d’une femme qu’ils ont abandonné, ou qu’ils veulent abandonner ? Cependant ces insinuations mutuelles doivent fortifier chaque jour l’amour filial ; le père apprend à sa fille le respect qu’elle doit à sa mère, et la mère apprend à son fils l’amour qu’il doit à son père : elle le ramène à ses genoux, si la crainte l’avoit éloigné. Astyanax, effrayé du casque d’Hector, se rejette sur le sein d’Andromaque ; Andromaque le rapproche doucement, et le met enfin dans les bras d’Hector.

Il est certain, comme nous l’avons dit, que les enfans d’un père ou d’une mère devenus étrangers l’un à l’autre par le divorce, ne sont plus si près du cœur de leurs parens, ni si essentiels à leur bonheur. Supposons cependant qu’au milieu des transports d’une nouvelle passion, ces époux dépareillés sentent encore le besoin de voir quelquefois les orphelins à qui ils ont donné la vie, combien il leur en coûtera pour suivre un penchant destiné, sous une autre loi, à faire le charme de leur vie intérieure ; que d’efforts pour vaincre une honte secrète qu’ils n’osent même s’avouer. Ah ! si la nature l’emporte enfin, que ce soit du moins sans rouvrir les blessures de leurs innocentes victimes ; qu’ils éloignent leur nouveau choix de cette triste et douce entrevue : un seul regard de complaisance pour cette épouse préférée, un seul mot de possession couvriroient d’opprobre des fils déjà rejetés, déshonoreroient leur mère en leur présence, les rendroient presque illégitimes, ou du moins flétriroient leurs jeunes cœurs, en leur rappelant toujours qu’ils ne sont plus que des enfans collatéraux. Ah ! ce n’est pas sous de tels auspices que fut élevée cette jeune Romaine dont l’incomparable souvenir est parvenu jusqu’à nous : c’est sur le sein de sa mère qu’elle apprit à chérir son père ; c’est dans les bras de tous les deux qu’elle reçoit la plus belle, quoique la plus nouvelle des leçons. Quel tableau que celui de ce vieillard, qui se nourrit du nectar destiné pour son petit-fils ! Quel touchant et vénérable échange ! Quelle sublime erreur de la nature ! Elle étoit bonne, dans l’ordre simple et commun ; elle devient céleste quand elle s’unit à la reconnoissance. Les peintres et les poètes ont essayé en vain de représenter cette mémorable époque de la vertu et du sentiment ; mais s’ils avoient placé sur la toile, à côté du plus chéri des pères et de la plus vertueuse des filles, la plus heureuse des mères, une mère qui recevoit dans cet instant le prix inouï de toutes les affections qu’elle avoit fait naître, un seul de ses regards auroit pénétré notre âme de plus d’idées inexprimables que toutes les attitudes et les inventions des peintres. Parcourons d’autres exemples du respect filial.

Croit-on que Cornélie ou Véturie eussent formé de nouveaux engagemens, je ne dis pas durant la vie de leurs premiers maris (car cette seule supposition outrageroit leur mémoire), mais même après leur mort ? Auroient-elles éloigné de leurs pénates les ombres sublimes et chéries qu’elles donnoient sans cesse pour exemple à leurs enfans ? Coriolan auroit-il cédé aux larmes de Véturie, s’il n’eût été élevé par elle dans le sanctuaire de l’amour conjugal, en présence des mânes de son père ? Et Rome auroit-elle rempli l’univers du bruit de sa grandeur sans la puissance du respect filial ? Telles sont les hautes conséquences de la sainteté du mariage. Quelle dangereuse influence ne doit-on pas craindre pour les enfans de la division des auteurs de leurs jours ? Quel trouble destructeur les bizarres combinaisons, effets du divorce, élèveront nécessairement dans ces raisons naissantes !

