Réflexions sur l’art des vers/Réflexions sur l’art des vers

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-17).

Réflexions sur l’Art des Vers





Que les géomètres sont heureux ! Leurs querelles ne sauraient durer, celles des artistes sont interminables. C’est que les premiers doivent définir ce dont ils parlent, tandis que les seconds croient pouvoir s’en dispenser. À vrai dire, dans une large mesure, ils n’y sont pas tenus : presque toujours l’objet de leur dispute échappe à toute définition, parce qu’il relève immédiatement de la sensibilité. Ce qu’il y a de personnel dans leur manière de sentir, la raison d’être de leurs œuvres, ce qui en fait le prix, l’originalité, ne peut se traduire que par leurs œuvres mêmes. Aussi rien n’est-il plus vain, plus décevant que de leur demander l’exacte formule de leurs aspirations ; quand ils la donnent, elle n’est pas précise et n’est guère intelligible que pour eux-mêmes. Dans la polémique leur situation est bien différente de celle des géomètres. Pour peu qu’ils soient consciencieux et modestes, elle devient fort désavantageuse. Ils ne se dissimulent pas que leur foi manque, par essence, de fondement rationnel, et le respect même qu’ils ont de leur idéal les empêche de le livrer mal défini à une discussion qui l’offense ; enfin leur défiance d’eux-mêmes accroît leur impuissance à se faire comprendre. Au contraire, s’ils sont affranchis de tous ces scrupules, ils ont beau jeu. Il leur suffit d’émettre un programme de principes et, pour l’autoriser, de déclarer qu’ils sentent ce qu’ils affirment ; personne n’est en mesure ni en droit de contester des assertions de cette origine. Sans contrôle elles peuvent, sans péril, être outrecuidantes et impertinentes. Il n’en va pas de même des propositions géométriques ; celles-ci ne valent que par les preuves et se rendraient ridicules si elles prétendaient s’en affranchir et demeurer des opinions individuelles sans perdre leur autorité. Comme, d’autre part, la conscience et la modestie sont hors de cause dans le raisonnement, chacun pouvant en vérifier la justesse, les géomètres ne connaissent pas entre eux les inconvénients de la pudeur et de la fierté timide. Ajoutons qu’ils n’ont jamais besoin de s’injurier mutuellement, puisqu’ils ont d’infaillibles moyens de se convaincre. Ils sont bien heureux ! Oh ! produire une indiscutable beauté, comme celle d’un théorème démontré avec une simplicité ingénieuse, avec élégance en un mot, et d’une si haute portée que la prédiction d’un mouvement céleste en dépende ! Vous est-il permis à vous autres, artistes, à vous surtout, poètes, de goûter jamais le tranquille orgueil d’une création pareille, d’une œuvre qui force l’envie au respect par la crainte du ridicule ? La découverte de la vérité impose le respect aux vieillards mêmes envers le plus jeune des savants ; vous, vous en êtes réduits à ne l’oser réclamer que pour votre âge, sans l’obtenir toujours de vos cadets qui débutent, et ils sont encore plus à plaindre que leurs aînés.

