Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal/01

CHAPITRE PREMIER.

principes généraux de l’analyse infinitésimale


1. Il n’est aucune découverte qui ait produit dans les sciences mathématiques une révolution aussi heureuse et aussi prompte que celle de l’analyse infinitésimale ; aucune n’a fourni des moyens plus simples ni plus efficaces pour pénétrer dans la connaissance des lois de la nature. En décomposant, pour ainsi dire, les corps jusque dans leurs éléments, elle semble en avoir indiqué la structure intérieure et l’organisation ; mais comme tout ce qui est extrême échappe aux sens et à l’imagination, on n’a jamais pu se former qu’une idée imparfaite de ces éléments, espèces d’êtres singuliers, qui tantôt jouent le rôle de véritables quantités, tantôt doivent être traités comme absolument nuls, et semblent, par leurs propriétés équivoques, tenir le milieu entre la grandeur et le zéro, entre l’existence et le néant[1]

Heureusement cette difficulté n’a pas nui au progrès de la découverte ; il est certaines idées primitives qui laissent toujours quelque nuage dans l’esprit, mais dont les premières conséquences, une fois tirées, ouvrent un champ vaste et facile à parcourir. Telle a paru celle de l’infini, et plusieurs géomètres en ont fait le plus heureux usage, qui n’en avaient peut-être point approfondi la notion ; cependant les philosophes n’ont pu se contenter d’une idée si vague : ils ont voulu remonter aux principes ; mais ils se sont trouvés eux-mêmes divisés dans leurs opinions, ou plutôt dans leur manière d’envisager les objets. Mon but dans cet écrit est de rapprocher ces différents points de vue, d’en montrer les rapports, et d’en proposer de nouveaux.


2. La difficulté qu’on rencontre souvent à exprimer exactement. par des équations les différentes conditions d’un problème, et à résoudre ces équations, a pu faire naître les premières idées du calcul infinitésimal. Lorsqu’il est trop difficile, en effet, de trouver la solution exacte d’une question, il est naturel de chercher au moins à en approcher le plus qu’il est possible, en négligeant les quantités qui embarrassent les combinaisons, si l’on prévoit que ces quantités négligées ne peuvent, à cause de leur peu de valeur, produire qu’une erreur légère dans le résultat du calcul. C’est ainsi, par exemple, que ne pouvant découvrir qu’avec peine les propriétés des courbes, on aura imaginé de les regarder comme des polygones d’un grand nombre de côtés. En effet, si l’on conçoit, par exemple, un polygone régulier inscrit dans un cercle, il est visible que ces deux figures, quoique toujours différentes et ne pouvant jamais devenir identiques, se ressemblent cependant de plus en plus à mesure que le nombre des côtés du polygone augmente, que leurs périmètres, leurs surfaces, les solides formés par leurs révolutions autour d’un axe donné, les lignes analogues menées au dedans ou au dehors de ces figures, les angles formés par ces lignes, etc., sont, sinon respectivement égaux, au moins d’autant plus approchants de l’égalité, que ce nombre de côtés devient plus grand ; d’où il suit qu’en supposant ce nombre de côtés très grand en effet, on pourra sans erreur sensible attribuer au cercle circonscrit les propriétés qu’on aura trouvées appartenir au polygone inscrit.

En outre, chacun des côtés de ce polygone diminue évidemment de grandeur, à mesure que le nombre de ces côtés augmente ; et par conséquent, si l’on suppose que le polygone soit réellement composé d’un très grand nombre de côtés, on pourra dire aussi que chacun d’eux est réellement très-petit.

Cela posé, s’il se trouvait par hasard dans le cours d’un calcul une circonstance particulière, où l’on pût simplifier beaucoup les opérations, en négligeant, par exemple, un de ces petits côtés par comparaison à une ligne donnée, telle que le rayon, c’est-à-dire en employant dans le calcul cette ligne donnée au lieu d’une quantité qui serait égale à la somme faite de cette ligne et du petit côté en question, il est clair qu’on pourrait le faire sans inconvénient, car l’erreur qui en résulterait ne pourrait être qu’extrêmement petite, et ne mériterait pas qu’on se mît en peine pour en connaître la valeur.


3. Par exemple, soit proposé de mener une tangente au point donné M de la circonférence MBD (fig. 1).

Soient C le centre du cercle, DCB l’axe ; supposons l’abscisse , l’ordonnée correspondante , et soit TP la sous-tangente cherchée.

Pour la trouver, considérons le cercle comme un polygone d’un très grand nombre de côtés ; soit MN un de ces côtés, prolongeons-le jusqu’à l’axe : ce sera évidemment la tangente en question, puisque cette ligne ne pénétrera pas dans l’intérieur du polygone ; abaissons de plus la perpendiculaire MO sur NQ, parallèle à MP, et nommons a le rayon du cercle : cela posé, nous aurons évidemment

.

D’une autre part, l’équation de la courbe étant pour le point M, , elle sera pour le point N

 ;


ôtant de cette équation la première, trouvée pour le point M, et réduisant, on a :


égalant donc cette valeur de à celle qui a été trouvée ci-dessus, et multipliant par , il vient

.

Si donc MO et NO étaient connues, on aurait la valeur cherchée de TP ; or ces quantités MO, NO sont très-petites, puisqu’elles sont moindres chacune que le côté MN, qui, par hypothèse, est lui-même très-petit. Donc (2) on peut négliger sans erreur sensible ces quantités par comparaison aux quantités et auxquelles elles sont ajoutées. Donc l’équation se réduit à ce qu’il fallait trouver.


4. Si ce résultat n’est pas absolument exact, il est au moins évident que dans la pratique il peut passer pour tel, puisque les quantités MO, NO sont extrêmement petites ; mais quelqu’un qui n’aurait aucune idée de la doctrine des infinis, serait peut-être fort étonné si on lui disait que l’équation , non-seulement approche beaucoup du vrai, mais est réellement de la plus parfaite exactitude : c’est cependant une chose dont il est aisé de s’assurer en cherchant TP, d’après ce principe que la tangente est perpendiculaire à l’extrémité du rayon ; car il est visible que les triangles semblables CPM, MPT donnent  ; d’où l’on tire comme ci-dessus.


5. Pour second exemple, supposons qu’il soit question de trouver la surface d’un cercle donné.

Considérons encore cette courbe comme un polygone régulier d’un grand nombre de côtés ; l’aire d’un polygone régulier quelconque est égale au produit de son périmètre par la moitié de la perpendiculaire menée du centre sur l’un des côtés ; donc le cercle étant considéré comme un polygone d’un grand nombre de côtés, sa surface doit être égale au produit de sa circonférence par la moitié du rayon : proposition qui n’est pas moins exacte que le résultat trouvé ci-dessus.


6. Quelque vagues et peu précises que puissent donc paraître ces deux expressions de très-grand et de très-petit, ou autres équivalentes, on voit par les deux exemples précédents que ce n’est pas sans utilité qu’on les emploie dans les combinaisons mathématiques, et que leur usage peut être d’un grand secours pour faciliter la solution des diverses questions qui peuvent être proposées ; car leur notion une fois admise, toutes les courbes pourront aussi bien que le cercle être considérées comme des polygones d’un grand nombre de côtés, toutes les surfaces pourront être partagées en une multitude de bandes ou zones, tous les corps en corpuscules ; toutes les quantités, en un mot, pourront être décomposées en particules de même espèce qu’elles. De là naissent beaucoup de nouveaux rapports et de nouvelles combinaisons, et l’on peut juger aisément, par les exemples cités plus haut, des ressources que doit fournir au calcul l’introduction de ces quantités élémentaires.


7. Mais l’avantage qu’elles procurent est bien plus considérable encore qu’on n’avait d’abord eu lieu de l’espérer ; car il suit des exemples rapportés que ce qui n’avait été regardé en premier lieu que comme une simple méthode d’approximation, conduit au moins, en certains cas, à des résultats parfaitement exacts. Il serait donc intéressant de savoir distinguer ceux où cela arrive, d’y ramener les autres autant qu’il est possible, et de changer ainsi cette méthode d’approximation en un calcul parfaitement exact et rigoureux. Or tel est l’objet de l’analyse infinitésimale.


8. Voyons donc d’abord comment dans l’équation


trouvée (3), il a pu se faire qu’en négligeant MO et NO, on n’ait point altéré la justesse du résultat, ou plutôt comment ce résultat est devenu exact par la suppression de ces quantités, et pourquoi il ne l’était pas auparavant.

