Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal/03

CHAPITRE III

des méthodes par lesquelles on peut suppléer à l’analyse infinitésimale


106. Il est plusieurs manières de résoudre les questions qui sont du ressort de l’analyse infinitésimale ; et quoiqu’il n’y en ait aucune qui paraisse réunir les mêmes avantages, il n’en est pas moins intéressant de connaître quels sont les différents points de vue sous lesquels les principes de cette théorie peuvent être envisagés ; c’est pourquoi je me propose ici de jeter un coup d’œil sur les diverses méthodes qui s’y rapportent, et qui même pourraient la suppléer.

de la méthode d’exhaustion

107. La méthode d’exhaustion était celle dont se servaient les anciens dans leurs recherches difficiles, et particulièrement dans la théorie des lignes et surfaces courbes, et dans l’évaluation des aires et des volumes qu’elles renferment. Comme ils n’admettaient que des démonstrations parfaitement rigoureuses, ils ne croyaient pas pouvoir se permettre de considérer les courbes comme des polygones d’un grand nombre de côtés ; mais lorsqu’ils voulaient découvrir les propriétés de l’une d’entre elles, ils la regardaient comme le terme fixe dont les polygones inscrits et circonscrits approchent continuellement et autant qu’on le veut, à mesure qu’on augmente le nombre de leurs côtés. Par là ils épuisaient en quelque sorte l’espace compris entre ces polygones et la courbe, ce qui, sans doute, a fait donner à cette marche le nom de méthode d’exhaustion.

Comme ces polygones terminés par des lignes droites étaient des figures connues, leur rapprochement continuel de la courbe donnait de celle-ci une idée de plus en plus précise, et la loi de continuité servant de guide, on pouvait enfin parvenir à la connaissance exacte de ses propriétés.

Mais il ne suffisait pas aux géomètres d’avoir reconnu et comme deviné ces propriétés, il fallait les vérifier d’une manière incontestable, et c’est ce qu’ils faisaient en prouvant que toute supposition contraire à l’existence de ces mêmes propriétés conduisait nécessairement à quelque contradiction ; c’est pourquoi ils nommaient ce genre de démonstrations réduction à l’absurde.


108. C’est ainsi qu’ayant d’abord établi que les aires des polygones semblables sont entre elles comme les carrés de leurs lignes homologues, ils en ont conclu que les cercles des différents rayons sont entre eux comme les carrés de ces rayons : ce qui est la seconde proposition du douzième livre d’Euclide. L’analogie les a conduits à cette conclusion, en imaginant dans ces cercles des polygones réguliers inscrits d’un même nombre de côtés. Car, comme, en augmentant tant qu’on veut le nombre de ces côtés, leurs aires demeurent toujours entre elles comme les carrés des rayons des cercles circonscrits, ils ont facilement aperçu que la même chose devait nécessairement avoir lieu pour les cercles mêmes dont ces polygones approchent de plus en plus, jusqu’à en différer aussi peu qu’on le veut ; mais cela ne suffisait pas : il fallait démontrer rigoureusement que la chose était réellement ainsi, et c’est ce qu’ils ont fait, en montrant que toute supposition contraire fait nécessairement tomber dans une absurdité.

Les anciens ont démontré de la même manière que les volumes des sphères sont entre eux comme les cubes de leurs diamètres ; que les pyramides de même hauteur sont comme leurs bases ; que le cône est le tiers d’un cylindre de même base et de même hauteur.

Souvent, pour mieux discuter leur objet, les anciens faisaient intervenir tout à la fois, comme auxiliaires, les polygones inscrits et les polygones circonscrits, qu’ils comparaient les uns aux autres. Par là ils resserraient de plus en plus la courbe comprise entre ces figures rectilignes, et saisissaient plus facilement les propriétés de cette grandeur moyenne.


109. Ils en usaient de même à l’égard des surfaces courbes et des volumes des corps. Ils les imaginaient tout à la fois inscrits et circonscrits à d’autres surfaces, dont ils augmentaient graduellement le nombre des côtés et des zones, de manière à resserrer de plus en plus entre les unes et les autres la surface proposée. La loi de continuité leur indiquait encore les propriétés de cette figure moyenne, et ils les vérifiaient par la réduction à l’absurde, en s’assurant par une démonstration rigoureuse que toute supposition contraire menait infailliblement à quelque contradiction.

C’est de cette manière qu’Archimède a démontré que la surface convexe d’un cône droit est égale à l’aire du cercle qui a pour rayon la moyenne proportionnelle entre le côté du cône et le rayon du cercle de la base ; que l’aire totale de la sphère est quadruple d’un de ses grands cercles, et que celle d’une quelconque de ses zones est égale à la circonférence du grand cercle, multipliée par la hauteur de cette zone.

C’était encore par la réduction à l’absurde que les anciens étendaient aux quantités incommensurables les rapports qu’ils avaient découverts entre les quantités commensurables. Cette doctrine est certainement très belle et très précieuse ; elle porte avec elle le caractère de la plus parfaite évidence, et ne permet pas qu’on perde son objet de vue : c’était la méthode d’invention des anciens ; elle est encore très utile aujourd’hui, parce qu’elle exerce le jugement, qu’elle accoutume à la rigueur des démonstrations et qu’elle renferme le germe de l’analyse infinitésimale. Il est vrai qu’elle exige quelque contention d’esprit ; mais la méditation n’est-elle pas indispensable à tous ceux qui veulent pénétrer dans la connaissance des lois de la nature, et n’est-il pas nécessaire d’en contracter l’habitude de bonne heure, pourvu qu’on n’y sacrifie pas un temps trop considérable ?


110. En observant avec attention les procédés de cette méthode d’exhaustion, on voit qu’ils se réduisent toujours à faire intervenir des quantités auxiliaires dans la recherche des propriétés ou des relations de celles qui sont proposées ; celles-ci sont considérées comme les termes extrêmes dont les premières sont supposées s’approcher continuellement, et la loi de continuité qu’elles suivent dans ce rapprochement indique les modifications par lesquelles on peut passer des propriétés connues de ces auxiliaires aux propriétés jusqu’alors inconnues des quantités proposées.

C’est ainsi qu’on applique la méthode d’exhaustion à la recherche des propriétés des courbes, au moyen des polygones inscrits et circonscrits, qui sont des systèmes auxiliaires de quantités connues, lesquels se rapprochant graduellement de la courbe proposée, font connaître par la loi de continuité qu’elles observent dans ce rapprochement, et par leur analogie qui devient de plus en plus intime avec cette courbe, les affections et propriétés de cette dernière.


111. La méthode d’exhaustion a donc essentiellement le même but et suit dans sa marche les mêmes principes que l’analyse infinitésimale. C’est toujours le même système auxiliaire de quantités connues, lié d’une part à celui que l’on cherche à connaître, tandis que, d’une autre part, il reste à ce système assez d’arbitraire pour qu’on puisse à volonté le rapprocher par degrés du système proposé ; ce qui fait connaître par induction les relations cherchées. Il ne reste plus alors qu’à constater la certitude de ces relations, et c’est ce qu’on obtient par la réduction à l’absurde.


112. Newton fit faire à cette doctrine un grand pas vers la perfection au moyen de sa théorie des premières et dernières raisons, qui sont précisément celles que fait connaître la loi de continuité dans le rapprochement graduel du système auxiliaire avec le système désigné. Par cette nouvelle théorie, il étendit les principes de la méthode d’exhaustion et simplifia ses procédés, en la débarrassant de la nécessité qu’elle s’était imposée de constater toujours par la réduction à l’absurde l’exactitude des relations qu’elle parvient à découvrir, et en prouvant que ces relations sont suffisamment établies par le mode même employé pour les obtenir. C’est ce qu’annonce en effet Newton en terminant l’exposé de cette théorie : « J’ai commencé, dit-il, par ces lemmes, pour éviter de déduire de longues démonstrations par l’absurde, selon la méthode des anciens géomètres. »

Ce grand homme fit faire dans la suite un second pas bien plus considérable encore à cette doctrine, en réduisant sa méthode des premières et dernières raisons elle même en un algorithme régulier par son calcul des fluxions. Au moyen de ce calcul, il introduisit dans l’analyse algébrique, non pas seulement ces premières et dernières raisons, mais encore leurs termes séparément pris, c’est-à-dire isolément le numérateur et le dénominateur de la fraction qui représente chacune d’elles ; modification de la plus haute importance, à cause des nouveaux moyens de transformation qu’elle fournit. C’est sur quoi nous reviendrons plus loin ; mais Newton n’eut pas seul cette gloire, il la partagea avec Leibnitz, qui même eut l’avantage de publier son algorithme le premier, et qui, ayant été puissamment secondé par d’autres géomètres célèbres qui embrassèrent aussitôt sa méthode, lui fit faire avec eux des progrès plus rapides que ne put en faire, dans le même temps, le calcul des fluxions.

de la méthode des indivisibles

113. Cavalerius fut le précurseur des savants auxquels nous devons l’analyse infinitésimale ; il leur ouvrit la carrière par sa Géométrie des indivisibles.