Qu’on s’imagine, en effet, la situation d’un jeune homme d’une vingtaine d’années débutant aujourd’hui dans l’art des vers. Il en a eu le goût dès l’adolescence, il y était enclin ; il en a, peu à peu, tout seul, appris les règles, d’abord par la culture des poètes classiques et par des conseils recueillis de divers côtés ; puis il s’en est assimilé les secrets, les ruses et les derniers raffinements par la lecture des plus récents chefs d’école et le commerce de leurs zélateurs. Il souffre de ses amours, de l’aigre ou sourde opposition d’une famille alarmée, et trop souvent de la pauvreté, qui l’enchaîne à un odieux gagne-pain. Ce sont des déboires, des désillusions, les mille douleurs juvéniles qui, en général, lui fournissent ses premières inspirations, mélancoliques, révoltées ou amères. Aussi, le plus souvent, commence-t-il par s’adonner à la poésie personnelle. Versifier est un besoin de son cœur ; mais tout le monde ne s’intéresse pas à ses peines intimes et, en outre, beaucoup d’émules lui disputent l’attention publique, très difficile pour tous à conquérir sur les renommées consacrées. Il s’étonne du faible écho de ses soupirs, du court retentissement de ses cris, et il est tenté d’en accuser la négligence de son éditeur qui n’en peut mais, plutôt que de s’en prendre à l’indifférence des lecteurs. Il n’a pas conscience encore de la vraie cause de son insuccès, parce que, dans la poésie, on peut demeurer médiocre avec une grande habileté technique, beaucoup d’instruction, beaucoup de mélancolie, de révolte et d’amertume. Pour y réussir, il ne suffit pas d’être à un haut degré impressionnable, qualité commune à un grand nombre d’hommes, ni d’être érudit, ce qui est plus rare mais non pas unique, ni même d’exceller dans l’évocation et l’ajustement de rimes surprenantes, dans l’emploi de toutes les ressources du rythme, ce qui est encore accessible à plusieurs. Le poète doit, par surcroît, user de ces divers avantages avec tant de discernement, de justesse et de sincérité, qu’il fasse passer dans l’expression de ses sentiments le caractère propre, irréductible, inaliénable qui chez lui les différencie des mêmes sentiments chez tout autre. Chaque individu est apte à aimer, espérer, craindre, mais partage ces aptitudes avec n’importe qui ; il n’en a pas le monopole ; ce que nul autre ne peut posséder intégralement comme lui, c’est cela même qui l’individualise, c’est ce que son tempérament imprime de personnel à l’amour, à l’espérance, à la crainte, ce qui fait son originalité. Les sentiments généraux se particularisent en devenant siens, c’est-à-dire en empruntant les qualités de son âme, tout comme l’expression de ces sentiments sur son visage en contracte les caractères particuliers, qui la distinguent de ce qu’elle est sur les autres visages. Or le style, qui est l’animation, la vie du langage, constitue pour l’écrivain une seconde physionomie destinée à suppléer celle que le lecteur ne voit pas ; l’une doit donc être l’exact équivalent de l’autre ; l’âme doit se peindre sur l’une aussi fidèlement que sur l’autre. Mais combien s’en faut-il que la plasticité mimique du langage égale celle de la physionomie corporelle, que les phrases soient aussi dociles aux battements du cœur, aussi souples, aussi mobiles que les traits, surtout quand elles sont soumises aux lois inflexibles de la versification ! Combien la phrase, qui est une ligne brisée, est-elle moins sinueuse qu’une ligne courbe (celle du sourire, par exemple), et combien la mosaïque des mots est-elle moins nuancée qu’une gradation et un mélange de tons (telle la rougeur pudique sur un front lilial). La nuance, comme la sinuosité, efface la juxtaposition ; elle est la commune et indiscernable limite de deux choses qui se fondent et s’atténuent mutuellement à leur point de contact ; elle participe des deux à la fois sans être ni l’une ni l’autre. L’originalité de l’écrivain, ainsi que nous l’avons définie, se traduit dans ses œuvres par le choix des sujets qu’il traite et par ce qu’il y met de soi. Tant de variations des mêmes sujets ont tant de fois défrayé les recueils de poésies, les mêmes thèmes éternels de la douleur, spécialement de la peine d’amour, ont inspiré déjà de si nombreux et si excellents poètes que les productions sincères des derniers venus ne peuvent plus guère se distinguer entre elles, et des précédentes, sinon par des nuances reflétant la plus intime personnalité de chacun d’eux, ce qui le distingue de ses semblables les plus rapprochés. Il en résulte la nécessité pour chacun d’avoir recours aux plus délicates ressources du langage. Mais pour les découvrir et les utiliser, la volonté ne suffit pas ; il faut le don, qu’elle ne saurait suppléer et qui est partie intégrante du génie poétique. En poésie, comme dans les autres arts, l’aspirant, si bien doué qu’il soit d’ailleurs, n’est pas devenu artiste, dans le sens rigoureux du mot, tant qu’il s’en tient à caresser intérieurement son émotion, tant qu’il se borne à rêver et à imaginer sans traduire au dehors ce qu’il éprouve, sans le revêtir d’une forme sensible. Or cette traduction, pour être fidèle, suppose une aptitude spéciale : à savoir, dans les arts plastiques, la correspondance exacte entre l’image visuelle et la main, et, ici, entre l’état de l’âme et la fonction poétique du langage. La sincérité, la conscience dans l’exécution consiste pour le poète, comme pour les autres artistes, à n’y pas transiger avec ce qu’il sent. Est-ce à dire qu’il soit condamné à repousser comme non avenue toute idée, toute image suggérée par la rime, dont parfois l’exigence, sans l’induire à violenter sa pensée, en dispose passagèrement ? Point du tout ; ce sont là des rencontres heureuses, non des trahisons. Ce qu’il doit s’interdire, ce sont les compromis inavouables, les chevilles de mots, par exemple, et, licence moins naïve, les chevilles de vers entiers dont l’intrusion parasite prostitue la pensée à la rime. La mauvaise foi s’insinue par là dans l’exécution avec plus ou moins d’adresse et, chez certains virtuoses, avec un art qui arrive à la racheter.

