Réflexions sur le divorce/Réflexions/Premier but

Texte établi par Adolphe de LescureLibrairie des bibliophiles (p. 42-58).


PREMIER BUT DU MARIAGE


Bonheur individuel des époux dans la jeunesse.



Dieu prépara pour l’homme, en le créant, tous les biens dont sa nature étoit susceptible ; il l’enrichit de toutes les facultés propres à l’en faire jouir ; il doubla même la félicité de cet être de choix en le douant du pouvoir d’aimer et en lui formant ainsi, dans une seule âme, plusieurs centres d’existence. Mais les sentimens qui nous transportent dans autrui, et qui varient nos jouissances par cet heureux échange, perdent une partie de leur charme, de leur énergie et de leur influence, quand on les répand au hasard sur un grand nombre d’objets : leur puissance, comme celle des rayons du soleil, ne se développe qu’en les rassemblant dans un même foyer. Le mariage réunit nos affections éparses ; il met deux âmes en communauté de vie, et la différence des sexes et des facultés empêche que ces deux âmes ne soient jamais rivales : les hommes aiment la gloire, les femmes en montrent la route et décident les succès ; ce sont les blanches colombes qui conduisirent Énée à l’arbre du rameau d’or. Cette diversité de talens et de goûts et cette ressemblance de nature et de sentiments commencent l’harmonie entre les époux, et l’habitude la perfectionne ensuite ; car le premier attrait de la jeunesse n’est qu’un premier lien qui soutient deux plantes nouvellement rapprochées, jusqu’à ce qu’ayant pris racine l’une à côté de l’autre, elles ne vivent plus que de la même substance : ainsi, et sans autre exception que celle du vice en ses honteux écarts, des époux, pris de la même classe pour que leur éducation soit pareille, trouvent dans leur nature, dans leurs penchans et dans leur réflexion, des moyens d’être ensemble plus heureux, plus vertueux et plus utiles qu’ils ne l’auroient été dans le célibat, ou par un changement de lien ; et si le Créateur, dont toutes les volontés se manifestent par des actes réels, ne nous avoit pas donné une nature flexible, qui obéit à l’habitude et à des réflexions répétées, il auroit désigné de quelque manière visible les personnes destinées irrévocablement l’une à l’autre ; c’est en se conformant à ce principe qu’il a créé les animaux, dont les espèces ne se confondent jamais. Ne leur assimilons donc point la nature humaine, puisque les oppositions de caractère ne sont pas invincibles comme les résistances de l’instinct animal. La concorde dans le mariage peut résulter, presque généralement, de l’empire des hommes sur eux-mêmes et de l’empire de l’habitude sur les hommes ; et non seulement des qualités diverses, comme nous l’avons dit, contribuent à serrer fortement les nœuds du mariage, mais les défauts mêmes, bien mis en œuvre, si l’on peut s’exprimer ainsi, servent quelquefois au bonheur des époux : l’esprit et la bêtise forment souvent le protecteur et le protégé ; et l’on peut dire dans le sens propre, tout sert en ménage ; ainsi qu’un homme d’esprit l’observoit figurativement de César, qui tira parti d’un mauvais augure pour ranimer le courage de ses soldats. Tout sert donc en ménage, même les imperfections et les défauts : les unes déterminent une inégalité nécessaire dans l’administration intérieure ; les autres prêtent à l’adresse un moyen d’insinuer, de plaire, et quelquefois de conduire : c’est l’anse qui permet de manier un vase, dont la parfaite rondeur eût échappé de nos mains.

Les liens du mariage ne sont pas les seuls qui doivent être resserrés par des soins et par l’habitude des devoirs. Que penseroit-on d’un fils qui allégueroit des répugnances, une incompatibilité de caractère, pour déserter la maison paternelle ? L’enfant feroit divorce avec la nature, comme l’époux avec ses sermens. L’homme moral a été créé perfectible pour qu’il fût généralement sociable, comme l’homme physique a été créé industrieux pour qu’il pût habiter tous les climats.