Or on peut rendre fort simplement raison de ce qui est arrivé dans la solution du problème traité ci-dessus, en remarquant que l’hypothèse d’où l’on est parti étant fausse, puisqu’il est absolument impossible qu’un cercle puisse être jamais considéré comme un vrai polygone, quel que puisse être le nombre de ces côtés, il a dû résulter de cette hypothèse une erreur quelconque dans l’équation

,


et que le résultat étant néanmoins certainement exact, comme on le prouve par la comparaison des deux triangles CPM, MPT, on a pu négliger MO et NO dans la première équation, et même on a dû le faire pour rectifier le calcul, et détruire l’erreur à laquelle avait donné lieu la fausse hypothèse d’où l’on était parti. Négliger les quantités de cette nature est donc non-seulement permis en pareil cas, mais il le faut, et c’est la seule manière d’exprimer exactement les conditions du problème.


9. Le résultat exact n’a donc été obtenu que par une compensation d’erreurs ; et cette compensation peut être rendue plus sensible encore en traitant l’exemple rapporté ci-dessus d’une manière un peu différente, c’est-à-dire en considérant le cercle comme une véritable courbe, et non pas comme un polygone.

Pour cela, par un point R, pris arbitrairement à une distance quelconque du point M, soit menée la ligne RS parallèle à MP, et par les points R et M soit tirée la sécante RT’; nous aurons évidemment

,


et partant

ou


Cela posé, si nous imaginons que RS se meuve parallèlement à elle-même en s’approchant continuellement de MP, il est visible que le point T’ s’approchera en même temps de plus en plus du point T, et qu’on pourra par conséquent rendre la ligne T’T aussi petite qu’on voudra, sans que la proportion établie ci-dessus cesse d’avoir lieu. Si donc je néglige cette quantité T’T dans l’équation que je viens de trouver, il en résultera à la vérité une erreur dans l’équation à laquelle la première sera alors réduite, mais cette erreur pourra être atténuée autant qu’on le voudra, en faisant approcher autant qu’il sera nécessaire RS de MP, c’est-à-dire que le rapport des deux membres de cette équation différera aussi peu qu’on voudra du rapport d’égalité.

Parallèlement nous avons , et cette équation est parfaitement exacte, quelle que soit la position du point R, c’est-à-dire quelles que soient les valeurs de MZ et de RZ. Mais plus RS approchera de MP, plus ces lignes MZ et RZ seront petites ; et partant, si on les néglige dans le second membre de cette équation, l’erreur qui en résultera dans l’équation à laquelle elle sera réduite alors, pourra, comme la première, être rendue aussi petite qu’on le jugera à propos.

Cela étant, sans avoir égard à des erreurs que je serai toujours maître d’atténuer autant que je le voudrai, je traite les deux équations

et


que je viens de trouver comme si elles étaient parfaitement exactes l’une et l’autre ; substituant donc dans la dernière la valeur de tirée de l’autre, j’ai pour résultat comme ci-dessus.

Ce résultat est parfaitement juste, puisqu’il est conforme à celui qu’on a obtenu par la comparaison des triangles CPM, MPT ; cependant les équations , et , d’où il a été tiré, sont certainement fausses toutes deux, puisque la distance de RS à MP n’a point été supposée nulle, ni même très petite, mais bien égale à une ligne quelconque arbitraire. Il faut par conséquent de toute nécessité que les erreurs se soient compensées mutuellement, par la comparaison des deux équations erronées.


10. Voilà donc le fait des erreurs compensées bien acquis et bien prouvé ; il s’agit maintenant de l’expliquer, de rechercher le signe auquel on reconnaît que la compensation a lieu dans les calculs semblables au précédent, et les moyens de la produire dans chaque cas particulier.

Or il suffit pour cela de remarquer que les erreurs commises dans les équations et pouvant être rendues aussi petites qu’on le veut, celle qui aurait lieu, s’il s’en trouvait une dans l’équation résultante , pourrait également être rendue aussi petite qu’on le voudrait, et qu’elle dépendrait de la distance arbitraire des lignes MP, RS. Or cela n'est pas, puisque le point M par où doit passer la tangente étant donné, il ne se trouve aucune des quantités a, x, y, TP de cette équation qui soit arbitraire ; donc il ne peut y avoir en effet aucune erreur dans cette équation.

Il suit de là que la compensation des erreurs qui se trouvaient dans les équations , et se manifeste dans le résultat, par l’absence des quantités MZ, RZ qui causaient ces erreurs ; et que par conséquent, après avoir introduit ces quantités dans le calcul pour faciliter l’expression des conditions du problème, et les avoir traitées dans les équations qui exprimaient ces conditions, comme nulles par comparaison aux quantités proposées, afin de simplifier ces équations, il n’y a qu’à éliminer ces mêmes quantités des équations où elles peuvent se trouver encore, pour faire disparaître les erreurs qu’elles avaient occasionnées, et obtenir un résultat qui soit parfaitement exact.


11. L’inventeur a donc pu être conduit à sa découverte par un raisonnement bien simple : si à la place d’une quantité proposée, a-t-il pu dire, j’emploie dans le calcul une autre quantité qui ne lui soit point égale, il en résultera une erreur quelconque ; mais si la différence des quantités employées l’une pour l’autre est arbitraire, et que je sois maître de la rendre aussi petite que je voudrai, cette erreur ne sera point dangereuse ; je pourrais même commettre à la fois plusieurs erreurs semblables sans qu’il s’ensuivît aucun inconvénient, puisque je demeurerai toujours maître du degré de précision que je voudrai donner à mes résultats. Il y a plus encore : c'est qu’il pourrait arriver que ces erreurs se compensassent mutuellement, et qu’ainsi mes résultats devinssent parfaitement exacts. Mais comment opérer cette compensation et dans tous les cas ? C’est ce qu’un peu de réflexion aura pu faire découvrir ; en effet, aura pu dire l’inventeur, supposons pour un instant que la compensation désirée ait lieu, et voyons par quel signe elle doit se manifester dans le résultat du calcul. Or ce qui doit naturellement être arrivé, c’est que les quantités qui occasionnaient ces erreurs ayant disparu, les erreurs ont disparu de même ; car ces quantités telles que MZ, RZ ayant par hypothèse des valeurs arbitraires, elles ne doivent plus entrer dans ces formules ou résultats qui ne le sont pas, et qui, étant devenus exacts par supposition, dépendent uniquement, non de la volonté du calculateur, mais de la nature des choses dont on s’était proposé de trouver la relation exprimée par ces résultats. Donc le signe qui annonce que la compensation désirée a lieu est l’absence des quantités arbitraires qui produisaient ces erreurs ; et partant il ne s’agit, pour opérer cette compensation, que d’éliminer ces quantités arbitraires.

Tâchons maintenant de donner à ces idées le degré de précision qui leur convient.

définitions

12. Les quantités se distinguent généralement en quantités constantes et en quantités variables.

Les quantités qu’on nomme constantes ou déterminées sont celles dont les valeurs sont supposées fixes ; et celles qu’on nomme variables ou indéterminées sont celles auxquelles on est maître, au contraire, d’attribuer successivement diverses valeurs.

Mais il faut observer que l’expression de quantités variables ne saurait être prise dans un sens absolu, parce qu’une quantité peut être plus ou moins indéterminée, plus ou moins arbitraire ; or c’est précisément sur les divers degrés d’indétermination dont la quantité en général est susceptible, que repose toute l’analyse, et plus particulièrement cette branche qu’on nomme analyse infinitésimale.


13. Je divise toutes les quantités admises dans un calcul en trois classes : 1o  celles qui se trouvent déterminées et invariables par la nature même de la question ; 2o  celles qui, étant d’abord variables, prennent ensuite des valeurs déterminées, par des conventions ou des hypothèses subséquentes ; 3o  enfin celles qui doivent rester toujours indéterminées.

De la première de ces trois classes sont ce qu’on nomme les constantes ou données, telles que les paramètres dans les courbes. De la seconde sont les variables ordinaires, telles que les coordonnées des courbes, les sous-tangentes, les normales, etc., auxquelles on attribue telles ou telles valeurs déterminées, lorsqu’on veut en découvrir les propriétés ou relations. De la troisième sont celles qui, étant plus ou moins indépendantes de celles des deux premières classes, demeurent aussi plus ou moins arbitraires, jusqu’à ce que le calcul soit entièrement achevé, et que pour cette raison j’appellerai quantités toujours variables.