Dans la méthode des indivisibles, on considère les lignes comme composées de points, les surfaces comme composées de lignes, les volumes comme composés de surfaces.

Ces hypothèses sont absurdes certainement, et l’on ne doit les employer qu’avec circonspection ; mais il faut les regarder comme des moyens d’abréviation, au moyen desquels on obtient promptement et facilement, dans beaucoup de cas, ce qu’on ne pourrait découvrir que par des procédés longs et pénibles en suivant strictement la méthode d’exhaustion. S’agit-il, par exemple, de montrer que deux pyramides de même base et de même hauteur sont aussi de mêmes volumes, on les regarde comme composées l’une et l’autre d’une infinité de surfaces planes également distantes, qui en sont les éléments. Or, comme ces éléments sont égaux chacun à chacun, et que leur nombre est le même de part et d’autre, on en conclut que les volumes des pyramides, qui sont les sommes respectives de ces éléments, sont égaux entre eux.


114. Soit AB (fig. 10) le diamètre d’un demi-cercle AGB ; soient ABFD le rectangle circonscrit, CG le rayon perpendiculaire à DF ; soient de plus menées les deux diagonales CD, CF, et enfin par un point quelconque m de la droite AD, soit menée la droite mnpg perpendiculaire à CG, laquelle coupera la circonférence au point n, et la diagonale CD au point p.

Concevons que toute la figure tourne autour de CG comme axe, le quart de cercle ACG engendrera le volume de la sphère dont le diamètre est AB, le rectangle ADCG engendrera le cylindre droit circonscrit, c’est-à-dire ayant même diamètre ; le triangle isocèle rectangle CGD engendrera un cône droit ayant les lignes égales CG, DG, pour hauteur et pour rayon de sa base ; et enfin les trois droites ou segments de droite mg, ng, pg, engendreront chacune un cercle dont le centre sera au point g.

Or le premier de ces trois cercles est l’élément du cylindre, le second est l’élément de la demi-sphère et le troisième du cône.

De plus, les aires de ces cercles étant comme les carrés de leurs rayons, et ces trois rayons pouvant visiblement former l’hypoténuse et les deux petits côtés d’un triangle rectangle, il est clair que le premier de ces cercles est égal à la somme des deux autres, c’est-à-dire que l’élément du cylindre est égal à la somme des éléments correspondants de la demi-sphère et du cône, et, comme il en est de même de tous les autres éléments, il s’ensuit que le volume total du cylindre est égal à la somme du volume total de la demi-sphère et du volume total du cône.

Mais on sait d’ailleurs que le volume du cône est le tiers de celui du cylindre ; donc celui de la sphère en est les deux tiers ; donc le volume de la sphère entière est les deux tiers du volume du cylindre circonscrit, ainsi que l’a découvert Archimède.


115. Cavalerius avertit bien positivement que sa méthode n’est autre chose qu’un corollaire de la méthode d’exhaustion, mais il avoue qu’il ne saurait en donner une démonstration rigoureuse. Les grands géomètres qui le suivirent en saisirent bientôt l’esprit ; elle fut en grande vogue parmi eux, jusqu’à la découverte des nouveaux calculs, et ils ne tinrent pas plus de compte des objections qui s’élevèrent contre elle alors, que les Bernoulli n’en ont tenu de celles qui se sont élevées depuis contre l’analyse infinitésimale. C’est à cette méthode des indivisibles que Pascal et Roberval durent le succès de leurs profondes recherches sur la cycloïde, et voici comment le premier de ces auteurs fameux s’exprime à ce sujet.

« J’ai voulu faire cet avertissement pour montrer que tout ce qui est démontré par les véritables règles des indivisibles se démontrera aussi à la rigueur et à la manière des anciens, et qu’ainsi l’une de ces méthodes ne diffère de l’autre qu’en la manière de parler, ce qui ne peut blesser les personnes raisonnables quand on les a une fois averties de ce qu’on entend par là, Et c’est pourquoi je ne ferai aucune difficulté dans la suite d’user de ce langage des indivisibles, la somme des lignes ou la somme des plans ; je ne ferai aucune difficulté d’user de cette expression, la somme des ordonnées, ce qui semble ne pas être géométrique à ceux qui n’entendent pas la doctrine des indivisibles et qui s’imaginent que c’est pécher contre la géométrie que d’exprimer un plan par un nombre indéfini de lignes ; ce qui ne vient que de leur manque d’intelligence, puisqu’on n’entend autre chose par là, sinon la somme d’un nombre indéfini de rectangles faits de chaque ordonnée avec chacune des petites portions égales du diamètre dont la somme est certainement un plan. De sorte que quand on parle de la somme d’une multitude indéfinie de lignes, on a toujours égard à une certaine droite par les portions égales et indéfinies de laquelle elles soient multipliées.

» En voilà certainement plus qu’il n’était nécessaire pour faire entendre que le sens de ces sortes d’expressions, la somme des lignes, la somme des plans, etc., n’a rien que de très-conforme à la pure géométrie. »


116. Ce passage est remarquable, non-seulement en ce qu’il prouve que les géomètres savaient très-bien apprécier le mérite de la méthode des indivisibles, mais encore en ce qu’il prouve que la notion de l’infini mathématique, dans le sens même qu’on lui attribue aujourd’hui, n’était point étrangère à ces géomètres ; car il est clair par ce qu’on vient de citer de Pascal, qu’il attachait au mot indéfini la même signification que nous attachons au mot infini, qu’il appelait simplement petit ce que nous appelons infiniment petit, et qu’il négligeait sans scrupule ces petites quantités vis-à-vis des quantités finies : car on voit que Pascal regardait comme de simples rectangles les trapèzes ou petites portions de l’aire de la courbe comprises entre deux ordonnées consécutives, négligeant par conséquent les petits triangles mixtilignes qui ont pour bases les différences de ces ordonnées. Cependant personne n’a tenté de reprocher à Pascal son défaut de sévérité.

Roberval emploie continuellement les expressions même d’infini et d’infiniment petit, dans le sens qu’on leur donne aujourd’hui, et il dit formellement qu’on doit négliger les quantités infiniment petites vis-à-vis des quantités finies, et celles-ci vis-à-vis des quantités infinies.

On savait donc dès ce temps-là que la méthode des indivisibles et toutes celles du même genre qu’on pourrait imaginer n’étaient autre chose que des formules d’abréviation, très utiles pour éluder les longueurs de la méthode d’exhaustion, sans nuire en aucune manière à l’exactitude de ses résultats.

Les géomètres qui sont venus ensuite en usaient de même depuis longtemps, lorsque les calculs différentiel et intégral furent imaginés. Il n’est donc pas étonnant que Leibnitz ne se soit pas attaché à démontrer rigoureusement un principe qui était généralement reconnu comme un axiome. Les objections ne se sont élevées contre ce principe que quand il a été réduit en algorithme, comme si l’on avait regretté que les routes scientifiques jusqu’alors si difficiles à parcourir eussent été tout d’un coup aplanies et rendues accessibles à tout le monde. Je termine ces observations par un ou deux exemples.


117. L’algèbre ordinaire enseigne à trouver la somme d’une suite quelconque de termes pris dans la série des nombres naturels ; la somme de leurs carrés, celle de leurs cubes, etc., et cette connaissance fournit à la géométrie des indivisibles le moyen d’évaluer l’aire d’un grand nombre de figures rectilignes et curvilignes et les volumes d’un grand nombre de corps.

Soit par exemple un triangle : abaissons de son sommet sur la base une perpendiculaire, partageons cette perpendiculaire en une infinité de parties égales, et menons par chacun des points de division une droite parallèle à la base, et qui soit terminée par les deux autres côtés du triangle.

Suivant les principes de la géométrie des indivisibles, nous pouvons considérer l’aire du triangle comme la somme de toutes les parallèles qui en sont regardées comme les éléments : or, par la propriété du triangle, ces droites sont proportionnelles à leurs distances du sommet ; donc la hauteur étant supposée divisée en parties égales, ces parallèles croissent en progression arithmétique ou par différence, dont le premier terme est zéro.

Mais, dans toute progression par différence dont le premier terme est zéro, la somme de tous les termes est égale au dernier multiplié par la moitié du nombre de ces termes. Or, ici, la somme des termes est représentée par l’aire du triangle, le dernier terme par la base, et le nombre des termes par la hauteur. Donc l’aire de tout triangle est égale au produit de sa base par la moitié de sa hauteur.


118. Soit une pyramide : abaissons une perpendiculaire de son sommet sur la base, partageons cette perpendiculaire en une infinité de parties égales, et par chaque point de division faisons passer un plan parallèle à la base de cette pyramide.

Suivant les principes de la géométrie des indivisibles, l’intersection de chacun de ces plans par le volume de la pyramide sera un des éléments de ce volume, et celui-ci ne sera autre chose que la somme de tous ces éléments.