Mais il y a des cas où elle abuse, sans rachat, du privilège d’impunité que lui assure l’inviolable asile du for intérieur où elle se retranche. Comment convaincre de mauvaise foi un artiste ? Comment lui prouver qu’il n’exprime pas ce qu’il sent, qu’il ne sent pas ce qu’il exprime, que son style est contrefait et manque de naturel ? Des présomptions seules sont permises. Il en est auxquelles on peut se fier sans jugement téméraire : l’absence de sincérité se dénonce par des excès dénués de passion, des bizarreries à froid. La physionomie du langage, dès qu’elle est faussée, agit sur le lecteur de la même façon que celle du corps sur le spectateur par l’affectation des manières, par des gestes composée, par une démarche prétentieuse ou volontairement déhanchée. Quand un acrobate chemine sur une corde raide, quand un gamin fait la roue, on ne prend pas ces exercices pour leur allure spontanée ; et quand ils marchent naturellement on s’aperçoit qu’ils n’ont ni grâce ni distinction. De même certaines poésies étranges accusent chez leurs auteurs l’unique dessein d’étonner, et il y a gros à parier que les premiers vers où ils ont tenté la sincère expression de ce qu’ils sentaient décèlent par leur médiocrité une égale médiocrité d’inspiration. N’est-il pas présumable encore ou, du moins, à craindre que de jeunes poètes, d’ailleurs bien doués à tous égards, impatients de l’obscurité, se laissent entraîner à imiter ceux-là afin de forcer l’attention publique, faute de réussir, pour la mériter, à traduire cette nuance délicate qui seule, aujourd’hui, imprimerait à leurs œuvres leur originalité ? Ces égarés sont à plaindre, car ils ont pour excuse l’excessive difficulté de percer, créée aux nouveaux venus par la concurrence énorme de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains.

Cette concurrence est, heureusement, loin de décourager tous les débutants de valeur ; elle en aiguillonne beaucoup, au contraire. De là, les remarquables efforts tentés par les plus vaillants pour tirer tout le parti possible du vocabulaire français, pour faire fléchir la rigidité des formes traditionnelles du vers et les approprier à une signification plus subtile et plus aiguë. La tâche est haute et malaisée, et leur hardiesse semblerait désespérée, si, visiblement, leur confiance n’égalait leur audace. Il ne faut ni s’étonner ni sourire d’une pareille entreprise ; elle était imminente, elle est sérieuse. Par les mobiles les plus naturels toute la dernière génération d’artistes est poussée à rajeunir un instrument d’expression surmené et usé par la foule de leurs devanciers. Cet instrument qu’elle hérite a pu rendre à merveille les caractères saillants de la nature humaine, ceux des races dont la fusion a formé le peuple français, ceux des nombreuses variétés du type national, ceux des modèles singuliers les plus accentués, les plus éminents de ce type, enfin ceux d’un grand nombre d’autres individus qui l’ont réalisé ; mais beaucoup d’autres poètes encore, les derniers arrivants, cherchent sur la lyre française des cordes qui vibrent à l’unisson de leur voix intérieure et qui en aient le timbre. Ceux-ci les voudraient vierges du toucher d’autrui, et ils ne les trouvent pas. Force leur est donc d’utiliser les anciennes cordes déjà si fatiguées ; mais en font-ils tous le meilleur usage qui en soit demeuré possible ? Au lieu d’en solliciter patiemment les sons les mieux adaptés à la nuance toute personnelle de leur inspiration, beaucoup les tourmentent ; au lieu de les renouveler, ils les faussent. Les poètes de la génération précédente, habitués à la bienveillance par leurs propres maîtres et par des mœurs littéraires moins âprement militantes, lisent les récentes productions avec un très naïf, très sincère désir d’y applaudir ; mais ils ont souvent l’oreille déconcertée par des vers surprenants ; ils ne sont pas aptes à en jouir. Tant pis pour eux, ou tant mieux peut-être ; c’est ce qu’il s’agit d’éclaircir.

La question, au point où l’ont amenée les violences récemment faites à la poétique traditionnelle, peut se poser comme il suit : en quoi, dans notre langue, la versification diffère-t-elle essentiellement de la prose ?

