Alphonse Lemerre, éditeur (p. 19-22).

I




Le signe verbal, le mot, n’est que par exception imitatif de la chose qu’il signifie. Il ne l’est guère que dans le cas où cette chose est elle-même un son, car alors l’imiter est le plus facile moyen de l’indiquer : par exemple les mots murmurer, grommeler, bourdonner, soupirer, crier, hurler et, en général, les noms donnés aux cris divers des animaux tendent à reproduire ces cris. Ce sont des onomatopées. Mais les onomatopées sont rares ; il n’y a, le plus souvent, rien de commun entre les qualités acoustiques du nom et l’essence de la chose nommée, de sorte que le lien qui unit le mot à l’objet qu’il signifie est tout conventionnel. La convention qui l’a créé est un accord instinctif ; elle se dissimule, elle est presque toujours tacite, inconsciente, immémoriale, elle n’en est pas moins réelle. Ah ! si tout le vocabulaire était fait d’onomatopées, les mots, au lieu d’être, en immense majorité, uniquement symboliques, seraient tous expressifs, car leurs sons constitutifs participeraient de la nature même de leurs objets et n’y seraient pas accolés comme de simples étiquettes. Le vocabulaire y gagnerait tous les avantages du signe naturel sur le signe conventionnel. Mais la conception d’un vocabulaire entièrement expressif est chimérique : à mesure que l’esprit humain, par le progrès des sciences, engendre des idées plus générales, plus abstraites et partant plus importantes, les notations de la pensée se font de moins en moins concrètes à leur tour ; elles tendent à devenir algébriques, c’est-à-dire symboliques par excellence. Une loi est sans visage, elle n’a pas de signe verbal, à proprement parler, expressif. Remarquons toutefois que le long usage opère sur les mots, au double point de vue oral et graphique, une transfiguration singulière : l’habitude de l’oreille et de l’œil arrive à leur prêter une physionomie vivante, si étroitement liée à la chose signifiée qu’elle semble en participer et qu’on finit par ne plus pouvoir séparer l’une de l’autre. Le signe verbal alors paraît être devenu de conventionnel naturel. Ce phénomène explique pourquoi les néologismes sont si odieux dans le vivant langage de la poésie, et pourquoi toute réforme de l’orthographe usuelle fait horreur au poète comme un attentat, comme une blessure ou une grimace infligée au cher visage d’une compagne sacrée. Les gardiens de la langue, qui ont traîtreusement amputé le noble y du mot lys ne se doutaient donc pas de la légitime indignation qu’ils exciteraient dans l’âme des lettrés délicats ? Ils ont sacrifié l’esthétique à l’économie d’un jambage.

Un mot peut être harmonieux et par cela même expressif d’une douceur ou d’une majesté étrangère à l’objet qu’il signifie et, inversement, il peut signifier, quoique inharmonieux, un objet aimable ou élevé. Mais ces désaccords deviennent peu à peu insensibles par l’accoutumance, qui prête au mot la physionomie de ce qu’il désigne.

Toute la langue n’est pas dans le vocabulaire, tant s’en faut ; si par eux-mêmes les mots sont rarement expressifs, leurs rapprochements choisis et leurs enchaînements ordonnés le sont, en revanche, toujours et à un haut degré. Jetons un coup d’œil rapide sur ces moyens supérieurs d’expression.