Mais quoique les quantités de cette troisième classe demeurent toujours variables, elles ne sont pas pour cela entièrement arbitraires, et, de même que les simples variables qui composent la seconde classe sont liées avec les constantes qui composent la première, par des équations ou conditions quelconques, en vertu desquelles elles ne peuvent varier que suivant certaines lois, de même aussi les quantités toujours variables sont liées avec les variables ordinaires et les données, tant par les conditions mêmes de la question, que par les hypothèses sur lesquelles le calcul est établi, de sorte qu’elles ne peuvent varier elles-mêmes que suivant certains modes.


14. J’appelle quantité infiniment petite toute quantité qui est considérée comme continuellement décroissante, tellement qu’elle puisse être rendue aussi petite qu’on le veut, sans qu’on soit obligé pour cela de faire varier celles dont on cherche la relation.

Lorsqu’on veut trouver la relation de certaines quantités proposées, les unes constantes, les autres variables, on considère le système général comme parvenu à un état déterminé que l’on regarde comme fixe : puis on compare ce système fixe avec d’autres états du même système, lesquels sont considérés comme se rapprochant continuellement du premier, jusqu’à en différer aussi peu qu’on le veut. Ces autres états du système ne sont donc à proprement parler eux-mêmes que des systèmes auxiliaires que l’on fait intervenir pour faciliter la comparaison entre les parties du premier. Les différences des quantités qui se correspondent entre tous ces systèmes peuvent donc être supposées aussi petites qu’on le veut, sans rien changer aux quantités qui composent le premier, et qui sont celles dont on cherche la relation. Ces différences sont donc de la nature des quantités que nous appelons infiniment petites : puisqu’elles sont considérées comme continuellement décroissantes, et comme pouvant devenir aussi petites qu’on le veut, sans que pour cela on soit obligé de rien changer à la valeur de celles dont on cherche la relation.

L’unité divisée par une quantité infiniment petite est ce qu’on nomme quantité infinie ou infiniment grande.

On comprend sous le nom de quantités infinitésimales, les quantités infinies et celles qui sont infiniment petites.

L’analyse infinitésimale n’est autre chose que l’art d’employer auxiliairement les quantités infinitésimales, pour découvrir les relations qui existent entre des quantités proposées.


15. On voit d’abord qu’en leur qualité de simples auxiliaires, toutes ces quantités dites infinitésimales et leurs fonctions quelconques doivent nécessairement se trouver exclues des résultats du calcul. Car ces résultats ne devant être que l’expression des relations prescrites par les conditions de la question proposée, ne peuvent contenir que les quantités entre lesquelles existent ces relations. Donc les quantités qui n’ont été employées qu’auxiliairement ne doivent plus s’y rencontrer. On ne les avait fait intervenir au commencement du calcul que pour faciliter l’expression des conditions, mais cet objet une fois rempli, elles ne sauraient demeurer dans les formules, et doivent par conséquent en être nécessairement éliminées. Il est d’ailleurs de leur essence, de ne pouvoir être employées qu’auxiliairement, car leur nature étant d’être toujours variables, même lorsqu’on a donné des valeurs déterminées aux quantités dont le résultat du calcul doit exprimer la relation, si elles se trouvaient dans ce résultat, elles le feraient varier lorsqu’il doit rester fixe ; et en effet, les résultats de cette nouvelle analyse ne peuvent être différents de ceux de l’analyse ordinaire : donc, puisque celle-ci n’admet point de quantités infinitésimales, il faut bien que celles qui peuvent être admises dans l’autre finissent toujours par être éliminées.


16. On voit par ce qui précède que les quantités appelées infiniment petites en mathématiques ne sont point des quantités actuellement nulles, ni même des quantités actuellement moindres que telles ou telles grandeurs déterminées, mais seulement des quantités auxquelles les conditions de la question proposée et les hypothèses sur lesquelles le calcul est établi, permettent de demeurer variables, jusqu’à ce que le calcul soit entièrement achevé, en décroissant continuellement, jusqu’à devenir aussi petites qu’on le veut, sans que l’on soit obligé de changer en même temps les valeurs de celles dont on veut obtenir la relation. C’est en cela uniquement que réside le véritable caractère des quantités auxquelles on a donné le nom d’infiniment petites, et non dans la ténuité dont leur dénomination semble supposer qu’elles sont effectivement douées, ni dans la nullité absolue qu’on pourrait leur attribuer ; et la notion, comme on le voit, en est parfaitement simple et dégagée de toute idée vague ou contentieuse.


17. Pour éviter les circonlocutions, je comprendrai dans la suite sous le nom de quantités désignées toutes celles qui composent les deux premières classes dont nous avons parlé (13), c’est-à-dire toutes celles qui font le sujet de l’analyse ordinaire, et dont on veut obtenir la relation, ou qui peuvent entrer dans le résultat du calcul. J’appellerai, au contraire, quantités non désignées toutes celles qui composent la troisième classe, c’est-à-dire celles qui demeurent toujours variables, et sont par conséquent plus ou moins indépendantes de celles qui composent les deux premières classes. Ainsi c’est parmi les quantités non désignées que l’on doit compter les quantités infinitésimales ; et d’après les définitions données ci-dessus, il est aisé de voir que les quantités infiniment petites ne sont autre chose que des quantités non désignées, qui sont considérées comme décroissant graduellement et simultanément, jusqu’à devenir aussi petites qu’on le veut.


18. Appliquons tout ce qui vient d’être dit, à l’exemple déjà traité.

Le rayon MC étant donné (fig. 1), se trouve être une quantité déterminée dès le commencement par la nature même de la question ; ainsi elle est désignée, et de la première classe de celles dont nous avons parlé (13).

Les lignes DP, MP, TP, MT, sont d’abord variables et ne deviennent déterminées que par l’hypothèse subséquente, que la tangente doit passer par le point M ; mais cette supposition une fois faite, toutes ces quantités doivent être considérées comme fixes jusqu’à la fin du calcul : ainsi elles sont aussi des quantités désignées, et de la seconde classe de celles dont nous avons parlé (13) ; ces mêmes quantités, qui sont les coordonnées, la tangente et la sous-tangente de la courbe au point M, composent donc avec la constante MC et celles qui en sont des fonctions quelconques, le système général des quantités désignées, c’est-à-dire celles dont on cherche la relation et qui peuvent seules entrer dans le résultat du calcul ou faire le sujet de l’algèbre ordinaire.

Au contraire, les lignes DQ, NQ, TQ, T’Q, MZ, RZ, etc., sont celles que nous avons appelées quantités non désignées, et qui forment la troisième classe dont nous avons parlé (13), parce qu’elles demeurent toujours variables : car comme nous restons toujours maîtres de faire MZ et RZ aussi petites que nous le voulons, sans changer la valeur des quantités désignées dont nous avons parlé ci-dessus, ces quantités MZ, RZ, sont de celles que nous nommons infiniment petites, et les autres DQ, NQ, TQ, T’P, T’Q, qui sont évidemment fonctions de ces quantités infiniment petites, demeurent également toujours variables, et par conséquent sont de celles que nous nommons quantités non désignées.


19. Deux quantités quelconques sont dites infiniment peu différentes l’une de l’autre, lorsque le quotient de l’une par l’autre ne diffère de l’unité que par une quantité infiniment petite.

On dit qu’une quantité est infiniment petite relativement à une autre quantité, lorsque le quotient de la première par la seconde est une quantité infiniment petite : et réciproquement alors la seconde est dite infinie ou infiniment grande relativement à la première.

On voit par là qu’une quantité, même infiniment petite, peut se trouver infiniment grande relativement à telle autre quantité ; et que réciproquement une quantité, même infiniment grande, peut se trouver infiniment petite relativement à telle autre. Car si l’on suppose que , par exemple, soit une quantité infiniment petite, sera une quantité infiniment petite relativement à la première, quoique cette première soit infiniment petite elle-même, puisque le rapport de la seconde à la première est , qui par hypothèse est une quantité infiniment petite.

Pareillement, si X représente une quantité infiniment grande, elle n’en sera pas moins infiniment petite relativement à , puisque le quotient de celle-ci par la première sera X, qui par hypothèse est une quantité infinie.


20. Cette observation donne lieu de distinguer les quantités infinitésimales en différents ordres. Si , par exemple, est prise pour représenter une quantité infiniment petite du premier ordre, sera une quantité infiniment petite du second ordre, une quantité infiniment petite du troisième ordre : ainsi de suite.

Pareillement, si X est prise pour représenter une quantité infiniment grande du premier ordre, sera une quantité infiniment grande du second ordre, une quantité infiniment grande du troisième ordre : ainsi de suite.