Mais, par les propriétés de la pyramide, ces éléments sont entre eux comme les carrés de leurs distances au sommet. Nommant donc B la base de la pyramide, H sa hauteur, b l’un quelconque des éléments dont nous venons de parler, h sa distance au sommet et V le volume de la pyramide, on aura

 ;


donc

.

Donc V, qui est la somme de tous ces éléments, est égale à la constante multipliée par la somme des carrés  ; et puisque les distances h croissent en progression par différence dont le premier terme est zéro et le dernier H, c’est-à-dire comme les nombres naturels depuis 0 jusqu’à H, les quantités représenteront leurs carrés depuis 0 jusqu’à .

Or l’algèbre ordinaire nous apprend que la somme des carrés des nombres naturels depuis 0 jusqu’à inclusivement est

.

Mais ici le nombre H étant infini, tous les termes qui suivent le premier dans le numérateur disparaissent vis-à-vis de ce premier terme : donc cette somme des carrés se réduit à .

Multipliant donc cette valeur par la constante trouvée ci-dessus, on aura pour le volume cherché

,


c’est-à-dire que le volume de la pyramide est le tiers du produit de sa base par sa hauteur.

On prouve par une marche semblable qu’en général l’aire de toute courbe qui a pour équation

,


est  ; Y représentant la dernière ordonnée, X l’abscisse qui lui répond, m, n, des exposants quelconques, entiers, fractionnaires, positifs ou négatifs.

Ainsi, la méthode des indivisibles supplée à certains égards au calcul intégral ; on peut la regarder comme répondant à l’intégration des monômes, ce qui était certainement une grande découverte du temps de Cavalerius.

de la méthode des indéterminés

119. Il me semble que Descartes, par sa méthode des indéterminées, touchait de bien près à l’analyse infinitésimale, ou plutôt il me semble que l’analyse infinitésimale n’est autre chose qu’une heureuse application de la méthode des indéterminées.

Le principe fondamental de la méthode des indéterminées, ou des coefficients indéterminés, consiste en ce que si l’on a une équation de cette forme

,


dans laquelle les coefficients A, B, C, etc., soient des constantes, et x une quantité variable qui puisse être supposée aussi petite qu’on le veut ; il faut nécessairement que chacun de ces ; coefficients pris séparément soit égal à zéro ; c’est-à-dire qu’on aura toujours

,


quel que soit d’ailleurs le nombre des termes de cette équation.

En effet, puisqu’on peut supposer x aussi petite qu’on le veut, on pourra aussi rendre aussi petite qu’on le voudra la somme de tous les termes qui ont x pour facteur, c’est-à-dire la somme de tous les termes qui suivent le premier. Donc ce premier terme A diffère aussi peu qu’on le veut de 0 ; mais A, étant une constante, ne peut différer aussi peu qu’on le veut de 0, puisqu’alors elle serait variable : donc elle ne peut être que 0 : donc on a déjà  ; il reste donc

,

Je divise tout par x, et j’ai

,

d’où l’on tire , par la même raison qu’on a donnée pour prouver qu’on avait . Le même raisonnement prouvera qu’on a pareillement

.


120. Cela posé, soit une équation à deux termes seulement

,


dans laquelle le premier terme soit constant et le second susceptible d’être rendu aussi petit qu’on le veut : cette équation ne pourra subsister d’après ce qui vient d’être dit, à moins que les termes A et Bx ne soient chacun en particulier égal à zéro. Donc nous pouvons établir en principe général et comme corollaire immédiat de la méthode des indéterminées que, si la somme ou la différence de deux prétendues quantités est égale à zéro, et que l’une des deux puisse être supposée aussi petite qu’on le veut, tandis que l’autre ne renferme aucune arbitraire, ces deux prétendues quantités seront chacune en particulier égales à zéro.


121. Ce principe suffit seul pour résoudre par l’algèbre ordinaire toutes les questions qui sont du ressort de l’analyse infinitésimale. Les procédés respectifs de l’une et l’autre méthode, simplifiés comme ils doivent l’être, sont absolument les mêmes ; toute la différence est dans la manière d’envisager la question : les quantités que l’on néglige dans l’une comme infiniment petites, on les sous-entend dans l’autre, quoique considérées comme finies, parce qu’il est démontré qu’elles doivent s’éliminer d’elles-mêmes, c’est-à-dire se détruire les unes par les autres dans le résultat du calcul.

En effet, il est aisé de s’apercevoir que ce résultat ne peut être qu’une équation à deux termes dont chacun en particulier est égal à zéro : on peut donc sous-entendre d’avance dans le cours du calcul tous les termes qui se rapportent à celle de ces deux équations dont on ne veut pas faire usage. Appliquons cette théorie des indéterminées à quelques exemples.


122. Reprenons celui que nous avons déjà traité (9). Nous avons trouvé (fig. 1)

,


équations parfaitement exactes l’une et l’autre, quelles que soient les valeurs de MZ et de RZ ; tirant donc de la première de ces équations la valeur de , et la substituant dans la seconde, j’ai

,


équation exacte et qui doit avoir lieu, quelle que soit la distance qu’on voudra mettre entre les lignes RS et MP.

Or il est aisé de voir que je puis mettre cette équation sous la forme suivante :

,


dans laquelle le premier terme ne contient que des quantités données ou déterminées par les conditions du problème, et dont le second contient des arbitraires, et peut être supposé aussi petit qu’on le veut, sans rien changer aux quantités qui sont contenues dans le premier terme, puisqu’on est maître de supposer RS aussi proche qu’on le veut de MP. Donc, suivant la théorie des indéterminées, chacun des termes de cette équation, pris séparément, doit être égal à zéro ; c’est-à-dire que cette équation peut se décomposer en ces deux autres :

et,


desquelles la première ne contient que des quantités désignées, et la seconde contient des arbitraires. Mais nous n’avons besoin que de la première, puisque c’est celle qui nous donne la valeur cherchée de TP, telle que nous l’avons déjà trouvée ci-devant. Donc, quand même nous aurions commis des erreurs dans le cours du calcul, pourvu que ces erreurs ne fussent tombées que sur la dernière équation, l’exactitude du résultat cherché n’en aurait point souffert ; et c’est effectivement ce qui serait arrivé si nous eussions traité MZ, RZ et T’T comme nulles par comparaison aux quantités proposées a, x, y, dans les équations primitives ; nous eussions, à la vérité, commis des erreurs dans l’expression des conditions du problème, mais ces erreurs se fussent détruites d’elles-mêmes par compensation, et le résultat dont nous avons besoin n’en eût été aucunement altéré.


123. L’analyse infinitésimale, envisagée sous ce rapport, n’est donc autre chose qu’une application, ou, si l’on veut, une extension de la méthode des indéterminées ; car, suivant cette méthode, je dis que lorsqu’on néglige une quantité infiniment petite, on ne fait, à proprement parler, que la sous-entendre et non la supposer nulle ; par exemple, lorsqu’au lieu des deux équations exactes


et


trouvées (9), j’emploie les deux équations imparfaites

et ,


je sais fort bien que je commets une erreur et je les mets, pour ainsi dire, mentalement sous cette forme

et  ;


et étant des quantités telles qu’il les faut pour que ces équations aient lieu exactement : de même dans l'équation

,


résultante des deux équations imparfaites ci-dessus, je sous-entends la quantité , telle que

,


soit une équation exacte ; mais je reconnais bientôt que cette dernière quantité est égale à zéro, parce que si elle n’était pas nulle, elle ne pourrait être qu’infiniment petite, tandis qu’il n’entre aucune quantité infinitésimale dans le premier terme ; or cela est impossible, à moins que chacun de ces termes, pris séparément, ne soit égal à zéro ; d’où je conclus qu’on a exactement

 ;
et partant, les quantités ont été, non pas supprimées comme nulles, mais simplement sous-entendues pour simplifier le calcul.


124. Pour second exemple proposons-nous de prouver que l’aire d’un cercle est égale au produit de sa circonférence par la moitié du rayon ; c’est-à-dire qu'en nommant R ce rayon, le rapport de la circonférence à ce même rayon, et par conséquent cette circonférence, S la surface du cercle, on doit avoir

.

Pour cela, j’inscris au cercle un polygone régulier, puis je double successivement le nombre de ses côtés jusqu’à ce que l’aire de ce polygone diffère aussi peu qu’on le voudra de l’aire du cercle. En même temps le périmètre du polygone différera aussi peu qu’on le voudra de la circonférence , et l’apothème aussi peu qu’on le voudra du rayon R. Donc l’aire S différera aussi peu qu’on le voudra de ; donc si nous faisons

,


la quantité , si elle n’est pas 0, pourra être au moins supposée aussi petite qu’on le voudra. Cela posé, je mets cette équation sous la forme

.


équation à deux termes, dont le premier ne renferme aucune arbitraire, et dont le second, au contraire, peut être supposé aussi petit qu’on le veut ; donc, par la théorie des indéterminées, chacun de ces termes en particulier est égal à 0 : donc nous avons

ou  ;


ce qu’il fallait démontrer.