Qu’on y prenne garde : ôter aux hommes l’exercice de l’obéissance et la dépendance intime du respect filial, la seule vertu qu’ils puissent connoître et pratiquer dès les premiers jours de leur vie, dans un âge où les autres rapports ne sont pas encore établis, c’est presque préparer des cœurs pour les vices, en ne se hâtant pas de prendre la place et de l’occuper entièrement par des sentimens doux et honnêtes. Le bon père d’Émile se félicitoit d’avoir rendu heureuses les premières années de la vie fragile de son enfant : Du moins, disoit-il, mon fils ne mourra point sans avoir goûté le bonheur. Ne pourroit-on pas dire aussi, en nourrissant dans ces jeunes âmes le respect filial, la seule vertu à portée de leur âge : Du moins, mon fils ne mourra point sans avoir goûté la vertu ? Une bonne éducation, déjà si difficile pour les parens les plus unis, devient impossible sous la loi du divorce. Et pour revenir au système de Rousseau, où se passeront ces jeux pleins de charmes de nos Émiles ? où goûteront-ils ces prémices d’un bonheur dont la jouissance n’est pas assurée ? Sera-ce dans les bras d’une mère distraite par des objets étrangers ? Sera-ce sur les genoux d’un père que leur mère vient d’abandonner, et qui repoussera leurs caresses comme un souvenir importun et une humiliation secrète ? Heureux encore s’il ne conçoit pas des doutes sur la légitimité de ses enfans, dont il est désormais le seul protecteur ! heureux si, tourmenté par deux sentimens contraires, il ne s’accuse pas alternativement, ou d’injustice envers des fils innocens, ou de foiblesse pour des étrangers qui usurpent son nom et sa fortune ! Il se croira peut-être, ou dupe, ou dénaturé, et il n’osera se livrer ni à l’amour ni à l’indifférence : ainsi, de quelque manière qu’on observe et qu’on analyse les suites des liaisons formées par le divorce, l’on ne voit que du malheur pour ceux qui les contractent et pour toutes leurs relations dans les degrés les plus éloignés.

Épouses innocentes, abandonnées de vos maris, et mères d’enfans que votre injure rend à jamais orphelins, renoncez donc au déshonorant bénéfice de la loi ; devenez les vestales de l’hymen, et ne vous permettez pas d’en laisser éteindre les premiers flambeaux ; ainsi vous conservez le droit de pleurer en présence du Ciel, encore serein pour vous, et de lui demander ses faveurs pour vos enfans infortunés : vous êtes seules, à genoux, dans cet acte de fervente piété ; et vos enfans, cette offrande pure et sans tache, ne sera posée sur l’autel que par vos mains isolées et tremblantes. Ah ! si leur père avoit expiré dans vos bras, vous auriez pensé qu’il se seroit joint du haut des Cieux à vos tendres invocations ; votre âme passionnée se seroit réunie à lui en imagination ; et l’excès même de votre douleur l’auroit fait revivre pour vous : mais il vous quitte, il forme de nouveaux liens, et votre viduité est éternelle ; c’est pour jamais que vous n’avez plus d’époux, c’est pour jamais que vos enfans n’ont plus de père.

Cependant votre conscience est toujours votre asile, et la terre s’honore encore de vous porter : mais il faudroit une nouvelle île de Délos, séparée de l’univers, pour accueillir les vieux ans de la femme inconsidérée, qui a rebuté son protecteur naturel, privé ses enfans des appuis destinés à leur foiblesse, et qui ne peut regarder le Ciel sans y lire un serment qu’elle a rompu, ni reporter ses jeux sur la terre sans y rencontrer les reproches de la vertu, de la nature et de l’opinion.

