Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 2

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 58-59).

CHAPITRE II.
PAROLES D’UN DES JUGES D’HARRISON.

Mais le monde, comme le roi, n’a pas donné sa parole ; il pourra rompre le silence. Par quelle imprudence des hommes qui devroient surtout se faire oublier sont-ils les premiers à se mettre en avant, à écrire, à dresser des actes d’accusation, à semer la discorde, à attirer sur eux l’attention publique ? Qui pensoit à eux ? Qui les accusoit ? Qui leur parloit de la mort du roi ? Qui les prioit de se justifier ? Que ne jouissoient-ils en paix de leurs honneurs ? Ils s’étoient vantés, dans d’autres écrits, d’avoir condamné Louis XVI à mort : eh bien, personne ne vouloit leur ravir cette gloire ! Ils disent qu’ils sont proscrits : est-il tombé un cheveu de leur tête ? ont-ils perdu quelque chose de leurs biens, de leur liberté ? Pourquoi, fidèles au souvenir de nos temps de malheurs, continuent-ils à accuser leurs victimes ? Y a-t-il beaucoup de courage et de danger à braver aujourd’hui un Bourbon ? Faut-il porter dans son sein un cœur de bronze pour affronter leur bonté paternelle ? Est-il bien glorieux de rompre le silence que l’on gardoit sous Buonaparte, pour venir dire de fières vérités à un monarque qui, assis, après vingt-cinq ans de douleurs, sur le trône sanglant de son frère, ne répand autour de lui qu’une miséricorde presque céleste ? Qu’arrive-t-il ? C’est que le public est enfin obligé d’entrer dans des questions qu’il eût mieux valu ne pas agiter.

Le colonel Harrison, un des juges de Charles Ier fut, après la restauration de Charles II, traduit devant un tribunal pour être jugé à son tour. Parmi les diverses raisons qu’il apporta pour sa défense, il fit valoir le silence que le peuple anglois avoit gardé jusque alors sur la mort de Charles Ier. Un des juges lui répondit : « J’ai ouï conter l’histoire d’un enfant devenu muet de terreur en voyant assassiner son père. L’enfant, qui avoit perdu l’usage de la voix, garda profondément gravés dans sa mémoire les traits du meurtrier : quinze ans après, le reconnoissant au milieu d’une foule, il retrouva tout à coup la parole, et s’écria : Voilà celui qui a tué mon père ! Harrison, le peuple anglois a cessé d’être muet ; il nous crie, en te regardant : Voilà celui qui a tué notre père[1] ! »

  1. The Judict. Arraign. Trial of twenty nine Regicides, p. 56.