Deux quantités de quelque ordre qu’elles soient, sont dites du même ordre, lorsque leur rapport est une quantité finie.

Toutes les fois que de deux quantités quelconques ajoutées ensemble, ou soustraites l’une de l’autre, l’une se trouvera infiniment petite relativement à l’autre, celle-ci se nommera quantité principale, et l’autre quantité accessoire. Ainsi, par exemple, dans la somme des quantités dont on vient de parler, X est la quantité principale et la quantité accessoire ; et dans la somme , est la quantité principale et est la quantité accessoire.


21. Comme il est important que les diverses notions données ci-dessus deviennent familières, nous entrerons encore dans quelques détails à ce sujet.

L’objet de tout calcul se réduit à trouver les relations qui existent entre certaines quantités proposées ; mais la difficulté de trouver immédiatement ces relations oblige souvent de recourir à l’entremise de quelques autres quantités qui ne font point partie du système proposé, mais qui par leur liaison avec les premières peuvent servir comme d’intermédiaires entre elles. On commence donc par exprimer les relations qu’elles ont toutes ensemble ; après quoi on élimine du calcul celles qui n’y sont entrées que comme auxiliaires, afin d’obtenir entre les quantités proposées seules les relations immédiates qu’on voulait découvrir.

Lorsque parmi ces quantités auxiliaires, il s’en trouve d’une nature telle, qu’on soit maître de les rendre toutes à la fois aussi petites qu’on le veut, sans faire varier en même temps les quantités proposées, cette circonstance donne lieu à des simplifications accidentelles très importantes, et ce sont précisément ces simplifications qui ont fait naître cette branche de calcul qu’on nomme analyse infinitésimale, laquelle n’est autre chose que l’art de faire choix de semblables auxiliaires, les plus convenables suivant les différents cas, de s’en servir de la manière la plus avantageuse pour exprimer les conditions des diverses questions et pour opérer ensuite l’élimination de ces mêmes quantités, afin qu’il ne reste plus dans les formules que les seules quantités dont on voulait connaître les rapports.


22. Cela posé, concevons un système quelconque de quantités, les unes constantes, les autres variables, et qu’il s’agisse de trouver les rapports ou relations quelconques qui existent entre elles.

Pour établir nos raisonnements, commençons par considérer le système général dans un état quelconque déterminé que nous regarderons comme fixe. Examinons les relations qui existent entre les diverses quantités de ce système fixe ; ce sont ces quantités et celles qui en dépendent exclusivement que nous appelons quantités désignées (17).

Considérons maintenant ce système proposé dans un nouvel état quelconque différent du premier, et puisque chacune des quantités qui le composent n’est qu’une quantité auxiliaire, attendu que ce nouvel état n’est imaginé que pour trouver plus facilement les relations des quantités qui composent le premier, nommons ce nouvel état du système, système auxiliaire.

Concevons enfin que ce système auxiliaire s’approche graduellement du système fixe, de sorte que toutes les quantités auxiliaires qui composent le premier s’approchent simultanément des quantités désignées qui leur correspondent dans le système fixe, tellement qu’on soit maître de supposer leurs différences respectives toutes en même temps aussi petites qu’on le veut ; ces différences respectives seront ce que nous avons appelé quantités infiniment petites (14).

Comme les quantités de ce second système sont purement auxiliaires, elles ne peuvent entrer dans le résultat du calcul, puisque ce résultat n’est que l’expression des relations qui existent entre celles qui composent le premier ; d’où il suit que les quantités infiniment petites dont nous venons de parler et toutes leurs fonctions, doivent nécessairement se trouver exclues de ce même résultat.


23. Maintenant je me demande ce qui serait arrivé, si dans le cours du calcul on eût rencontré une quantité constante et une de ces quantités infiniment petites ajoutées ensemble ; et qu’en considérant que cette dernière peut être supposée aussi petite qu’on le veut, tandis que l’autre ne change pas, on l’ait négligée pour simplifier le calcul, comme de nulle importance vis-à-vis de la première.

La conclusion naturelle serait sans doute que l’erreur occasionnée ainsi pourrait toujours être rendue aussi petite qu’on le voudrait, en diminuant de plus en plus la valeur arbitraire de la quantité négligée.

Mais pour cela il faut que cette valeur arbitraire elle-même ou quelques-unes de ses fonctions entrent dans le résultat de ce calcul ; autrement elle n’aurait sur lui aucune influence, et ne pourrait par conséquent servir à le rectifier par sa diminution successive.

Donc, si elle ne s’y rencontre pas, c’est une preuve que l’erreur se sera rectifiée d’elle-même, car d’après la marche du calcul, si elle subsistait encore, elle ne pourrait être qu’infiniment petite : or elle ne peut être telle, puisqu’il n’y a point de quantité infiniment petite dans le résultat ; donc l’erreur commise dans le cours du calcul a dû disparaître d’une manière quelconque, et c’est ce que les propositions suivantes démontreront rigoureusement.

principe fondamental

24. Deux quantités non arbitraires ne peuvent différer entre elles que d’une quantité non arbitraire.


Démonstration. Puisque les deux quantités proposées ne sont point arbitraires, on ne peut rien changer ni à l’une ni à l’autre ; donc on ne peut rien changer non plus à leur différence ; donc cette différence n’est point arbitraire. Ce qu’il fallait démontrer.

corollaire premier

25. Deux quantités non arbitraires sont rigoureusement égales entre elles, du moment que leur différence prétendue peut être supposée aussi petite qu’on le veut.


En effet, soient P et Q les deux quantités non arbitraires proposées ; nous venons de voir que leur différence ne saurait être arbitraire : elle ne peut donc pas être supposée aussi petite qu’on le veut, ce qui est contre l’hypothèse. Donc cette prétendue différence n’existe pas. Donc les deux quantités proposées P, Q, sont rigoureusement égales.

corollaire ii

26. Pour être certain que deux quantités désignées sont rigoureusement égales, il suffit de prouver que leur différence, s’il y en avait une, ne saurait être une quantité désignée.

En effet, des quantités désignées sont des quantités non arbitraires ; donc leur différence ne saurait être arbitraire : donc cette différence est nécessairement une quantité désignée ; donc pour prouver que cette différence n’existe pas, et que par conséquent les quantités sont égales, il suffit de prouver que, si elle existait, elle ne saurait être une quantité désignée.

corollaire iii.

27. Toute valeur qu’on peut rendre aussi approximative, qu’on le veut, de la véritable quantité qu’elle représente, sans qu’il soit besoin pour cela de rien changer ni à l’une ni à l’autre, est nécessairement et rigoureusement exacte.

En effet, dès qu’il n’est besoin de rien changer ni à la quantité proposer ni à sa valeur, pour rendre celle-ci aussi approximative qu’on veut de la première, c’est-à-dire pour qu’elles diffèrent l’une de l’autre aussi peu qu’on veut, on peut les regarder l’une et l’autre comme fixes, et par conséquent comme non arbitraires. Donc elles se trouvent dans le cas du corollaire II. Donc elles sont nécessairement et rigoureusement égales.

corollaire iv.

28. Toute quantité qu’on est maître de supposer aussi petite qu’on le veut, peut être négligée comme absolument nulle, en comparaison de toute autre quantité qui ne peut être comme la première, supposée aussi petite qu’on le veut, sans que les erreurs qui peuvent naître ainsi dans le cours du calcul puissent en affecter le résultat, du moment que toutes les quantités arbitraires en seront éliminées.

En effet, en négligeant, comme absolument nulles, les quantités qui peuvent être supposées aussi petites qu’on veut, lorsqu’elles se trouvent ajoutées à d’autres qui ne peuvent de même être supposées aussi petites qu’on veut, ou qu’elles s’en trouvent retranchées, il est évident que les erreurs qui pourront en naître dans le cours du calcul ou en affecter le résultat, pourront être pareillement supposées aussi petites qu’on le voudra ; donc il restera dans ce résultat quelque chose d’arbitraire, ce qui est contre l’hypothèse, puisque toutes les quantités arbitraires sont supposées entièrement éliminées.

corollaire v.

29. Toute quantité dont le rapport avec une autre quantité peut être supposé aussi petit que l’on veut, peut être négligée comme absolument nulle en comparaison de cette dernière, sans que les erreurs auxquelles cela peut donner lieu dans le cours du calcul puissent en affecter les résultats, du moment que toutes les quantités arbitraires en sont éliminées.