Chers et vénérables auteurs de mes jours ! vous dont le nom déchirant et doux retrace à mon cœur et à ma pensée toutes les vertus, tous les devoirs, tous les sentimens, toutes les affections, toutes les félicités, toutes les espérances même dont mon âme fut jamais susceptible ; ô mes anges tutélaires ! je ne finirai point cet écrit sans vous en faire hommage ; il fut dicté par la sainte et délicate pureté dont vous m’avez donné le modèle ; et si je suis parvenu à en ébaucher quelques traits, c’est en fixant ma vue sur vous et sur les principes dont vous avez environné et fortifié ma frêle existence : pénétré de reconnoissance pour cet inestimable bienfait, je me prosterne aux pieds de l’Être suprême et, dans un transport mêlé de douleur et d’amour, je lui rends grâces d’avoir reçu la vie de vous, d’avoir été élevée dans votre sein, au milieu de vos vertus et de leur céleste influence ; je lui rends grâces d’un bien qui n’est plus, hélas ! qu’un douloureux souvenir ; mais ce souvenir est une partie de mon être ; il se répand sur tous les temps, il s’associe à toutes mes pensées. O véritables sages, qui aviez atteint dans votre humble et solitaire demeure toute la grandeur morale dont la nature humaine est susceptible, vous cherchiez dans votre enfant de nouveaux motifs de vous chérir, une nouvelle expression de votre tendresse mutuelle, et surtout une nouvelle offrande que vous espériez de joindre à toutes les autres sur l’autel de la vertu ; puissé-je n’avoir pas trompé votre attente ! Père révéré ! mère adorée ! ah ! jusqu’à mon dernier soupir j’obéirai à vos volontés sacrées. Vos belles et heureuses ombres sont continuellement auprès de moi ; je les cherche, je les vois ; elles m’environnent, elles me protègent ; elles m’ont fait signe de les suivre, au milieu de ce monde séducteur et dépravé : j’ai obéi avec autant de joie et de bonheur que de soumission : elles m’ont ramenée auprès de leur tombeau dans ma terre natale, et là elles ont marqué ma place : le plus beau moment de ma vie est celui où j’ai osé penser qu’elles ne rejetteroient point mes cendres, et que je pourrois reposer à côté de l’urne que je leur ai consacrée. Ah ! si j’avois pu obtenir du Ciel la prolongation de leurs jours aux dépens des miens, j’aurois remporté et enlevé la palme du bonheur accordée depuis plusieurs siècles à un autre acte de piété filiale.

Et vous, que j’ai reçu du Ciel pour remplir le vide effrayant que la mort avoit fait autour de moi, unique possesseur de toutes les affections de mon âme, je vous demande pardon d’avoir pu prononcer seulement ce mot de divorce ; la plume devoit s’échapper de mes mains quand votre image chérie s’est offerte à ma pensée. Que mon âme soit donc à jamais unie à la tienne ; et s’il étoit un nom plus intime que celui d’époux, qui désignât mieux à chaque instant les nœuds indissolubles de deux existences amies, c’est ce nom que je choisirois, par un sentiment différent de celui d’Héloïse, mais mille fois plus tendre : oui, s’il étoit un engagement plus fort encore, si l’on pouvoit se lier d’une chaîne qui embrassât la mort et la vie, c’est elle que je préférerois et qui ajouteroit à mon bonheur. Ne crois pas même que la mort nous sépare jamais ; apprends qu’il n’est ni chimère ni illusion pour les âmes véritablement tendres et pures : toutes les existences, tous les biens se réalisent pour elles ; c’est la mort qui n’enlève que les apparences. Je veillerai donc autour de toi quand d’autres croiront que je ne suis plus ; je communiquerai librement avec ton cœur et tes pensées : tu supporteras la vie ; tu seras instruit par un instinct secret de cette mystérieuse vigilance d’un cœur toujours à toi, toujours plus à toi… Mais, où me laissé-je entraîner ? Reprenons la douce tâche que je me suis proposée, et félicitons-nous seulement de la trouver si près de tous les mouvemens de mon âme.