125. Soit proposé maintenant de trouver quelle est la valeur qu’il faut donner à x, pour que sa fonction soit un maximum.

Le cas du maximum doit avoir lieu évidemment, lorsqu’en ajoutant à l’indéterminée x une valeur arbitraire x’, l’augmentation correspondante de la fonction proposée pourra être rendue aussi petite qu’on le voudra, par rapport à x’, en diminuant celle-ci de plus en plus.

Or, si j’ajoute à x la quantité x’, j’aurai pour l’augmentation de la fonction proposée

,


ou, en réduisant,

 ;


c’est donc le rapport de cette quantité à x’, ou


qui doit pouvoir être supposée aussi petite qu’on le veut. Soit cette quantité = ȹ, nous aurons donc

,


ou

,


équation à deux termes, dont le premier ne renferme aucune arbitraire, et dont le second peut être supposé aussi petit qu’on le veut : donc, par la théorie des indéterminées, chacun de ces termes pris séparément est égal à 0. Donc nous avons

,

ce qu’il fallait trouver.


126. Soit proposé de prouver que deux pyramides de mêmes bases et de mêmes hauteurs sont égales entre elles.

Concevons ces pyramides partagées en un même nombre de tranches toutes de même hauteur. Chacune de ces tranches pourra évidemment être regardée comme composée de deux parties, dont l’une sera un prisme ayant pour base la plus petite des deux qui terminent la tranche, et l’autre sera l’espèce d’onglet qui entoure ce prisme.

Si donc nous appelons V, V’ les volumes des deux pyramides, P, P’ les sommes respectives des prismes dont nous venons de parler, q, q’ les sommes respectives des onglets, nous aurons

 ;


mais il est clair que P = P’ donc

.

Mais le premier terme de cette équation ne renferme aucune arbitraire, et le second peut évidemment être supposé aussi petit qu’on le veut. Donc, par la théorie des indéterminées, chacun de ces termes en particulier est égal à 0. Donc on a ou  ; ce qu’il fallait démontrer.


127. Soit proposé de trouver le volume d’une pyramide dont la base est B et la hauteur H.

Concevons cette pyramide partagée en une infinité de tranches de même épaisseur ; soit x la distance de l’une quelconque de ces tranches au sommet de la pyramide, et x’ l’épaisseur de cette tranche. Dans la pyramide, les aires des coupes faites parallèlement à la base sont comme les carrés de leurs distances au sommet ; donc la base supérieure ou petite base de la tranche éloignée du sommet de la distance x, est . Donc le volume de cette tranche, abstraction faite de l’onglet, est ; donc le volume total de la pyramide, abstraction faite des onglets, est la somme de tous ces éléments. Et puisque x’ pouvant être supposée aussi petite qu’on le veut, chaque onglet peut également être supposé aussi petit qu’on le veut, relativement au volume de la tranche, la somme de tous les éléments diffère aussi peu qu’on le veut du volume cherché de la pyramide. Nommons donc V ce volume, nous aurons exactement

,

ȹ désignant une quantité qui peut être supposée aussi petite qu’on le veut.

Mais puisque B, H et x’ sont des quantités constantes, c’est-à-dire les mêmes pour toutes les tranches, il est clair que


est la même chose que

.

Or est évidemment le nombre des tranches comprises depuis le sommet jusqu’à x, donc pour la pyramide entière, est la somme des carrés des nombres naturels depuis 0 jusqu’à .

Mais on sait que cette suite de carrés des nombres naturels est

.


Substituant cette somme dans l’équation trouvée ci-dessus, nous aurons

,


ou, en transformant pour séparer les termes arbitraires de ceux qui ne le sont pas,

,


équation rigoureusement exacte à deux termes, dont le premier ne contient que des quantités désignées ou non arbitraires, et dont le second peut être rendu aussi petit qu’on le veut. Donc chacun de ces termes pris séparément est égal à zéro : donc nous avons par le premier

,


ce qu’il fallait trouver.

La solution qu’on vient de donner est analogue à la méthode des indivisibles, ou plutôt c’est la méthode même des indivisibles rendue rigoureuse par quelques légères modifications, au moyen de la méthode des indéterminées : nous allons maintenant appliquer celle-ci à la même question, en employant la notation de l’analyse infinitésimale, pour faire voir comment toutes ces méthodes se tiennent, ou plutôt comment elles ne sont toutes qu’une seule et même méthode envisagée sous différents aspects.

En conservant les dénominations ci-dessus, nous avons dV pour l’élément de la pyramide. De plus, nous avons pour valeur du même élément, en négligeant l’onglet,

 ;


donc nous avons exactement

,


ȹ exprimant une quantité qui peut être supposée aussi petite qu’on le veut relativement à chacun des autres termes.

Prenant de part et d’autre la somme exacte des éléments, nous aurons l’équation rigoureuse

(A)


Or l’intégrale ordinaire


du premier terme du second membre est

,


C exprimant une constante ; mais la différentielle exacte de cette intégrale n’est pas

,


elle est

,


c’est-à-dire que nous avons exactement

 ;


donc, en prenant de part et d’autre la somme exacte, nous aurons

,


ou, en transposant,

,


Substituant dans l’équation (A), nous aurons exactement

,


équation dans laquelle le dernier terme seul contient des quantités arbitraires et peut être supposé aussi petit qu’on le veut. Faisons donc, pour abréger, ce terme ȹ’; l’équation deviendra, en transposant,

.


équation dont par les principes de la méthode des indéterminées chaque terme pris séparément est égal à zéro, ce qui donne

.


Pour déterminer C, il n’y a qu’à faire x = 0, alors on a V = 0, donc C = 0, donc l’équation se réduit à

,


c’est-à-dire que le volume de la pyramide depuis le sommet jusqu’à la hauteur x est  ; donc, pour avoir le volume total de la pyramide, il n’y a plus qu’à supposer x = H, ce qui donnera enfin

.


128. Cette solution, comme on le voit, n’est autre chose que celle qu’on obtiendrait par les procédés de l’analyse infinitésimale, en ne négligeant rien, et l’analyse infinitésimale ordinaire n’est qu’une abréviation de ces procédés, puisqu’elle ne néglige que les quantités ȹ, ȹ’, qui ne tombent dans le résultat du calcul que sur celle des équations dont on n’a pas besoin, entre les deux dans lesquelles il se décompose. Or ce que l’analyse infinitésimale néglige ainsi par simple fiction sous le nom de quantités infiniment petites, on peut simplement le sous entendre pour conserver la rigueur géométrique pendant tout le cours du calcul : on voit donc que la méthode des indéterminées fournit une démonstration rigoureuse du calcul infinitésimal, et qu’elle donne en même temps le moyen d’y suppléer, si l’on veut, par l’analyse ordinaire. Il eût été à désirer peut-être qu’on fût parvenu par cette voie aux calculs différentiel et intégral ; ce qui était aussi naturel que le chemin qu’on a pris, et aurait prévenu toutes les difficultés.

de la méthode des premières et dernières raisons ou des limites.

129. La méthode des premières et dernières raisons ou des limites prend aussi son origine dans la méthode d’exhaustion ; et ce n’est, à proprement parler, qu’un développement et une simplification de celle-ci. C’est à Newton que l’on doit cet utile perfectionnement, et c’est dans son livre des Principes qu’il faut s’en instruire : il suffit, pour notre objet, d’en donner ici une idée succincte.

Lorsque deux quantités quelconques sont supposées se rapprocher continuellement l’une de l’autre, de manière que leur rapport ou quotient diffère de moins en moins et aussi peu qu’on le veut de l’unité ; ces deux quantités sont dites avoir pour dernière raison une raison d’égalité.

En général, lorsque l’on suppose que diverses quantités s’approchent respectivement et simultanément d’autres quantités qui sont considérées comme fixes, jusqu’à en différer toutes en même temps aussi peu qu’on le veut, les rapports qu’ont entre elles ces quantités fixes sont les dernières raisons de celles qui sont supposées s’en approcher respectivement et simultanément, et ces quantités fixes elles-mêmes sont appelées limites ou dernières valeurs de celles qui s’en approchent ainsi.

Ces dernières valeurs et dernières raisons sont aussi appelées premières valeurs et premières raisons des quantités auxquelles elles se rapportent, suivant que l’on considère les variables comme s’approchant ou s’éloignant des quantités considérées comme fixes qui leur servent de limites.


130. Ces limites ou quantités, considérées comme fixes, peuvent cependant être variables comme seraient, par exemple, les coordonnées d’une courbe, c’est-à-dire qu’elles peuvent n’être pas données par les conditions de la question, mais seulement déterminées par les hypothèses subséquentes sur lesquelles le calcul est établi. Ainsi, par exemple, quoique les coordonnées d’une courbe soient comprises parmi les quantités qu’on nomme variables, parce qu’elles ne sont point du nombre des données ; si je me propose une question à résoudre sur la courbe dont il s’agit, comme celle de lui mener une tangente, il faudra, pour établir mes raisonnements et mon calcul, que je commence par attribuer des valeurs déterminées à ces coordonnées, et que je continue à les regarder comme fixes jusqu’à la fin de mon calcul. Or ces quantités, considérées comme fixes, sont comprises, aussi bien que les données mêmes du problème, parmi celles que nous appelons limites.