Ce corollaire n’est qu’une extension du précédent. Dans le corollaire IV, il était supposé que les quantités en comparaison desquelles on peut négliger les autres, ne peuvent elles-mêmes être supposées aussi petites qu’on le veut ; mais dans le corollaire V, on suppose que les unes aussi bien que les autres puissent être rendues aussi petites qu’on le veut, mais que le rapport des unes aux autres est susceptible aussi d’être supposé aussi petit qu’on veut ; dès lors, de quelque nature que soient les unes et les autres de ces quantités, je dis qu’on peut négliger vis-à-vis des autres celles dont le rapport à ces dernières peut être supposé aussi petit qu’on le veut : et la démonstration est la même que pour le corollaire IV ; car il est évident que s’il naissait quelques erreurs de ces suppressions, on serait toujours maître de les atténuer autant qu’on le voudrait, soit dans le cours du calcul, soit dans son résultat ; mais cela ne peut avoir lieu quant à celui-ci, puisque alors il faudrait qu’il y entrât quelque chose d’arbitraire, ce qui est contre l’hypothèse, attendu que toutes les quantités arbitraires sont supposées être éliminées.


30. Les propositions précédentes renferment toute la théorie de l’analyse infinitésimale ; car ce sont précisément ces quantités qui, d’après les hypothèses sur lesquelles le calcul est établi, peuvent être rendues aussi petites qu’on le veut, tandis que les autres quantités du système général ne le peuvent pas, que nous avons nommées infiniment petites, et qui peuvent par conséquent être négligées dans le cours du calcul, comme on l’a vu ci-dessus, sans que le résultat puisse en être affecté.

Leibnitz, qui, le premier donna les règles du calcul infinitésimal, l’établit sur ce principe : qu’on peut prendre à volonté l’une pour l’autre deux grandeurs finies qui ne diffèrent entre elles que d’une quantité infiniment petite. Ce principe avait l’avantage d’une extrême simplicité et d’une application très-facile. Il fut adopté comme une espèce d’axiome, et on se contenta de regarder ces quantités infiniment petites comme des quantités moindres que toutes celles qui peuvent être appréciées ou saisies par l’imagination. Bientôt ce principe opéra des prodiges entre les mains de Leibnitz lui-même, des frères Bernoulli, de l’Hôpital, etc. Cependant il ne fut point à l’abri des objections ; on reprocha à Leibnitz : 1o  d’employer l’expression de quantités infiniment petites sans l’avoir préalablement définie ; 2o  de laisser douter, en quelque sorte, s’il regardait son calcul comme absolument rigoureux, ou comme une simple méthode d’approximation.

L’illustre auteur et les hommes célèbres qui avaient adopté son idée, se contentèrent de faire voir, par la solution des problèmes les plus difficiles, la fécondité du principe, l’accord constant de son résultat avec ceux de l’analyse ordinaire, et l’ascendant qu’il donnait aux nouveaux calculs. Ces succès multipliés prouvaient victorieusement que toutes objections n’étaient que spécieuses ; mais ces savants n’y répondirent point d’une manière directe, et le nœud de la difficulté resta. Il est des vérités dont tous les esprits justes sont frappés d’abord, et dont cependant la démonstration rigoureuse échappe longtemps aux plus habiles.

« M. Leibnitz, dit d’Alembert, embarrassé des objections qu’il sentait que l’on pouvait faire sur les quantités infiniment petites, telles que les considère le calcul différentiel, a mieux aimé réduire ses infiniment petits à n’être que des incomparables ; ce qui ruinerait l’exactitude géométrique des calculs. »

Mais si Leibnitz s’est trompé, ce serait uniquement en formant des doutes sur l’exactitude de sa propre analyse, si tant est qu’il eût réellement ces doutes, ce qui ne paraît nullement probable ; et il pouvait répondre :

1o . Vous me demandez ce que signifie l’expression de quantités infinitésimales : je vous déclare que je n’entends point par là des êtres métaphysiques et abstraits, comme cette expression abrégée semble l’indiquer, mais des quantités réelles, arbitraires, susceptibles de devenir aussi petites que je veux, sans que je sois obligé pour cela de faire varier en même temps les quantités dont je m’étais proposé de trouver la relation.

2o . Vous me demandez si mon calcul est parfaitement exact et rigoureux ; j’affirme que oui, du moment que je suis parvenu à en éliminer les quantités infinitésimales dont je viens de parler, et que je l’ai ramené à ne plus renfermer que des quantités algébriques ordinaires. Jusque-là je ne regarde mon calcul que comme une simple méthode d’approximation. Ceux qui pour concilier la rigueur du calcul, dans tout le cours des opérations, avec la simplicité de mon algorithme, ont imaginé de considérer les quantités infiniment petites comme absolument nulles, ne se dispensent point de l’élimination dont je viens de parler ; et sans contester la justesse de leur métaphysique, j’observe qu’ils ne gagnent rien sur moi relativement à la simplicité des procédés, qui sont toujours les mêmes, et qu’ils rencontrent une autre difficulté : c’est que tous les termes de leurs équations s’évanouissent en même temps ; de sorte qu’ils n’ont plus que des zéros à calculer, et les rapports indéterminés de 0 à 0 à combiner. Ne vaudrait-il pas autant mes quantités infinitésimales telles que je les avais d’abord proposées, c’est-à-dire considérées comme moindres que toute grandeur imaginable ? De purs zéros sont-ils plus faciles à concevoir ? En regardant mes quantités inappréciables comme chimériques, ne pourraient-elles pas aussi bien que ces zéros purs être comparées l’une à l’autre ? Concevez-vous mieux ce qu’est une quantité imaginaire, telle , qu’une quantité inappréciable ? Et cependant hésitez-vous à dire que le rapport de à est  ? Les mathématiques ne sont-elles pas remplies de pareilles énigmes ? et ces énigmes ne sont-elles pas ce qui distingue essentiellement l’analyse de la synthèse, et même ce qui fournit à la première ces ressources précieuses dont manque la seconde ? Si je vous demande ce que signifie une équation dans laquelle il entre des expressions imaginaires, comme dans le cas irréductible du troisième degré, vous me répondez que cette équation ne peut servir à connaître les véritables valeurs de l’inconnue, que quand, par des transformations quelconques, on est parvenu à en éliminer les quantités imaginaires : je vous réponds la même chose pour mes quantités inappréciables ; je ne les emploie que comme auxiliaires ; je conviens que mon calcul n’est rigoureusement exact que lorsque je suis parvenu à les éliminer toutes jusqu’alors il n’est point achevé, et il n’est pas susceptible d’application. Le vôtre l’est-il davantage avant que vous l’ayez purgé de tous vos zéros ? Au surplus, dans ma nouvelle manière d’envisager la question, c’est-à-dire en considérant mes quantités auxiliaires, non comme infiniment petites absolues, mais seulement comme indéfiniment petites, je mets mon analyse à l’abri de toute chicane, j’en fais une méthode, non d’approximation, mais de compensation, c’est-à-dire une méthode qui réunit la facilité d’un simple calcul d’approximation à l’exactitude des méthodes les plus rigoureuses, et je démontre qu’elle n’est autre chose que la méthode même d’exhaustion réduite en algorithme. Je sais qu’on peut y suppléer par la méthode d’exhaustion elle-même, par celle des limites, ou même par la seule algèbre ordinaire ; mais il faut savoir si ces autres méthodes réunissent au même degré que la mienne la simplicité à la fécondité. Je m’en rapporte sur cela aux illustres géomètres qui proposent bien d’autres méthodes en théorie, mais qui dans la pratique se servent de la mienne.


31. Mais s’il est bon d’écarter les vaines subtilités qui seraient plus propres à entraver la marche des sciences qu’à leur donner une meilleure base, il n’en faut pas moins établir solidement et directement les principes sur lesquels on s’appuie, et les procédés que l’on emploie : car la première condition à remplir en mathématiques est d’être exact ; la seconde est d’être clair et simple autant que possible.

Il y a des personnes, par exemple, qui croient avoir suffisamment établi le principe de l’analyse infinitésimale, lorsqu’elles ont fait ce raisonnement : il est évident, disent-elles, et avoué de tout le monde, que les erreurs auxquelles les procédés de l’analyse infinitésimale donneraient lieu, s’il y en avait, pourraient toujours être supposées aussi petites qu’on le voudrait. Il est évident encore que toute erreur qu’on est maître de supposer aussi petite qu’on le veut est nulle : car, puisqu’on peut la supposer aussi petite qu’on le veut, on peut la supposer 0 ; donc les résultats de l’analyse infinitésimale sont rigoureusement exacts.

