Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 3

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 59-61).

CHAPITRE III.
QUE LA DOCTRINE DU RÉGICIDE A PARU EN EUROPE
VERS LE MILIEU DU XVIe SIÈCLE. BUCHANAN. MARIANA.
SAUMAISE ET MILTON.

La doctrine du régicide n’est pas nouvelle : un peu après la mort de Henri III, il parut des écrits où l’on avançoit qu’il est permis à un peuple de se défaire d’un tyran : les justifications suivent les crimes. On examina à cette époque les opinions que nous avons cru appartenir à notre siècle. Ce ne furent pas seulement les protestants qui rêvèrent des républiques ; les catholiques se livrèrent aussi aux mêmes songes. Il est remarquable que les pamphlets de ces temps-là sont écrits avec une vigueur, une science, une logique, qu’on retrouve rarement aujourd’hui.

Buchanan, dans le dialogue De Jure regni apud Scotos, et Mariana surtout, dans le traité De Rege et regis institutione, réunirent en un corps de doctrines ces idées éparses dans divers écrits.

On prétendit que Ravaillac avoit puisé dans Mariana les sentiments qui coûtèrent la vie à Henri IV. Ravaillac ne savoit pas le latin, et il n’avoit pu lire le traité De Rege ; mais il avoit pu entendre parler des opinions qui y sont déduites. Ainsi la doctrine du régicide parut d’abord dans le monde pour préconiser le crime de Jacques Clément et pour inspirer celui de Ravaillac.

La mort de Charles Ier donna une nouvelle célébrité aux principes de Buchanan et de Mariana. Un champion de l’autorité royale, Saumaise, descendit dans l’arène, armé de toute l’érudition de son siècle ; il publia son fameux traité, Defensio regia pro Carolo Io.

Il prouva d’abord l’inviolabilité et la puissance légale des rois, d’après des préceptes et des exemples puisés dans l’Ancien Testament ; il trouva ensuite dans le Nouveau Testament et dans la doctrine des Pères d’autres autorités pour foudroyer encore les principes des régicides. De là, passant aux auteurs profanes, il invoqua en faveur de l’autorité royale les plus grands philosophes et les plus grands historiens de l’antiquité. Saumaise ne resta pas sans réponse ; il eut la gloire d’avoir pour adversaire un des plus beaux génies de l’Angleterre. Milton s’étoit déjà signalé dans son ouvrage sur le Droit des Rois et des Magistrats, qui n’est qu’un commentaire du traité de Mariana. Il releva le gant jeté aux régicides. « Il réfuta Saumaise, dit Voltaire, comme une bête féroce combat un sauvage. » Il eût été plus juste de dire comme un fanatique combat un pédant. Le style latin de Milton[1] est serré, énergique ; souvent à la vigueur de l’expression on reconnoît l’auteur du Paradis perdu ; mais le raisonnement est digne de la cause que Milton avoit embrassée. Les plaisanteries ne sont pas toujours de bon goût ; l’érudition, quoique moins prodiguée que dans le traité de Saumaise, vient souvent hors de propos, et l’auteur ne répond solidement à rien.

Écoutons encore Voltaire : « Milton, dit-il, avait été quelque temps secrétaire, pour la langue latine, du parlement appelé le Rump ou le Croupion. Cette place fut le prix d’un livre latin en faveur des meurtriers du roi Charles Ier ; livre (il faut l’avouer) aussi ridicule par le style que détestable par la matière.

« On peut juger si un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie et délicate de Charles II. »

Le grand argument de Milton étoit aussi celui des juges de Charles Ier. Il le trouvoit, comme Ludlow, dans ce texte de l’Écriture : « La terre ne peut être purifiée du sang qui a été répandu que par le sang de celui qui l’a répandu. »

Cet argument n’eût rien valu contre Louis XVI.

  1. Joannis Miltonis pro populo anglicano Defensio.