Ces observations, jetées au hasard, démontrent peut-être que la permission du divorce est au moins inutile, puisque l’habitude et la réflexion suffisent pour rapprocher des caractères opposés ; je montrerai encore que cette permission altère et fait disparoître même tous les biens qu’on attend du mariage ; mais je veux auparavant répondre à l’objection commune contre les unions inséparables, tirée de la stérilité d’un premier lien ; et je tâcherai de prouver que le but principal de la nature, dans l’institution du mariage, étant le bonheur des deux époux, la reproduction de leur être n’est qu’un but secondaire qui ne doit point influer sur la loi. Je sais que dans ce siècle matérialiste, l’on voudroit multiplier les hommes comme nous multiplions les oiseaux de nos basses-cours et peut-être aussi, afin d’en dévorer un plus grand nombre : mais Dieu créa l’homme pour le rendre heureux ; sa multiplication est dans sa félicité, tandis que celle des animaux est dans leur espèce. Un seul homme heureux est plus en harmonie avec le plan du Créateur et de l’univers, que des milliers d’hommes indifférens aux douceurs de la vie. Un seul homme heureux remplit par ses rapports un plus grand espace dans le monde et dans l’ordre des choses, que des milliers d’infortunés, qui s’y trouvent étrangers, discordans et sans place. Cette théorie du bonheur, qui établit une si grande distance entre l’être qui jouit foiblement et vaguement par les sensations, et celui qui jouit pleinement et distinctement par les sentimens, fonde en même temps tous les principes de bonté, d’humanité, en un mot, toutes les lois de la morale ; et si le premier but du mariage, ainsi que celui de la vie, est le bonheur de l’individu, non la multiplication de l’espèce, l’on ne peut plus alléguer la stérilité en faveur du divorce.

Platon, ce législateur des esprits, croyoit au mariage des âmes ; et quelle tendre épouse, prête à quitter la vie et l’objet qui la lui fait chérir, n’en est pas encore plus convaincue que ce philosophe ? Moïse, législateur d’un peuple grossier, consacra cependant l’institution du mariage par ces paroles purement spirituelles : Il n’est pas bon que l’homme vive seul ; faisons-lui une aide qui lui ressemble ; mais il dit aux animaux : Croissez et multipliez. Nos philosophes, plus métaphysiciens que Moïse, rejettent cependant cette distinction ; ces ambitieux inconséquens, illustrés par tous les titres de l’intelligence, décorés par plusieurs grandes pensées, cherchent cependant tous les moyens d’avilir notre nature dont ils font partie : Et monté sur le faîte, il aspire à descendre. Ainsi, par des efforts contraires à ceux des sages de l’antiquité, ils voudroient rabaisser l’homme au rang des animaux ; et s’ils pouvoient le faire déchoir jusqu’à celui des plantes ou des rochers, ils croiroient obtenir un triomphe de plus ; mais l’homme ne tombe ou ne s’élève que de proche en proche.

Dérobons donc le mariage à la funeste magie de cette baguette de Circé, et que, par une influence contraire, toutes les âmes tendres et pures trouvent dans une association si bien ordonnée, et même si nécessaire à notre foiblesse, des moyens de se perfectionner et de se rapprocher de la nature des anges. Il est permis de prononcer ainsi, par cette comparaison, la sainteté du mariage, puisque les Pères de l’Église n’ont pas craint de prendre cette union pour le chaste symbole des sentimens qui doivent unir les hommes à leur céleste législateur.

J’ai montré que la loi du divorce étoit étrangère à notre nature, et qu’elle ne contribuent point au bonheur du mariage ou de la société conjugale ; j’ajoute qu’elle rend ce bonheur impossible.

Le mot société, en l’appliquant au mariage, est pris dans toute la force de son étymologie ; il signifie le partage réel et continuel des biens et des maux de la vie. Tout prouve que les lois et les mœurs, qui donnent le fini aux grands traits de la loi, ont cherché jusqu’à présent dans la société conjugale des ressources efficaces contre la solitude de l’existence. Les lois ont fortifié l’institution de la nature en déclarant que les familles et les titres seroient communs entre les époux ; que les doux noms de père et de mère, de frère et de sœur seroient partagés et confondus par eux ; adoption qui semble revenir sur le passé, et former, dès les premiers jours de la vie, des nœuds et des devoirs, dont l’empire embrasse tout le temps de notre existence. C’est dans le même esprit d’identité que les lois entrent en compte avec les femmes des travaux de leurs maris, et même de leur vie. Enfin les mœurs ont fortifié, par leurs insinuations, toutes ces injonctions des lois : ainsi l’usage, qui dérive toujours des mœurs, oblige les époux d’observer l’un pour l’autre les règles de la modestie personnelle ; et bientôt toutes les nuances délicates qui caractérisent la parfaite union des âmes viennent embellir les traits essentiels d’identité, fortement prononcés par les lois. Mais ces nuances, qui sont en même temps celles du sentiment et du bonheur, s’effaceront et se perdront insensiblement sous la loi du divorce, comme le parfum des fleurs se dissipe quand elles sont prêtes à tomber de leur tige, et, pour le prouver par un exemple, arrêtons-nous un moment sur cette communauté d’amour-propre dont nous venons de parler ; sur cet amour-propre transporté hors de nous en apparence, et qui devient ainsi mille fois plus délicieux, car il s’ennoblit, il s’agrandit dans le partage, et il se purifie en changeant de sol ; mais la loi qui permet le divorce détruira absolument cet effet précieux de l’identité et de l’unité des époux. Quelle femme seroit vaine d’un nom qui bientôt ne sera plus le sien ? ou d’une gloire qui peut se réfléchir sur une autre ? Ce sentiment d’instabilité influe continuellement et imperceptiblement sur nos penchans et sur nos opinions ; c’est un grain de sable qui peut empêcher à jamais deux surfaces polies de se toucher dans tous les points.