Ce raisonnement, plausible au premier aspect, n’est cependant rien moins que juste ; car il est faux de dire que, parce qu’un est maître de rendre une erreur aussi petite qu’on le veut, on puisse pour cela la rendre absolument nulle. Par exemple (fig. 1), l’équation trouvée (9) est une équation toujours fausse, quoiqu’on puisse en rendre l’erreur aussi petite qu’on le veut, en diminuant de plus en plus les quantités MZ, RZ ; car pour que cette erreur disparût entièrement, il faudrait réduire ces quantités MZ, RZ au 0 absolu ; mais alors l’équation se réduirait à , équation dont on ne peut pas dire précisément fausse, mais qui est insignifiante, puisque est une quantité indéterminée. On se trouve donc dans l’alternative nécessaire, ou de commettre une erreur, quelque petite qu’on veuille la supposer, ou de tomber sur une formule qui n’apprend rien ; et tel est précisément le nœud de la difficulté, dans l’analyse infinitésimale.


32. D’autres personnes se bornent à regarder les quantités appelées infiniment petites comme des incomparables, dans le sens qu’un grain de sable, par exemple, est incomparable par sa petitesse avec le globe entier de la terre ; car alors, disent-elles, les erreurs commises sont inappréciables et doivent conséquemment être entièrement négligées dans le résultat du calcul.

Mais l’analyse infinitésimale envisagée de cette manière ne serait plus qu’une méthode d’approximation ; tandis qu’on sait parfaitement qu’elle est absolument rigoureuse.

Cette comparaison du grain de sable au globe de la terre peut être utile cependant pour faciliter l’expression des conditions du problème, en indiquant ce qui peut être négligé. Mais dans les équations finales l’erreur même du grain de sable ne doit plus subsister. Elle a du disparaître, par cela même qu’elle a été commise, non pas une fois seulement dans le cours du calcul, mais plusieurs fois, dans des sens opposés, de sorte qu’il s’est opéré une compensation nécessaire, qui se trouve indiquée d’une manière certaine, dans ces équations finales, par l’élimination de toutes les quantités arbitraires.


33. Je crois avoir suffisamment démontré l’exactitude des principes de l’analyse infinitésimale leibnizienne ; mais pour en rendre l’application plus facile, je crois devoir les présenter encore sous un jour un peu différent.

J’appelle équation imparfaite, toute équation dont l’exactitude rigoureuse, n’est pas démontrée, mais dont on sait cependant que l’erreur, s’il en existe une, peut être supposée aussi petite qu’on le veut ; c’est-à-dire telle, que pour rendre cette, équation parfaitement exacte, il suffit de substituer aux quantités qui y entrent, ou seulement à quelques-unes d’entre elles, d’autres quantités qui en diffèrent infiniment peu.

D’après cette définition, il est clair qu’on peut faire subir aux équations imparfaites diverses transformations, sans leur ôter le caractère d’équations imparfaites : comme, par exemple, de transposer les termes d’un membre dans l’autre ; de multiplier ou diviser ces deux membres par des quantités locales, de les élever aux mêmes puissances, ou d’en tirer les mêmes racines.

Bien plus, on peut, au lieu des quantités quelconques qui y entrent, en substituer d’autres qui en diffèrent infiniment peu, négliger les quantités infiniment petites relativement aux quantités finies, et plus généralement les quantités accessoires vis-à-vis des quantités principales ; sans que ces équations perdent jamais pour cela leur caractère primitif d’équations au moins imparfaites, et qui peuvent enfin se trouver exactes par compensation d’erreurs.

Mais ce qu’il est important de remarquer, c’est que ces erreurs accumulées, au lieu d’éloigner de plus en plus du but, qui est de ramener ces équations imparfaites à l’exactitude absolue, comme il semble d’abord que cela doit arriver, servent au contraire à y conduire par le chemin le plus court, et le plus simple, parce qu’en écartant ainsi successivement ces accessoires incommodes, avec la seule attention de ne jamais dépouiller les équations dont il s’agit de leur caractère principal, on parvient enfin à les dégager absolument de toute considération de l’infini, par l’élimination complète de tout ce qui s’y trouvait d’arbitraire ; et qu’il n’y reste plus que les quantités dont on voulait obtenir la relation. Cela posé, toute la théorie de l’infini peut être regardée comme renfermée dans le théorème suivant.

théorème

34. Pour être certain qu’une équation est nécessairement et rigoureusement exacte, il suffit de s’assurer :

1o . Quelle a été déduite d’équations vraies ou du moins imparfaites, par des transformations qui ne leur ont point ôté le caractère d’équations au moins imparfaites ;

2o  Qu’elle ne renferme plus aucune quantité infinitésimale, c’est-à-dire aucune quantité autre que celles dont on s’est proposé de trouver la relation.


Démonstration. Puisque, par hypothèse, les transformations qu’on a pu faire subir aux équations d’où l’on est parti ne leur ont point ôté le caractère d’équations au moins imparfaites, ces équations ne peuvent se trouver affectées que d’erreurs susceptibles d’être rendues aussi petites qu’on le veut.

Mais, d’un autre côté, ces équations ne peuvent plus être de celles que j’ai nommées imparfaites ; car celles-ci ne peuvent exister qu’entre quantités qui contiennent quelque chose d’arbitraire puisque par leur définition même l’erreur peut en être supposée aussi petite qu’on le veut. Or, par hypothèse, toutes les quantités arbitraires sont éliminées, puisqu’il ne reste plus que celles dont on s’est proposé de trouver la relation.

Donc les nouvelles équations ne peuvent être absolument fausses, c’est-à-dire affectées d’erreurs qui ne puissent être rendues aussi petites qu’on le veut, ni de celles que j’ai nommées imparfaites. Donc elles sont nécessairement et rigoureusement exactes. Ce qu’il fallait démontrer.

corollaire premier

35. Que les équations dont il s’agit soient exprimées par des symboles algébriques, ou qu’elles soient suppléées par des propositions exprimées en langage ordinaire, la démonstration précédente a toujours lieu. Donc si, pour arriver à la solution d’une question quelconque, on établit ses raisonnements sur des propositions telles, que les erreurs qui pourraient en résulter soient aussi petites qu’on le veut, et qu’enfin, de conséquences en conséquences semblables, on parvienne à des propositions qui soient dégagées de toute considération de l’infini, et par conséquent de toute quantité arbitraire, ces dernières propositions seront nécessairement et rigoureusement exactes.

corollaire II.

36. Il suit du théorème et du corollaire précédents, que l’analyse infinitésimale se réduit à trois points qui, strictement observés, ne peuvent jamais conduire qu’à des résultats parfaitement exacts, et par les moyens les plus simples que l’on connaisse, savoir :

1o . Exprimer les conditions de la question proposée, soit par des équations exactes, soit au moins par des équations imparfaites, ou par des propositions équivalentes.

2o . Transformer ces équations ou propositions de diverses manières, sans jamais leur faire perdre leur caractère primitif d’équations au moins imparfaites.

3o . Diriger ces transformations, pour l’élimination complète des quantités infinitésimales et des fonctions quelconques de ces mêmes quantités, de manière à en dégager entièrement les résultats du calcul.


37. En terminant cet exposé de la doctrine des compensations, je crois pouvoir m’honorer de l’opinion qu’en avait prise le grand homme dont le monde savant déplore la perte récente, Lagrange ! Voici comment il s’exprime à ce sujet dans la dernière édition de sa Théorie des Fonctions analytiques :

« Il me semble que, comme dans le calcul différentiel tel qu’on l’emploie, on considère et on calcule en effet les quantités infiniment petites ou supposées infiniment petites elles-mêmes, la véritable métaphysique de ce calcul consiste en ce que l’erreur résultant de cette fausse supposition est redressée ou compensée par celle qui naît des procédés mêmes du calcul, suivant lesquels on ne retient dans la différentiation que les quantités infiniment petites du même ordre. Par exemple, en regardant une courbe comme un polygone d’un nombre infini de côtés, chacun infiniment petit, et dont le prolongement est la tangente de la courbe, il est clair qu’on fait une supposition erronée ; mais l’erreur se trouve corrigée dans le calcul par l’omission qu’on y fait des quantités infiniment petites. C’est ce qu’on peut faire voir aisément dans des exemples, mais ce dont il serait peut être difficile de donner une démonstration générale. »

Voilà toute ma théorie résumée avec plus de clarté et de précision que je ne pourrais en mettre moi-même. Qu’il soit difficile ou non d’en donner une démonstration générale, la vraie métaphysique de l’analyse infinitésimale, telle qu’on l’emploie, et telle que tous les géomètres conviennent qu’il faut l’employer pour la facilité des calculs, n’en est pas moins, suivant l’illustre auteur même que je viens de citer, le principe des compensations d’erreurs ; et je crois au surplus qu’il ne manque rien ni à l’exactitude, ni à la généralité de la démonstration que j’ai donnée.