La loi qui infligeoit une flétrissure aux enfans illégitimes avoit prévu le défaut de moralité de ces éducations dures, négligées, interrompues ou abandonnées : dans ce cas, le divorce a tous les inconvéniens du libertinage, et sous ce régime un grand nombre d’enfans seront orphelins : car, suivant l’ordre moral de notre siècle, on pourroit, — sans s’arrêter au divorce simple, tolérer le divorce des deux parts ; peut-être même quelques femmes dépravées se permettroient de passer successivement dans les bras de deux ou trois maris. Cette supposition, qui feroit rougir les plus intrépides, n’est au fond que la répétition d’une première faute qui en rend l’effet plus sensible ; car nous avons souvent besoin d’un microscope idéal, si l’on peut s’exprimer ainsi, pour éclairer notre conscience, et nous ne jugeons bien la moralité d’une action qu’en la prononçant davantage et en l’exagérant un peu : c’est ainsi que les poètes grecs ont peint des plus vives couleurs les funestes suites des querelles domestiques ; et si le divorce n’a pas été désigné directement dans leurs fables morales, c’est sans doute parce qu’il n’étoit admis ni par les lois ni par les mœurs : car les fautes des femmes y sont punies si sévèrement, les liens du mariage y paroissent si sacrés pour elles, qu’on doit en conclure qu’ils étoient indissolubles et que ce peuple avoit décidé, comme Jésus-Christ, que le divorce et l’adultère étoient synonymes. Les Grecs avoient mis la pureté des mœurs des femmes sous la garde d’une terreur vague et indéfinissable, produite par l’affreux enchaînement de tous les crimes et de toutes les vengeances. Hélène est infidèle, et Troie est en cendres. Clytemnestre trahit son époux, et bientôt après elle l’assassine. Oreste tue sa mère pour venger la mort de son père, et il est livré à toutes les Furies. Observons ici qu’un moyen infaillible de connoître parfaitement les opinions et les mœurs d’une nation, c’est d’en juger sur l’association des idées. Les Grecs augmentent, par de sinistres rapprochemens, l’horreur qu’ils veulent inspirer pour les femmes parjures ; ils agrandissent le forfait par l’épouvante, et le remords est dans leurs tragédies l’excès de la désolation. Chez eux le crime est toujours l’épisode du vice ; les femmes, comme les vestales, ne pouvoient manquer à leur engagement sans être abandonnées du Ciel et des hommes. Phèdre, tourmentée par une passion criminelle, croit voir les juges de l’enfer reculer à son aspect, et l’urne tomber de leurs mains. Comparez cette allégorie avec celle d’un opéra de Panard, où le fossé du scrupule est sauté légèrement par une nymphe charmante : les grâces la soutiennent et l’applaudissent. Cette manière de voir paroît d’abord plus douce et plus civilisée ; cependant les conséquences sont fort différentes pour la nation où de telles libertés d’imagination sont adoptées : elles apprivoisent la pudeur, et par une association qui paroît d’abord un contraste dont l’enchaînement ne se montre qu’à des yeux exercés, les mœurs faciles amènent les mœurs féroces, et les mœurs austères sont accompagnées des plus douces vertus : car, quand les femmes renoncent à tous les genres de perfection et de délicatesse que les hommes et la nature ont donnés pour base à leur morale, l’édifice s’ébranle et croule en ruine ; pour le relever, elles adoptent des qualités viriles et qui se dénaturent par le mélange. Ainsi, le courage réuni à la foiblesse produit la férocité, et l’audace entée sur la crainte se change en impudence ; alors les femmes, descendues de leur piédestal et rentrées dans la foule, veulent jouer un rôle sur la scène du monde ; bientôt elles imitent les hommes dans leur emportement ; bientôt elles s’enivrent des passions qu’elles auroient dû calmer ; et bientôt enfin, elles négligent les grâces de leur sexe : pareilles aux bacchantes, elles brisent la lyre d’Orphée pour faire retentir les cimbales et les clairons, et elles se montrent aux tribunes armées de piques et de thyrses ensanglantés.

  1. Till younger hands ere long assist us.
    (Milt., Paradise lost, B. IX.)
  2. Madame de Custine.