Loin de croire que les époux se respecteroient et se ménageroient davantage sous la loi du divorce, je présume qu’ils chercheroient moins à se plaire mutuellement. L’ami de Mme de Sévigné ne voulut jamais prendre la peine de se raser avant de savoir si sa tête étoit à lui ou à ses juges.

Pourquoi suivre dans l’institution du mariage un plan contraire à l’instinct que nous a donné la nature ? Nous voulons, dans les objets qui agissent sur nos sens, dans ceux qui frappent notre imagination, et dans toutes nos affections morales, la propriété, la durée de la propriété, l’antériorité même de la propriété. Et les hommes, ces êtres éphémères, possesseurs incertains du jour même qu’ils ont commencé, ne comptent cependant leurs courtes heures que dans le vague de l’infini ; ils ne daignent pas même décorer des possessions viagères. Cette idée accessoire d’une durée incommensurable, si essentielle en général pour soutenir notre intérêt, a bien plus d’influence encore sur les jouissances de l’âme : l’on diroit que ses plaisirs tiennent un peu de la nature divine dont ils émanent ; qu’ils rassemblent tous les temps, qu’ils s’augmentent du passé et qu’ils anticipent sur l’avenir. Et s’il n’est point de mari délicat dont la tendresse ne fût affoiblie par la certitude ou le simple soupçon que sa veuve lui donneroit un successeur, l’on doit croire que la crainte d’en être abandonné pendant sa vie altéreroit absolument son bonheur et ses affections. Ceux qui ne doivent pas donner une préférence, même en imagination, oseroient-ils s’en imposer par l’indécente menace de séparation ou d’infidélité ?

Les affections naissent et se développent par l’espérance d’un long avenir ; et ensuite elles s’augmentent, s’ennoblissent et se fortifient par leur propre durée. Quelle amitié peut être comparée à celle de deux époux que les déférences, l’estime et le bonheur de toutes leurs heures ont liés depuis longtemps, qui rappellent continuellement le prodige du tison de Méléagre ; puisque l’un des deux se consume dès que l’autre paroît languir, et qu’ils ne voient dans la mort même que le plus désiré de tous les instans, s’il les réunit, et le plus redoutable de tous, s’il les sépare ? Arrie le prévient, pour ne pas être un moment sur une terre que Pœtus auroit délaissée ; elle n’a senti aucune douleur en se perçant le sein ; toutes ses facultés de souffrir sont fixées sur la blessure de Pœtus. La douleur est passée, disoit milord Russell, prêt à monter sur l’échafaud, quand ses regards cessèrent d’apercevoir l’épouse qui l’attachoit seule à la vie. Et Charles Ier, à son dernier moment : Dites à la reine que je ne lui ai jamais été infidèle, même en pensée. Après des mots si purs et si tendres, je sens que je reviens avec répugnance à la tâche que je me suis imposée. Il me semble qu’ils ont flétri le divorce d’une nouvelle condamnation et d’une nouvelle honte.

Mais puisque le divorce a de si grands inconvéniens, le législateur doit chercher tous les moyens propres à rendre respectables et même sacrés nos premiers engagemens : il doit tout préparer d’avance, tout ménager pour attacher les époux par des liens de divers genres ; il doit écarter tout ce qui pourroit les relâcher, car les antipathies, les sympathies morales ne sont pas des attributs de notre nature ; elles se créent par une suite imperceptible de réflexions, d’observations, de situations, d’opinions et de procédés : ainsi les affections de l’âme qui paroissent les moins composées sont susceptibles d’analyse et de division, comme un rayon de soleil dont l’unité et la simplicité apparente sont cependant le résultat de sept couleurs diverses. La piété filiale, l’amitié fraternelle, etc., nous sont suggérées dès l’enfance ; l’on en pénètre nos cœurs, même dans l’absence ; ces devoirs et ces affections sont reçus comme incontestables avant d’être appuyés par les lois et par nos réflexions. Qu’il en soit ainsi de l’amour conjugal ; qu’une séparation paroisse impossible, et qu’avant l’examen les mœurs la rangent dans la classe des événemens qu’on n’a jamais vus, et qui ne se présentent point à l’esprit ; avec de tels préliminaires, les mariages, malgré quelques disconvenances, seroient toujours suffisamment unis, et cet effet de l’opinion ne seroit pas aussi difficile à obtenir que le bûcher des veuves du Malabar.