38. Ce qui précède ne renferme encore que les principes généraux de l’analyse infinitésimale, et nous allons les appliquer à quelques exemples particuliers, avant de faire voir comment ces principes généraux ont été réduits en algorithme par Leibnitz, ce qui leur a imprimé le caractère d’un calcul régulier. Ainsi ce que nous avons dit n’appartient encore qu’à la synthèse et à l’analyse ordinaire, mais cette nouvelle synthèse est déjà par elle-même très-importante et très-lumineuse ; et si les anciens l’eussent possédée, au lieu de la méthode d’exhaustion qu’elle supplée, ils eussent grandement simplifié leurs travaux, et ils eussent probablement poussé leurs découvertes beaucoup plus loin qu’ils ne l’ont fait : car ils employaient leurs forces à vaincre les difficultés, qui se trouvent surmontées tout de suite par la seule notion de l’infini.

Quant à l’usage que l’analyse algébrique ordinaire peut faire de la même notion, abstraction faite de l’algorithme qui lui est propre, si l’on veut savoir le parti qu’il est possible d’en tirer, il n’y a qu’à lire l’Introduction à l’Analyse des Infinis d’Euler, et l’on sera étonné de la puissance d’un pareil instrument dans une main habile.

problème premier

39. Mener une tangente à la cycloïde ordinaire.

Soit (fig. 2) AEB une cycloïde ordinaire, dont le cercle génsoit EpqF. La propriété principale de cette cycloïde est que pour un point quelconque m, la portion mp de l’ordonnée, comprise entre la courbe et la circonférence génératrice, est égale à l’arc Ep de cette circonférence.

Cela posé, menons au point p de cette même circonférence une tangente pT, et proposons-nous de trouver le point T où cette tangente sera rencontrée par celle mT de la cycloïde.

Pour cela, je mène une nouvelle ordonnée nq infiniment proche de la première mp, et par le point m je mène mr parallèle au petit arc pq, que je considère, ainsi que mn, comme une ligne droite.

Il est clair alors que les deux triangles mnr, Tmp seront semblables, et que par conséquent nous aurons . Mais puisque par la propriété de la cycloïde on a et , on aura, en retranchant la seconde de ces équations de la première, , ou , ou . Donc, à cause de la proportion trouvée ci-dessus, on aura , ou , c’est-à-dire que la sous-tangente Tp est toujours égale à l’arc correspondant Ep. Or, comme cette proposition est dégagée de toute considération de l’infini, elle est nécessairement et rigoureusement exacte.

problème ii.

40. Prouver que deux pyramides de mêmes bases et de même hauteur sont égales en volume.

Concevons les deux pyramides proposées partagées en un même nombre de tranches infiniment minces parallèlement à leurs bases, et d’épaisseurs respectivement égales. Comparons deux des tranches correspondantes, prises l’une dans la première et l’autre dans la seconde de ces pyramides. Or je dis d’abord que ces deux tranches ne peuvent différer qu’infiniment peu l’une de l’autre.

En effet, chacune de ces tranches est elle-même une pyramide tronquée, et si de tous les angles de la plus petite de ces deux bases on conçoit des parallèles qui aillent rencontrer la plus grande, il est clair que le tronc de pyramide se trouvera décomposé en deux parties, l’une prismatique, comprise entre ces parallèles, ayant pour épaisseur la distance des deux bases du tronc, et pour base la plus petite des deux de ce même tronc ; l’autre en forme d’onglet, ayant aussi pour épaisseur la distance des deux bases du tronc, et pour base la différence entre la plus grande et la plus petite de ce même tronc. Mais ces deux dernières bases pouvant se rapprocher l’une de l’autre autant qu’on le veut, leur différence peut évidemment être rendue aussi petite qu’on le veut relativement à chacune d’elles. Donc l’onglet est lui-même infiniment petit relativement à la tranche à laquelle il appartient.

Cela posé, nommons T et T’ les volumes des deux tranches correspondantes dans les deux pyramides, p et p’ les portions prismatiques, q et q’ les onglets, nous aurons les deux équations exactes

 ;


mais p et p’ sont des prismes de mêmes bases et de même hauteur ; donc on a ; égalant donc leurs valeurs, on aura  ; négligeant q et q’, que nous venons de voir être infiniment petites relativement à T et T’, on aura .

Comme cette équation n’est pas dégagée de l’infini, nous ne pouvons encore savoir si elle est exacte ou seulement imparfaite ; mais, comme on peut appliquer à toutes les tranches qui composent les pyramides entières ce que nous venons de dire de deux d’entre elles, il suit qu’en nommant P et P’ les volumes entiers des deux pyramides, on aura . Or ces deux volumes des pyramides entières sont des quantités fixes. Donc l’équation est entièrement dégagée de toute considération de l’infini. Donc elle est nécessairement et rigoureusement exacte.

autre démonstration

41. Il est évident que chacune des tranches dont nous avons parlé peut être imaginée comprise entre deux prismes de même hauteur qu’elle, dont l’un aurait pour base la plus grande des deux bases de la tranche, et l’autre la plus petite. La tranche est donc moindre que le plus grand de ces deux prismes, et plus grande que l’autre. Donc la somme des tranches qui composent chaque pyramide entière est moindre que la somme des prismes circonscrits aux tranches, et plus grande que la somme des prismes inscrits. Mais il est clair que la différence de chaque prisme circonscrit au prisme inscrit de la même tranche est le produit de la différence des deux bases par la hauteur de la tranche. Donc la somme des prismes circonscrits aux tranches de l’une des pyramides, moins la somme des prismes inscrits aux mêmes tranches, est le produit de la hauteur de l’une quelconque des tranches par la somme des différences entre les grandes et les petites bases. Or, si l’on fait la projection de toutes ces différences sur la base même de la pyramide, on verra facilement que ces projections couvrent exactement cette base. Donc la somme des prismes circonscrits, moins la somme des prismes inscrits, équivaut à la base même de la pyramide, multipliée par la hauteur de l’une quelconque des tranches. Or cette hauteur est aussi petite qu’on le veut ; donc la somme des prismes circonscrits ne diffère qu’infiniment peu de la somme des prismes inscrits dans la même pyramide.

Maintenant si l’on compare les prismes inscrits et circonscrits dans chaque pyramide aux prismes correspondants de l’autre, on trouvera qu’ils ont tous respectivement mêmes bases et même hauteur. Donc ils sont respectivement égaux. Donc la somme de ceux d’une des pyramides est égale à la somme de ceux de l’autre.

Mais chaque pyramide elle-même est moindre que la somme des prismes circonscrits et plus grande que la somme des prismes inscrits. Donc, puisque ces sommes sont toutes ou égales ou infiniment peu différentes les unes des autres, les pyramides elles-mêmes sont infiniment peu différentes l’une de l’autre. Donc, en faisant abstraction des quantités infiniment petites à l’égard des pyramides entières, on peut dire que ces pyramides sont égales. Et, comme cette dernière proposition est entièrement dégagée de toute considération de l’infini, elle est nécessairement et rigoureusement exacte. Donc deux pyramides de mêmes bases et de même hauteur sont égales entre elles.

problème iii.

42. Prouver que l’aire d’une zone sphérique est égale à l’aire de la portion correspondante du cylindre qui lui est circonscrit.

Soient AGB (fig. 3) la demi-circonférence génératrice de la surface sphérique proposée, C le centre, AB le diamètre, ADEB le quadrilatère générateur du cylindre circonscrit, mr une portion infiniment petite de la demi-circonférence génératrice, smp, trq des perpendiculaires sur le diamètre AB, prolongées jusqu’à sa parallèle DE, mn une perpendiculaire menée du point m sur trq, Cm le rayon mené au point m. Je vais d’abord prouver que la zone engendrée par le petit arc mr est égale à l’aire de l’anneau cylindrique engendré par pq.

Pour cela je considère le cercle comme un polygone d’une infinité de côtés, et l’arc mr comme l’un de ces côtés. Cela posé, les triangles semblables mnr, msc, donnent  ; ou parce que l’on a , et que les circonférences qui ont pour rayons ms, mC sont entre elles comme ces rayons, , ou .