131. Ces limites sont précisément les quantités dont on cherche la relation ; celles qui sont supposées s’en approcher graduellement ne sont que des quantités auxiliaires que l’on fait intervenir pour faciliter l’expression des conditions du problème, mais qui ne peuvent rester dans le calcul, et qu’il faut nécessairement éliminer pour obtenir les résultats cherchés ; elles sont par conséquent de celles que nous avons nommées quantités non désignées, tandis que leurs limites ou dernières valeurs sont les quantités dont on veut obtenir la relation, et que nous appelons quantités désignées.

On voit ainsi l’analogie qui doit exister entre la théorie des premières ou dernières raisons, et la méthode infinitésimale. Car ce que dans celle-ci on nomme quantités infiniment petites, n’est évidemment autre chose, d’après la définition que nous en avons donnée (14), que la différence d’une quantité quelconque à sa limite, ou, si l’on veut, une quantité dont la limite est 0 ; et les quantités qui ont pour dernière raison une raison d’égalité, ne sont autre chose que celles qui, dans l’analyse infinitésimale, sont nommées quantités infiniment peu différentes l’une de l’autre.


132. On voit encore par là que la notion de quantité infiniment petite n’est pas moins claire que celle de limite, puisque ce n’est autre chose que la différence de cette même limite à la quantité dont elle exprime la dernière valeur. Mais la différence qu’il y a en ce qu’on appelle proprement méthode des limites et celle qu’on appelle méthode infinitésimale, consiste en ce que dans la première on n’admet en effet dans le calcul que les limites elles-mêmes, qui sont toujours des quantités désignées, au lieu que dans la méthode infinitésimale on admet aussi les quantités non désignées, qui sont supposées s’en approcher continuellement, et les différences de ces quantités non désignées à leurs limites : ce qui donne à la méthode infinitésimale plus de moyens de varier ses expressions et ses transformations algébriques, sans qu’il puisse y avoir la moindre différence dans la rigueur des procédés.


133. La faculté que se procure ainsi la méthode infinitésimale, la rend susceptible encore d’un nouveau degré de perfection bien plus important, c’est de pouvoir être réduite en un algorithme particulier. Car ces différences entre les quantités non désignées et leurs limites, sont ce qu’on a distingué sous le nom de différentielles de ces mêmes limites, et les simplifications auxquelles donne lieu l’admission de ces quantités dans le calcul sont précisément ce qui donne à l’analyse infinitésimale de si puissants moyens.

Néanmoins la méthode des limites, quoique restreinte par la faculté dont elle se prive d’introduire dans le calcul les quantités auxiliaires dont ces limites ne sont que les dernières valeurs, cette méthode, dis-je, l’emporte encore de beaucoup pour la facilité des calculs sur la simple méthode d’exhaustion, parce qu’elle s’affranchit au moins de la réduction à l’absurde pour chaque cas particulier, opération la plus pénible de celles qui constituent la méthode d’exhaustion ; tandis que dans l’autre méthode, pour établir l’égalité de deux quantités quelconques, il suffit de prouver qu’elles sont toutes deux limites d’une même troisième quantité.


134. Il n’y a aucune distinction à faire entre la méthode des limites et celle des premières ou dernières raisons ; Newton n’en fait aucune, il emploie indifféremment le nom de limite d’une quantité ou dernière valeur de cette quantité : limite du rapport de deux quantités ou dernière raison de ces deux quantités. Je fais cette réflexion, parce qu’il y a des personnes qui croient vaguement qu’il existe quelque différence entre la méthode des limites, telle que d’Alembert l’a expliquée à l’article Différentiel de l’Encyclopédie, et la méthode des premières et dernières raisons, telle que Newton l’a expliquée dans le livre des Principes. C’est absolument la même chose, et d’Alembert déclare positivement dans cet article qu’il n’y est que l’interprète de Newton. Cette méthode étant très-connue, il nous suffira d’en donner un exemple.


135. Il est clair, parce qui a été dit (9), que quoique ne soit point égale à , cependant la première de ces quantités diffère d’autant moins de la seconde, que RS est plus proche de MP, c’est-à-dire que


est une équation imparfaite, mais que (en désignant par L l’expression de limite ou de dernière valeur)


est une équation parfaite ou rigoureusement exacte.

De même on prouvera que


est aussi une équation parfaite ou rigoureusement exacte ; égalant donc ces deux valeurs de . Il vient

,


ou


comme ci-dessus. Ainsi, ce ne sont plus dans ce nouveau calcul les quantités infiniment petites MZ et RZ qui y entrent séparément, ni même leur rapport , mais seulement sa limite ou dernière valeur qui est une quantité finie.

Si cette méthode était toujours aussi facile à mettre en usage que l’analyse infinitésimale ordinaire, elle pourrait paraître préférable, car elle aurait l’avantage de conduire aux mêmes résultats par une route directe et toujours lumineuse.

Mais il faut convenir, ainsi qu’on l’a déjà observé ci-dessus, que la méthode des limites est sujette à une difficulté considérable qui n’a pas lieu dans l’analyse infinitésimale ordinaire ; c’est que ne pouvant y séparer, comme dans celle-ci, les quantités infiniment petites l’une de l’autre, et ces quantités se trouvant toujours liées deux à deux, on ne peut faire entrer dans les combinaisons les propriétés qui appartiennent à chacune d’elles en particulier, ni faire subir aux équations où elles se rencontrent toutes les transformations qui pourraient aider à les éliminer.

de la méthode des fluxions.

136. Newton considère une courbe comme engendrée par le mouvement uniforme d’un point ; il décompose à chaque instant la vitesse constante de ce point en deux autres, l’une parallèle à l’axe des abscisses et l’autre parallèle à l’axe des ordonnées. Ces vitesses sont ce qu’il appelle fluxions de ces coordonnées, tandis que la vitesse arbitraire du point qui décrit la courbe est la fluxion de l’arc décrit.

Réciproquement cet arc décrit est appelé la fluente de la vitesse avec laquelle il est décrit par le point mobile, l’abscisse correspondante est appelée fluente de la vitesse de ce point estimée dans le sens de cette abscisse, et l’ordonnée est appelée fluente de la vitesse de ce même point estimée dans le sens de cette ordonnée.

Puisque la fluxion de l’arc est supposée constante, il est évident qu’à moins que le chemin du point décrivant ne se fasse en ligne droite, les fluxions de l’abscisse et de l’ordonnée seront variables, et que leur rapport à chaque instant dépendra de la nature de la courbe, c’est-à-dire de la relation même de ces coordonnées.

Réciproquement la relation des coordonnées dépend nécessairement de celle qui existe à chaque instant entre les fluxions de ces coordonnées. On peut donc demander quel est le moyen de découvrir la relation qui existe entre les fluxions, lorsque l’on connaît celle qui existe entre les coordonnées, et réciproquement quel est celui de découvrir la relation qui existe entre les coordonnées, lorsque l’on connaît celle qui existe entre les fluxions seules, ou combinées avec les coordonnées elles-mêmes. La première partie de ce problème est ce qu’on nomme méthode des fluxions, et la seconde méthode inverse des fluxions.


137. Mais ces premières notions peuvent être généralisées ; car à mesure que le point décrivant parcourt la courbe, non seulement l’abscisse et l’ordonnée changent, mais encore la sous-tangente, la normale, le rayon de courbure, etc., c’est-à-dire que ces quantités croissent ou décroissent plus ou moins rapidement ainsi que les coordonnées elles-mêmes. Toutes ces quantités ont donc des fluxions dont les rapports sont également déterminés par le mouvement du point que décrit uniformément la courbe ; ainsi ces quantités sont elles-mêmes des fluentes. Or c’est l’art de déterminer les relations de toutes ces fluentes par l’entremise de leurs fluxions employées comme auxiliaires, que l’on nomme méthode directe et inverse des fluxions, ou méthode des fluxions et fluentes.

Cette méthode s’applique non-seulement aux lignes courbes, mais par analogie on l’étend aux aires que renferment ces courbes, aux surfaces courbes et aux volumes qu’elles terminent, aux forces qui mettent les corps en mouvement et aux effets qu’elles produisent ; on en applique en un mot la théorie à tout ce qui fait l’objet des mathématiques et des sciences physico-mathématiques, aussi bien que la méthode d’exhaustion elle-même et tous les modes de calcul qui en dérivent.


138. La méthode des fluxions n’admet, comme on le voit, dans le calcul que des quantités finies : puisque ces fluxions ne sont autre chose que des vitesses qui sont des quantités finies. On peut même prendre ces vitesses respectives avec lesquelles les coordonnées croissent, pour coordonnées d’une nouvelle courbe, lesquelles auront aussi leurs fluxions, qui seront pareillement des quantités finies ; et celles-ci pourront encore être prises pour coordonnées d’une troisième courbe, ainsi de suite, sans que jamais il entre dans le calcul autre chose que des quantités finies.