Avant de blâmer les Pères de l’Église, qui ont élevé le mariage au rang des Sacremens, il falloir connoître le principe de cette décision. Un peu de réflexion nous persuadera que rien n’étoit plus conforme à l’indication, aux lois et aux droits de la nature : car faire du mariage un contrat simplement civil, c’est prendre pour base de cette institution la circonstance la moins importante. Et en effet, la fortune, l’état, toutes les convenances du ressort civil sont de simples accessoires, dans un engagement destiné à l’association des cœurs, des sentimens, des réputations et des vies ; et puisque, toutes les grandes affections ont été constamment jointes à des idées religieuses ; puisque, dans la société, les sermens cimentent tous les engagemens que la loi ne peut surveiller, pourquoi excepter le mariage de cette règle générale, le mariage, dont la parfaite pureté ne sauroit avoir de juge et de témoin que notre propre conscience ?

Le mariage, devenu purement civil, seroit d’ailleurs une convention unique dans sa nature, et telle que les lois n’en peuvent permettre ; une convention que l’une des deux parties auroit toujours le pouvoir de rompre sans le véritable consentement de l’autre : car un consentement forcé s’obtiendroit indubitablement de la noblesse du caractère ou de la fierté blessée ; et en dernière analyse, les mauvais procédés seroient un moyen assuré de faire rompre ce contrat, moyen qui favoriseroit toujours le plus immoral des époux.

Je sais qu’il ne faut pas prendre des engagemens téméraires ; mais celui de remplir son devoir ne peut jamais l’être. Ce mépris qu’on a jeté sur les vœux tombe seulement sur des vœux formés contre la nature, ou pour des objets indifférens et même nuisibles à la société ; car les sermens sont aussi des vœux ; toutes les paroles données de bouche ou par écrit sont des vœux ; et enfin, pour toute femme honnête, le vœu de la fidélité dans le mariage étoit déjà irrévocable avant d’être prononcé : il faut même consacrer par des vœux les devoirs difficiles à remplir, comme il faut étayer de plusieurs arches les ponts qu’on jette sur des torrens. L’identité parfaite d’intérêt et de sentiment dans le mariage est peut-être aussi nécessaire aux hommes qu’aux femmes : elles ont besoin d’appui, mais ils ont besoin de consolation, et les femmes sont plus propres que les hommes à partager et à diminuer les amertumes de la vie : il faut en accepter celles que la société a détériorées, et qui ont manqué le but de leur existence en faisant un pacte avec l’amour-propre, ce démon corrupteur de notre sexe. Mais les femmes, en général, ont reçu, par la faculté de vivre dans autrui, un supplément à toutes les privations, un dédommagement de toutes les foiblesses ; et s’il est vrai que le premier des êtres dans l’ordre de la nature soit celui qui est lié aux autres êtres par un plus grand nombre de rapports, l’on ne fait pas tort aux femmes en les présentant sous ce point de vue ; elles connoissent mieux que les hommes tous les secrets du bonheur ; leur raison paroît toujours animée par leur instinct, et souvent leur instinct paroît éclairé par leur raison. Les femmes sont donc plus particulièrement destinées à n’avoir jamais une existence isolée, mais plutôt à devenir le complément de celle des autres : et en cela encore les institutions sociales ont secondé la nature, puisque les lois ne donnent aux femmes d’autre rang que celui de leurs maris, et qu’elles sont toujours obligées, pour se faire apercevoir, de se rapprocher du foyer dont elles reçoivent le reflet ; mais des rapports de ce genre ne peuvent s’établir que dans des unions longues et indissolubles.

Ainsi, et pour nous résumer, la liberté du divorce peut détruire très promptement tous les biens attachés au mariage, tout cet enchaînement de devoir, de protection, d’intérêt, d’affection, d’existence, et quelquefois même de bonheur et d’amour, que la nature, les mœurs et les institutions sociales avoient formé à l’envi. Liberté, mot dangereux pour tous les âges, pour tous les états, pour tous les sexes ; mais surtout pour le nôtre, dont les vertus sont la dépendance ; les sentimens, l’abandon de la volonté ; les goûts, le désir de plaire, et les jouissances, des rapports avec le bonheur des autres. Liberté remonte dans le Ciel, reprends ta place auprès du trône céleste ; car la perfection et la liberté doivent être aussi inséparables que l’imperfection et la dépendance.