Mais il est évident que le premier membre de cette équation diffère infiniment peu de l’aire convexe du petit cône tronqué engendré par le trapèze mstr, ou de la petite zone engendrée par l’arc mr considéré comme ligne droite ; et que le second membre est l’aire de l’anneau cylindrique qui lui correspond. Donc l’aire de la petite zone est égale à celle du petit anneau.

Cette égalité n’étant point dégagée de l’infini, nous ne pouvons encore savoir si elle est exacte ou seulement imparfaite ; mais comme nous pouvons appliquer à toutes les zones infiniment petites ce que nous avons dit de la première, nous en conclurons que généralement une zone quelconque de grandeur déterminée est égale à la portion de surface cylindrique qui lui correspond, proposition qui, étant entièrement dégagée de l’infini, est nécessairement et rigoureusement exacte.

problème iv.

43. Prouver que le volume du paraboloïde est la moitié du cylindre de même base et de même hauteur.

Soient (fig. 4) AmnC la parabole génératrice, TApD son axe, Ap l’abscisse répondant au point m, pm l’ordonnée, Tp la sous-tangente, qn une seconde ordonnée infiniment proche de la première, Ars la tangente au sommet, mr, ns deux perpendiculaires menées des points m, n sur cette tangente, mt le prolongement de mr jusqu’à la rencontre de qn.

Je considère la courbe comme un polygone d’une infinité de côtés, et mn comme l’un de ces côtés. En imaginant la figure tourner autour de l’axe TAp, le petit trapèze pmnq engendrera un des éléments du paraboloïde, et le petit trapèze rsmn, l’élément correspondant du volume qui fait le complément de ce paraboloïde, relativement au cylindre engendré par le quadrilatère Asnq. Or je dis que ces deux éléments sont égaux entre eux.

En effet, il est clair que le premier, c’est-à-dire celui du paraboloïde, est, en négligeant les quantités qui sont infiniment petites relativement à celles qui restent, , et que l’autre élément sera .

Mais on a , et comme dans la parabole la sous-tangente est double de l’abscisse, on a aussi . Donc le second élément indiqué ci-dessus devient . Or les triangles semblables mnt, Tmp donnent,  ; donc . Substituant donc cette valeur de dans l’expression précédente, elle deviendra qui est la même que celle qui a été trouvée ci-dessus pour le premier élément. Donc les deux éléments sont égaux ou diffèrent infiniment peu.

Mais comme cette égalité reste encore affectée de l’infini, j’imagine tout le paraboloïde composé de semblables éléments, et appliquant à chacun le même raisonnement que ci-dessus, je conclus que la somme de tous les éléments du paraboloïde, c’est-à-dire le volume même de ce corps, est égal à la somme des éléments du volume complémentaire, et par conséquent la moitié seulement du cylindre, proposition qui, étant dégagée de toute considération de l’infini, est nécessairement et parfaitement rigoureuse.

problème V.

44. Démontrer que dans le mouvement uniformément accéléré les espaces parcourus sont comme les carrés des temps, à compter de l’instant où la vitesse était 0.

Le mouvement uniformément accéléré est celui dans lequel les vitesses acquises depuis l’instant où la vitesse était 0, sont proportionnelles aux temps écoulés depuis la même époque. Si donc l’on nomme v cette vitesse, t le temps, et E l’espace parcouru ; et que pour un autre instant on nomme v’ la vitesse, t’ le temps écoulé, et E’ l’espace, on aura, par hypothèse,  ; et il s’agit de prouver qu’on a .


Considérons la vitesse comme croissant par des degrés infiniment petits et égaux, et soit p l’augmentation infiniment petite qu’elle reçoit à chaque fois. Cette vitesse sera donc successivement depuis le commencement 0, p, 2p, 3p, 4p, ainsi de suite, selon les termes de la progression par différence croissante, dont le premier terme est 0 et la raison p.

Nommons q l’intervalle de temps infiniment petit qui s’écoule d’un accroissement de la vitesse à l’autre. Ces accroissements étant égaux, et les temps étant proportionnels aux vitesses, l’intervalle q sera toujours le même, et pendant cet intervalle la vitesse étant regardée comme uniforme, les espaces parcourus successivement seront 0, pq, 2pq, 3pq, etc., aussi selon les termes d’une progression par différence. Donc l’espace total parcouru, c’est-à-dire la somme des espaces parcourus à chaque instant, sera la somme de tous les termes de cette progression.

Or la somme de tous les termes d’une progression par différence, dont le premier terme est 0, se trouve en multipliant le dernier terme par la moitié du nombre des termes. Mais le temps total t est évidemment égal au petit temps q multiplié par le nombre des termes moins un ; si donc on nomme n ce nombre de termes, on aura

,


ou en négligeant dans le numérateur q comme infiniment petit à l’égard de t, on aura  ; donc la vitesse finale est , ou . Donc la somme des termes ou l’espace parcouru est , c’est-à-dire qu’on aura . Par la même raison on aura , donc  ; proportion qui, étant dégagée de toute considération de l’infini, est nécessairement et rigoureusement exacte.


45. Ces exemples suffisent pour montrer comment on peut employer dans le raisonnement et l’algèbre ordinaire les principes de l’analyse infinitésimale ; nous allons voir maintenant comment on est parvenu à réduire ces principes en algorithme dans les calculs différentiel et intégral.


Séparateur

  1. Je parle ici conformément aux idées vagues qu’on se fait communément des quantités dites infinitésimales, lorsqu’on n’a pas pris la peine d’en examiner la nature ; mais, dans le vrai, rien n’est plus simple que l’exacte notion de ces sortes de quantités. Qu’est-ce, en effet, qu’une quantité dite infiniment petite en mathématiques ? Rien autre chose qu’une quantité que l’on peut rendre aussi petite qu’on le veut, sans qu’on soit obligé pour cela de faire varier celles dont on cherche la relation.

    Quelles sont dans une courbe, par exemple, les quantités dont on veut obtenir la relation ? Ce sont, indépendamment des paramètres, les coordonnés, les normales, sous-tangentes, rayons de courbure, etc. Eh bien, les et sont des quantités infiniment petites, non parce qu’on les regarde en effet comme très-petites, ce qui est fort indifférent, mais parce qu’on les considère comme pouvant devenir encore plus petites, quelque petites qu’on les ait supposées d’abord, sans qu’on soit obligé de rien changer à la valeur des autres quantités dont nous venons de parler, et qui sont celles dont on cherche la relation.

    Or il suit de cette seule définition, que toute quantité infiniment petite peut se négliger dans le cours du calcul, vis-à-vis de ces mêmes quantités dont on cherche la relation, sans que le résultat du calcul puisse en aucune manière s’en trouver affecté.

    En effet, en négligeant, par exemple, dans le cours du calcul ou , par comparaison à l’une quelconque des quantités dont on cherche la relation, comme ou , l’erreur que l’on commet est aussi petite qu’on le veut, puisqu’on est toujours maître de rendre et aussi petites qu’on le veut. Donc si le résultat demeurait affecté de cette erreur, on pourrait y atténuer cette même erreur autant qu’on le voudrait, en diminuant de plus en plus les valeurs de et  : donc ce résultat contiendrait nécessairement ou , ou quelques-unes de leurs fonctions ; ce qui n’est pas, comme on le sait, et ce qui ne saurait être, puisque ces quantités ne font point partie de celles dont on veut obtenir la relation : elles n’entrent dans le calcul que comme auxiliaires, et ce calcul n’est regardé comme fini, que du moment où ces auxiliaires en sont toutes éliminées. C’est donc dans cette double propriété, 1o . de pouvoir toujours être rendues aussi petites qu’on le veut ; 2o . de pouvoir l’être sans qu’on soit obligé de changer en même temps la valeur des quantités dont on veut trouver la relation, que consiste le véritable caractère des quantités infiniment petites. C’est faute d’avoir fait attention à la seconde de ces propriétés, qu’on a laissé si longtemps sans réponse directe et satisfaisante, les objections captieuses, qui ont été si souvent renouvelées contre l’exactitude de la méthode leibnitzienne. Car ce n’est pas répondre directement, que de se borner à faire voir dans chaque cas particulier la conformité des résultats de cette méthode avec ceux des autres méthodes rigoureuses, telles que celle d’exhaustion, celle des limites, ou l’algèbre ordinaire ; c’est éluder la difficulté, et rejeter, pour ainsi dire, parmi les méthodes secondaires, celle qui doit tenir le premier rang, autant par la rigueur même de sa doctrine, qui sous ce rapport ne le cède à aucune autre, que par la simplicité de sa marche, par où elle l’emporte incontestablement sur tous les autres procédés connus jusqu’à ce jour.