139. Il y a une fluxion principale qui est choisie à volonté, mais qui, étant une fois adoptée, règle toutes les autres : on peut choisir celle que l’on veut. Nous avons supposé que c’était la vitesse absolue du point décrivant, que nous avons regardée comme uniforme : mais on peut supposer également que c’est la vitesse dans le sens de l’abscisse, ou toute autre qui soit uniforme et qui serve de terme de comparaison.


140. La méthode des fluxions et fluentes dérive naturellement de celle des premières et dernières raisons ; car la vitesse variable d’un point n’est pas le chemin décrit par ce point dans un temps donné, divisé par ce temps, mais la première ou dernière raison de ce rapport, c’est-à-dire la quantité dont ce rapport approche de plus en plus, à mesure que ce temps est supposé plus court.


141. Cette observation a été le prétexte d’une objection élevée contre la méthode des fluxions ; car, a-t-on dit, c’est introduire dans la Géométrie qui appartient aux Mathématiques pures, la notion des vitesses qui n’appartient qu’aux Mathématiques mixtes, et définir une idée qui doit être simple, par une autre qui est complexe.

Mais cette objection est assez frivole : car la véritable chose à considérer est de savoir si la théorie est plus facile à saisir de cette manière que d’une autre. Le classement que nous faisons des sciences est assez arbitraire. Nous plaçons la Géométrie avant la Mécanique dans l’ordre de la simplicité, mais les parties transcendantes de la première sont bien plus abstraites que les parties élémentaires de la seconde, et, comme le dit Lagrange, « chacun a ou croit avoir une idée nette de la vitesse ; » ce n’est donc pas prendre une marche contraire a l’esprit des Mathématiques, que de définir les fluxions par les vitesses.


142. Nous venons de voir que les vitesses qu’on nomme fluxions, sont les dernières raisons des espaces parcourus et des temps employés à les parcourir ; mais si l’on compare ensemble deux de ces vitesses ou fluxions, par exemple la fluxion de l’abscisse avec celle de l’ordonnée, ces fluxions auront elles-mêmes entre elles une raison, qui n’est autre chose que la limite du rapport des différentielles de ces coordonnées. Ainsi la Méthode des fluxions n’est encore, comme on le voit, que la méthode infinitésimale, et par conséquent la méthode d’exhaustion envisagée sous un nouveau point de vue, et l’on aperçoit facilement le lien qui unit toutes ces méthodes les unes aux autres.


143. Les procédés de la méthode des fluxions ne diffèrent de ceux de l’analyse infinitésimale que par la notation. Au lieu de la caractéristique d, dont on se sert dans celle-ci, on pointe les lettres dans la méthode des fluxions, c’est-à-dire que la fluxion de la variable ou fluente x, par exemple, est représentée par x, mais avec cette distinction, que x représente une quantité finie qui est la vitesse du point décrivant dans le sens des abscisses, tandis que dx, dans le calcul différentiel, représente une quantité infiniment petite, qui est l’accroissement instantané de cette même abscisse.

De même si l’on conçoit une nouvelle courbe, dont les coordonnées soient les fluxions respectives de x et y, les fluxions de ces nouvelles coordonnées seront des fluxions de fluxions, et devront, d’après la notation indiquée, être exprimées dans le calcul par , et ces , seront encore des quantités finies, tandis que les différentielles secondes ddx, ddy, qui leur correspondent dans la méthode infinitésimale, sont des quantités infiniment petites du second ordre ; ainsi de suite.


144. Il ne m’appartient pas de prononcer entre Newton et Leibnitz sur la priorité de l’invention. Il me semble que la métaphysique de l’une de ces méthodes est tellement différente de celle de l’autre, qu’il est plus que probable que chacun a inventé la sienne. L’histoire des sciences mathématiques est remplie de semblables rencontres, parce que la vérité étant une, il faut toujours que ce soit à elle qu’on arrive, et sitôt qu’elle est pressentie, chacun s’y précipite par le chemin qu’il s’est frayé. Il faut faire attention qu’à l’époque de Newton et de Leibnitz, une foule d’idées analogues à celles de ces deux grands hommes perçaient de toutes parts dans les écrits des savants. C’était réellement un fruit mûr. Cavalerius, Fermat, Pascal, avaient soumis au calcul les quantités infiniment petites ; Descartes avait trouvé la méthode des indéterminées ; Roberval avait imaginé de décomposer la vitesse du point qui décrit une courbe, en deux autres respectivement parallèles aux deux coordonnées ; Barrow avait considéré les courbes comme des polygones d’une infinité de côtés ; Wallis avait enseigné à calculer les séries. Il ne manquait plus que d’assujettir toutes les découvertes de même genre à un mode uniforme par un algorithme ; n’est-il pas plus naturel de penser que Newton et Leibnitz ont trouvé chacun le leur par des routes très opposées, que de supposer que l’un de ces deux hommes, déjà justement célèbres à tant d’autres égards, ait été plagiaire de l’autre ?

du calcul des quantités évanouissantes

145. La plupart des savants, pour concilier la simplicité de la notation leibnitzienne avec la rigueur géométrique, prennent le parti de considérer les quantités infiniment petites, comme absolument nulles. La métaphysique du calcul infinitésimal est développée sous ce point de vue avec une grande clarté, dans la préface du Calcul différentiel d’Euler : « Le calcul différentiel, dit ce grand géomètre, est l’art de trouver le rapport des accroissements évanouissants, que prennent des fonctions quelconques, lorsqu’on attribue à la quantité variable dont elles sont fonctions, un accroissement évanouissant. »

Newton avait déjà admis, dans son livre des Principes, la notion des quantités évanouissantes. « Il faut, dit-il, entendre par la dernière raison des quantités évanouissantes, la raison qu’ont entre elles des quantités qui diminuent, non pas avant de s’évanouir, ni après qu’elles sont évanouies, mais au moment même qu’elles s’évanouissent. »

D’Alembert rejette cette explication, quoiqu’il adopte complètement d’ailleurs la doctrine de Newton sur les limites ou premières et dernières raisons des quantités.

« Cette méthode, dit Lagrange, a le grand inconvénient de considérer les quantités, dans l’état où elles cessent, pour ainsi dire, d’être quantités : car, quoiqu’on conçoive toujours bien le rapport de deux quantités, tant qu’elles demeurent finies, ce rapport n’offre plus à l’esprit une idée claire et précise, aussitôt que ses termes deviennent l’un et l’autre nuls à la fois. »

Il semble néanmoins que, les quantités infiniment petites étant des variables, rien n’empêche qu’on ne puisse leur attribuer la valeur 0, aussi bien que toute autre. Il est vrai qu’alors leur rapport est qui peut être également supposé a ou b, aussi bien que toute autre quantité quelconque.


146. La considération de ces quantités évanouissantes serait donc à peu près inutile, si l’on se bornait à les traiter dans le calcul comme des quantités simplement nulles : car elles n’offriraient plus que le rapport de 0 à 0, qui n’est pas plus égal à 2 qu’à 3 ou à toute autre quantité ; mais il ne faut pas perdre de vue que ces quantités nulles ont ici des propriétés particulières, comme dernières valeurs des quantités indéfiniment décroissantes dont elles sont les limites, et qu’on ne leur donne la dénomination particulière d’évanouissantes qu’afin d’avertir que de tous les rapports ou relations dont elles sont susceptibles en qualité de quantités nulles, on ne veut considérer et faire entrer dans les combinaisons que celles qui leur sont assignées par la loi de continuité, lorsque l’on imagine le système des quantités auxiliaires s’approchant par degrés insensibles du système des quantités désignées : et c’est là précisément ce qu’entend Newton, lorsqu’il dit que les quantités évanouissantes sont des quantités considérées, non avant qu’elles s’évanouissent, non après qu’elles se sont évanouies, mais à l’instant même qu’elles s’évanouissent.

Dans le cas traité ci-devant (9), par exemple, tant que RS ne coïncide point avec MP, la fraction est plus grande que  ; ces deux fractions ne deviennent égales qu’au moment où MZ et RZ se réduisent à zéro. Il est vrai qu’alors est aussi bien égale à toute autre quantité qu’à puisque est une quantité absolument arbitraire ; mais parmi les diverses valeurs qu’on peut attribuer à , est la seule qui soit assujettie à la loi de continuité et déterminée par elle ; car si l’on construisait une courbe dont l’abscisse fût la quantité indéfiniment petite MZ, et l’ordonnée proportionnelle à , celle qui répondrait à l’abscisse nulle serait représentée par , et non par une quantité arbitraire : or c’est ce qui distingue les quantités que je nomme évanouissantes de celles qui sont simplement nulles.