L’oreille française est seule juge en cette matière ; c’est elle qu’il faut consulter. « Mais, objectera-t-on tout d’abord, qu’est-ce que l’oreille française ? N’est-ce pas là une pure abstraction ? Tous les Français n’ont pas nécessairement la même ouïe ? Sans doute les consonances plaisent à tous, mais beaucoup se satisfont de rimes médiocres, même de simples assonances (comme dans les chansons populaire). Le besoin de la rime plus que suffisante est factice et risque de dépraver le goût ; il recèle un penchant misérable au calembour et il y conduit. Quant au nombre des syllabes constitutives du vers, il est variable dans des limites qu’on ne saurait fixer. Il suffit que des vers d’un nombre inusité de syllabes plaisent à quelques lecteurs pour que le poète capable de les composer ait sa raison d’être et que ses titres ne puissent lui être contestés, car il n’est justiciable que des lecteurs à qui ses vers s’adressent. Au surplus, ce qui choque d’abord par la nouveauté peut, à la longue, se faire accepter, voire admirer, et, au fond, pour légitimer une réforme, même radicale, de la versification, peut-être n’y a-t-il que des habitudes anciennes de l’oreille à changer. Dans tous les cas, bien des découvertes encore sont très probablement à faire dans la poétique française. » — Cette fin de non-recevoir opposée à toute théorie absolue et arrêtée de l’art des vers, est propre à séduire les jeunes poètes par l’indépendance qu’elle leur assure et qui sourit à la générosité de leur âge. De plus, en sapant la base de toute critique, elle les affranchit d’un gros souci : chaque débutant ne relève plus que de lui-même et de ses amis. Ne semblerait-il pas que la plus grande tolérance des écoles entre elles dût résulter de cette émancipation générale ? Il n’en est rien pourtant ; au contraire, elles se conspuent mutuellement, comme si chacune avait juridiction sur les autres, comme si le droit d’exister que chacune s’arroge exclusivement n’était pas, au même titre, dévolu à toutes. Pourquoi voulez-vous donc que Pierre et Paul sentent comme vous, qu’ils empruntent votre oreille ? Chacun prend son plaisir où il le trouve. Pourquoi donc faites-vous un accueil hostile ou dédaigneux à leurs protestations fondées sur le principe même de pleine liberté dont se réclame votre école pour secouer le joug de la tradition ? N’y a-t-il pas une étrange inconséquence à prétendre dogmatiser après avoir ruiné l’autorité du dogme ? C’est que le novateur entend bénéficier seul de la révolution qu’il provoque ; il ne fait table rase que pour élever sa chapelle. Il se déclare seul en possession de la vérité ; mais la formule de ses principes est simplement celle de son tempérament, de sorte qu’il suscite maints débats où il ne peut ni convaincre ni être convaincu par des raisons qui soient décisives, c’est-à-dire impersonnelles. Le triomphe des récentes écoles les plus avancées ne laisserait rien debout de ce qui, jusqu’à présent, a été considéré comme distinguant pour l’oreille les vers de la prose, sauf la rime, et encore la sacrifient-elles volontiers. Dans leurs poèmes, il faut s’en remettre à l’œil pour discerner si un membre de phrase est un vers ou un simple fragment de prose, selon qu’il est isolé du reste de la phrase et mis en vedette, ou qu’il y demeure incorporé. Ainsi l’évolution historique du vers, après tous les essais progressifs qui ont élaboré cette forme du langage sous le contrôle spontané et sur les indications concordantes d’oreilles spécialement douées et très nombreuses, cette lente évolution aboutirait à disloquer et détruire tout à coup son œuvre même au gré de fantaisies individuelles, à effacer toute différence essentielle entre les vers et la prose. Nous ne le croirons qu’à la dernière extrémité. Sans doute on prétend que, loin d’abolir le vers, on le perfectionne, qu’on en réforme la mesure pour en parfaire l’harmonie, pour en multiplier et mieux exploiter les ressources d’expression musicale ; nous craignons, au contraire, qu’on n’en méconnaisse les caractères musicaux propres pour les confondre avec ceux de la prose. La définition de ces deux sortes de caractères est à la fois si importante et si délicate que nous ne pouvons nous dispenser d’y toucher ni, non plus, nous flatter de la préciser autant que nous le voudrions. Ce que nous allons en dire suffira toutefois à motiver nos craintes.