Ainsi, quoique en général on ait,

 ;


on ne peut pas dire d’une quantité évanouissante telle que MZ,

 ;


car la loi de continuité ne peut assigner entre MZ et MZ d’autre rapport que celui d’égalité, ni d’autre relation que celle d’identité.


147. Nous avons vu qu’en introduisant dans le calcul des quantités indéfiniment petites, et en les négligeant par comparaison aux quantités finies, les équations devenaient imparfaites, et que les erreurs auxquelles on donnait lieu ne se compensaient que dans le résultat cherché. On peut maintenant éviter, si l’on veut, cette espèce d’inconvénient, par le moyen des évanouissantes, qui, n’étant autre chose que les dernières valeurs des quantités indéfiniment petites correspondantes, peuvent, comme toutes les autres valeurs, être attribuées à ces quantités indéfiniment petites, et qui, d’un autre côté, étant absolument nulles, peuvent se négliger lorsqu’elles se trouvent ajoutées à quelques quantités effectives, sans que le calcul cesse d’être parfaitement rigoureux.


148. On peut donc envisager l’analyse infinitésimale sous deux points de vue différents : en considérant les quantités infiniment petites ou comme des quantités effectives, ou comme des quantités absolument nulles. Dans le premier cas, l’analyse infinitésimale n’est autre chose qu’un calcul d’erreurs compensées ; et dans le second, c’est l’art de comparer des quantités évanouissantes entre elles et avec d’autres, pour tirer de ces comparaisons les rapports et relations quelconques qui existent entre des quantités proposées.

Comme égales à zéro, ces quantités évanouissantes doivent se négliger dans le calcul, lorsqu’elles se trouvent ajoutées à quelque quantité effective ou qu’elles en sont retranchées ; mais elles n’en ont pas moins, comme on vient de le voir, des rapports très-intéressants à connaître, rapports qui sont déterminés par la loi de continuité à laquelle est assujetti le système des quantités auxiliaires dans son changement. Or, pour saisir aisément cette loi de continuité, il est aisé de sentir qu’on est obligé de considérer les quantités en question à quelque distance du terme où elles s’évanouissent entièrement, sinon elles n’offriraient que le rapport indéfini de zéro à zéro ; mais cette distance est arbitraire et n’a d’autre objet que de faire juger plus facilement des rapports qui existent entre ces quantités évanouissantes : ce sont ces rapports qu’on a en vue en regardant les quantités infiniment petites comme absolument nulles, et non pas ceux qui existent entre les quantités qui ne sont pas encore parvenues au terme de leur anéantissement. Celles-ci, que j’ai nommées indéfiniment petites, ne sont point destinées à entrer elles-mêmes dans le calcul envisagé sous le point de vue dont il s’agit dans ce moment, mais employées seulement pour aider l’imagination et indiquer la loi de continuité qui détermine les rapports et les relations quelconques des quantités évanouissantes auxquelles elles répondent.

Ainsi, d’après cette hypothèse, dans la proportion (fig. 1), les quantités représentées par MZ et RZ sont bien supposées absolument égales à zéro ; mais comme c’est de leur rapport qu’on a besoin, il faut, pour apercevoir son égalité avec , considérer les quantités indéfiniment petites qui répondent à ces quantités nulles, non afin de les introduire elles-mêmes dans le calcul, mais afin d’y faire entrer sous la dénomination de MZ et de RZ, les quantités évanouissantes qui en sont les dernières valeurs.


149. Ces expressions MZ, RZ représentent donc ici des quantités nulles, et on ne les emploie sous les formes MZ, RZ, plutôt que sous la forme commune 0, que parce que si on les employait en effet sous cette dernière forme, on ne pourrait plus distinguer, dans les opérations où elles se trouveraient mêlées, leurs diverses origines, c’est-à-dire quelles sont les diverses quantités indéfiniment petites qui leur répondent. Or la considération, au moins mentale, de celles-ci est nécessaire pour saisir la loi de continuité qui détermine le rapport cherché des quantités évanouissantes qu’elles ont pour limites, et par conséquent il est essentiel de ne pas les perdre de vue et de les caractériser par des expressions qui empêchent de les confondre.


150. Les quantités évanouissantes qui font le sujet du calcul infinitésimal envisagé sous ce nouveau point de vue, sont à la vérité des êtres de raison ; mais cela n’empêche pas qu’elles n’aient des propriétés mathématiques, et qu’on ne puisse les comparer tout aussi bien qu’on compare des quantités imaginaires qui n’existent pas davantage. Or personne ne révoque en doute l’exactitude des résultats qu’on obtient par le calcul des imaginaires, quoiqu’elles ne soient que des formes algébriques et des hiéroglyphes de quantités absurdes ; à plus forte raison ne peut-on donner l’exclusion aux quantités évanouissantes, qui sont au moins des limites de quantités effectives et touchent pour ainsi dire à l’existence. Qu’importe en effet que ces quantités soient ou non des êtres chimériques, si leurs rapports ne le sont pas, et que ces rapports soient la seule chose qui nous intéresse ? On est donc entièrement maître, en soumettant au calcul les quantités que nous avons nommées infinitésimales, de regarder ces quantités comme effectives ou comme absolument nulles ; et la différence qui se trouve entre ces deux manières d’envisager la question, consiste en ce qu’en regardant ces quantités comme nulles, les propositions, équations et résultats quelconques demeurent exacts et rigoureux pendant tout le calcul, mais se rapportent à des quantités qui sont des êtres de raison, et expriment des relations existantes entre quantités qui n’existent pas elles-mêmes ; au lieu qu’en regardant les quantités infiniment petites comme quelque chose d’effectif, les propositions, équations et résultats quelconques ont bien pour sujet de véritables quantités ; mais ces propositions, équations et résultats sont faux, ou plutôt ils sont imparfaits, et ne deviennent exacts à la fin que par la compensation de leurs erreurs, compensation cependant qui est une suite nécessaire et infaillible des opérations du calcul.


151. La métaphysique qui vient d’être exposée fournit aisément des réponses à toutes les objections qui ont été faites contre l’analyse infinitésimale, dont plusieurs géomètres ont cru le principe fautif et capable d’induire en erreur ; mais ils ont été accablés, si l’on peut s’exprimer ainsi, par la multitude des prodiges et par l’éclat des vérités qui sortaient en foule de ce principe.

Ces objections peuvent se réduire à celle-ci : Ou les quantités qu’on nomme infiniment petites sont absolument nulles ou non, car il est ridicule de supposer qu’il existe des êtres qui tiennent le milieu entre la quantité et le zéro. Or, si elles sont absolument nulles, leur comparaison ne mène à rien, puisque le rapport de 0 à 0 n’est pas plus a que b, ou toute autre quantité quelconque ; et si elles sont des quantités effectives, un ne peut sans erreur les traiter comme nulles, ainsi que le prescrivent, les règles de l’analyse infinitésimale.

La réponse est simple : bien loin de ne pouvoir en effet considérer les quantités infiniment petites, ni comme quelque chose de réel, ni comme rien, on peut dire au contraire qu’on peut à volonté les regarder comme nulles ou comme de véritables quantités ; car ceux qui voudront les regarder comme nulles, peuvent répondre que ce qu’ils nomment quantités infiniment petites ne sont point des quantités nulles quelconques, mais des quantités nulles assignées par une loi de continuité qui en détermine la relation ; que parmi tous les rapports dont ces quantités sont susceptibles comme zéro, ils ne considèrent que ceux qui sont déterminés par cette loi de continuité ; et qu’enfin ces rapports ne sont point vagues et arbitraires, puisque cette loi de continuité n’assigne point, par exemple, plusieurs rapports différents aux différentielles de l’abscisse et de l’ordonnée d’une courbe lorsque ces différentielles s’évanouissent, mais un seul, qui est celui de la sous-tangente à l’ordonnée. D’un autre côté, ceux qui regardent les quantités infiniment petites comme de véritables quantités, peuvent répondre que ce qu’ils appellent infiniment petit n’est qu’une grandeur arbitraire et susceptible d’être supposée aussi petite qu’on le veut, sans rien changer aux quantités proposées ; que dès lors, sans la supposer nulle, on peut cependant la traiter comme telle, sans qu’il s’ensuive aucune erreur dans le résultat, puisque cette erreur, si elle avait lieu, serait arbitraire comme la quantité qui l’aurait occasionnée. Or il est évident qu’une pareille erreur ne peut exister qu’entre des quantités dont quelqu’une au moins soit arbitraire. Donc lorsqu’on est parvenu à un résultat qui n’en contient plus et qui exprime une relation quelconque entre les quantités données et celles qui sont déterminées par les conditions du problème, on peut assurer que ce résultat est exact, et que par conséquent les erreurs qui auraient dû être commises en exprimant ces conditions, ont pu se compenser et disparaître par une suite nécessaire et infaillible des opérations du calcul.


152. D’autres Géomètres, embarrassés apparemment par l’objection qu’on vient de discuter, se sont attachés simplement à prouver que la méthode des limites dont les procédés sont rigoureusement exacts dans tous les points, devait nécessairement conduire aux mêmes résultats que l’analyse infinitésimale. Mais en convenant que le principe de cette méthode est très-lumineux, on ne peut se dissimuler qu’ils ne font qu’éluder la difficulté sans la résoudre ; que la méthode des limites ne mène aux résultats de l’analyse infinitésimale que par une route difficile et détournée ; et qu’enfin cette méthode, loin d’être la même que celle du calcul de l’infini, n’est au contraire que l’art de s’en passer et d’y suppléer par le calcul algébrique ordinaire : en quoi l’on réussirait d’une manière plus simple, à ce qu’il me semble, par la méthode des indéterminées.


153. Il suit de ce que nous venons de dire, qu’on peut à volonté considérer les quantités infiniment petites ou comme absolument nulles, ou comme de véritables quantités ; un motif cependant me ferait préférer cette dernière manière d’envisager l’analyse infinitésimale : c’est que ceux qui la considèrent ainsi me semblent traiter la question d’une manière plus générale que les autres. Car ceux-ci, en attribuant aux quantités infiniment petites la valeur 0, font une opération inutile : ils paraissent regarder cette détermination comme nécessaire, et penser que sans elle ils ne pourraient obtenir ce qu’ils cherchent ; or c’est ce qui n’est pas, puisque ces quantités peuvent toutes s’éliminer sans conditions, c’est-à-dire sans qu’on leur attribue aucune valeur déterminée, et pas plus celle qui est 0 qu’aucune autre. La question parait donc résolue d’une manière générale, lorsqu’on laisse dans l’indétermination des quantités qu’on n’est pas obligé de déterminer.

de la théorie des fonctions analytiques ou fonctions dérivées.

154. Aucune des méthodes pratiquées ou proposées jusqu’à ce jour pour suppléer à la méthode d’exhaustion des anciens, et pour la réduire en algorithme régulier, n’a paru à Lagrange réunir au degré désirable l’exactitude et la simplicité requises dans les sciences mathématiques. Il a pensé néanmoins qu’il n’était pas impossible d’atteindre ce but important, et ses recherches à cet égard nous ont valu le grand ouvrage qu’il a publié sous le titre de Théorie des fonctions analytiques, contenant les principes du calcul différentiel, dégagés de toute considération d’infiniment petits, d’évanouissants, de limites et de fluxions, et réduits à l’analyse algébrique des quantités finies. Lagrange a de plus donné, sur le même sujet, un autre ouvrage considérable, intitulé Leçons sur le calcul des fonctions, lequel est un commentaire et un supplément pour le premier.

Ces écrits sont marqués au coin du génie original et profond auquel nous devions déjà le Calcul des variations et la Mécanique analytique ; comme ils doivent se trouver entre les mains de tous ceux qui veulent approfondir la science du calcul, je n’en dirai ici qu’un mot.

Afin de conserver, dans tout le cours de ses opérations, l’exactitude rigoureuse dont il s’est fait la loi de ne jamais s’écarter, Lagrange, qui fait aussi usage des différentielles, sous une autre dénomination et sous une autre notation, les considère comme des quantités finies, indéterminées. En conséquence, il ne néglige aucun terme et prend ses différentielles comme on le fait dans le calcul aux différences finies. C’est à quoi il parvient par le théorème de Taylor, dont il fait la base de sa doctrine, et qu’il démontre directement par l’analyse ordinaire, tandis qu’avant lui on ne l’avait encore démontré que par le secours même du calcul différentiel.

L’auteur parvient ainsi à exprimer, par des équations rigoureusement exactes, les conditions de toute question proposée. Ces équations paraissent sans doute devoir être plus difficiles à établir et plus compliquées que celles qu’on obtient par les procédés ordinaires de l’analyse infinitésimale, c’est-à-dire lorsqu’on se permet de négliger les quantités infiniment petites vis-à-vis des quantités finies. Mais comme les unes et les autres de ces équations ne peuvent jamais conduire qu’aux mêmes résultats, on sent qu’il doit nécessairement exister pour les premières des moyens de simplification qui les ramènent aux autres. C’est ce qui a lieu en effet : l’auteur, par une suite de transformations ingénieuses, parvient à dégager son calcul de tout ce qui l’embarrassait inutilement. C’est ainsi que ces équations reviennent d’elles-mêmes, et sans qu’on soit obligé de rien négliger dans le cours des opérations, à la simplicité de celles qu’on aurait pu obtenir immédiatement par les procédés ordinaires de l’analyse infinitésimale.


155. Quoique Lagrange prenne ses différentielles comme si c’était des différences finies, elles ont un caractère qui les distingue essentiellement de celles-ci : c’est qu’elles demeurent toujours indéterminées, de sorte qu’on reste maître, pendant tout le cours du calcul, de les rendre aussi petites qu’on le veut, sans rien changer à la valeur des quantités dont on cherche la relation ; ce qui fournit des moyens d’élimination qui n’appartiennent point au calcul ordinaire des différences finies, dans lequel ces différences sont fixes.


156. Il est facile de remarquer l’analogie qui existe entre la théorie des fonctions analytiques, celle du calcul infinitésimal ordinaire et la méthode des indéterminées dont nous avons parlé (119). En effet, les différences prises sans rien négliger, comme on le fait dans la théorie des fonctions analytiques, par la formule de Taylor, sont des séries. Or, comme l’observe Lagrange lui-même, tous les problèmes dont la solution exige le calcul différentiel dépendent uniquement du premier terme de chacune de ces séries, et toutes les méthodes n’ont d’autre but que de détacher et d’isoler, pour ainsi dire, ce premier terme du reste de la série. Le calcul différentiel ordinaire remplit immédiatement son objet, en négligeant, dès le premier moment, tous les autres, comme s’ils étaient nuls ; dans la méthode des indéterminées, on les sous-entend seulement comme devant nécessairement se détruire les uns par les autres dans le résultat du calcul ; dans la théorie des fonctions enfin, on les fait réellement entrer dans l’expression des conditions du problème, et on les dégage ensuite par diverses transformations fondées sur ce que tous ces termes ont pour facteur commun un accroissement de variable qu’on est maître de supposer aussi petit qu’on le veut, tandis que le premier terme de la série en est indépendant : ce qui rentre évidemment dans la méthode des indéterminées, par laquelle on est conduit à des équations dont chacun des termes pris séparément est égal à zéro.


157. Le véritable obstacle à l’adoption d’une méthode aussi lumineuse, est la nouveauté de l’algorithme pour lequel il faudrait abandonner celui qu’une longue habitude a consacré, et d’après lequel sont rédigés tous les ouvrages originaux qui ont paru depuis un siècle ; ainsi, par exemple, il faudrait refondre toutes les collections académiques, tous les écrits d’Euler et ceux de Lagrange lui-même. Cette pensée était la sienne lorsqu’il publia la nouvelle édition de sa Mécanique analytique ; il n’y emploie point son algorithme, et voici comment il s’exprime à ce sujet, dans l’avertissement qu’il a mis à la tête de ce dernier ouvrage :

« On a conservé la notation ordinaire du calcul différentiel, parce qu’elle répond au système des infiniment petits adopté dans ce Traité. Lorsqu’on a bien conçu l’esprit de ce système, et qu’on s’est convaincu de l’exactitude de ses résultats, par la méthode géométrique des premières et dernières raisons, ou par la méthode analytique des fonctions dérivées, on peut employer les infiniment petits comme un instrument sûr et commode pour abréger et simplifier les démonstrations. »


158. Depuis quelques années, John Landen, savant géomètre anglais, avait tenté, non sans succès, de ramener le calcul infinitésimal à l’algèbre ordinaire. Lagrange, qui se plaisait à faire ressortir le mérite des autres, parce qu’il se sentait assez riche de ses propres découvertes, cite honorablement John Landen, et voici comment il s’exprime à ce sujet :

« C’est pour prévenir ces difficultés qu’un habile géomètre anglais, qui a fait dans l’analyse des découvertes importantes, a proposé dans ces derniers temps de substituer à la méthode des fluxions jusqu’alors suivie scrupuleusement par tous les géomètres anglais, une autre méthode purement analytique et analogue à la méthode différentielle, mais dans laquelle, au lieu de n’employer que les différences infiniment petites ou nulles des quantités variables, on emploie d’abord les valeurs différentes de ces quantités, qu’on égale ensuite après avoir fait disparaître par la division le facteur que cette égalité rendait nul. Par ce moyen, on évite à la vérité les infiniment petits et les quantités évanouissantes, mais les procédés et les applications du calcul sont embarrassants et peu naturels, et on doit convenir que cette manière de rendre le calcul plus rigoureux dans ses principes, lui fait perdre ses principaux avantages, la simplicité de la méthode et la facilité des opérations. »

La théorie des fonctions analytiques n’est peut-être pas elle-même exempte d’une partie de ces inconvénients ; c’est à ceux qui ont acquis l’habitude de s’en servir qu’il appartient d’en juger.