Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 23

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 112-115).

CHAPITRE XXIII.
CONCLUSION.

Toute l’Europe paroît disposée à adopter le système des monarchies modérées : la France, qui a donné cette impulsion générale, est maintenant forcée de la suivre. Rallions-nous donc autour de notre gouvernement. Que l’amour pour le roi et pour le pays natal, que l’attachement à la Charte, composent désormais notre esprit !

Grâce au roi, au roi seul, nous conservons tout entière la France de Louis XIV. Vauban en a posé les limites mieux qu’elles ne seroient marquées par les fleuves et les montagnes. L’étendue naturelle d’un empire n’est point fixée par des bornes géographiques, quoi qu’on en puisse dire, mais par la conformité des mœurs et des langages : la France finit là où on ne parle plus françois. Ces citoyens de Hambourg et de Rome, qui corrompoient notre langue dans le sénat, qui n’avoient et ne devoient avoir pour nous qu’une juste haine, auroient amené notre ruine comme peuple, de même que les Gaulois et les autres nations subjuguées détruisirent la patrie de Cicéron en entrant dans le sénat romain. Nous sommes encore ce que nous étions. Un million de soldats sont encore prêts, s’il le faut, à défendre des millions de laboureurs. Notre terre, comme une mère prévoyante, multiplie ses trésors et ses secours, bien au delà du besoin de ses enfants. Quatre cent mille étrangers et nos propres soldats ont ravagé nos provinces, et deux mois après on a été obligé de faire une loi pour la libre exportation des grains. Que manque-t-il à cet antique royaume de Clovis, dont saint Grégoire le Grand louoit déjà la force et la puissance ? Nous avons du fer, des forêts et des moissons ; notre soleil mûrit les vins de tous les climats ; les bords de la Méditerranée nous fournissent l’huile et la soie, et les côtes de l’Océan nourrissent nos troupeaux. Marseille, qui n’est plus, comme du temps de Cicéron, battue des flots de la Barbarie, appelle le commerce du monde ancien, tandis que nos ports, sur l’autre mer, reçoivent les richesses du Nouveau Monde. À chaque pas se retrouvent dans la France les monuments de trois grands peuples, des Gaulois, des Romains et des François. Cette France fut surnommée la mère des rois : elle envoya ses enfants régner sur presque tous les trônes de l’Europe, et jusqu’au fond de l’Asie. Sa gloire, qui ne passera point, croîtra encore dans l’avenir. Transformés par de nouvelles lois, les François recommencent des destinées nouvelles. Nous aurons même un avantage sur les peuples qui nous ont précédés dans la carrière où nous entrons ; car ils y ont déjà vieilli, et nous, nous y descendons avec la vigueur de la jeunesse.

Accoutumés aux grands mouvements depuis tant d’années, remplaçons la chaleur des discordes et l’ardeur des conquêtes par le goût des arts et les glorieux travaux du génie. Ne portons plus nos regards au dehors ; écrions-nous, comme Virgile, à l’aspect de notre belle patrie :

Salve, magna parens frugum....
Magna virum !

Et pourquoi ne pas le dire avec franchise ? Certes, nous avons beaucoup perdu par la révolution ; mais aussi n’avons-nous rien gagné ? N’est-ce rien que vingt années de victoires ? N’est-ce rien que tant d’actions héroïques, tant de dévouements généreux ? Il y a encore parmi nous des yeux qui pleurent au récit d’une noble action, des cœurs qui palpitent au nom de patrie.

Si la foule s’est corrompue, comme il arrive toujours dans les discordes civiles, il est vrai de dire aussi que dans la haute société les mœurs sont plus pures, les vertus domestiques plus communes ; que le caractère françois a gagné en force et en gravité. Il est certain que nous sommes moins frivoles, plus naturels, plus simples ; que chacun est plus soi, moins ressemblant à son voisin. Nos jeunes gens, nourris dans les camps ou dans la solitude, ont quelque chose de mâle ou d’original qu’ils n’avaient point autrefois. La religion, dans ceux qui la pratiquent, n’est plus une affaire d’habitude, mais le résultat d’une conviction forte ; la morale, quand elle a survécu dans les cœurs, n’est plus le fruit d’une instruction domestique, mais l’enseignement d’une raison éclairée. Les plus grands intérêts ont occupé les esprits ; le monde entier a passé devant nous. Autre chose est de défendre sa vie, de voir tomber et s’élever les trônes, ou d’avoir pour unique entretien une intrigue de cour, une promenade au bois de Boulogne, une nouvelle littéraire. Nous ne voulions peut-être pas nous l’avouer, mais au fond ne sentons-nous pas que les François sont plus hommes qu’ils ne l’étoient il y a trente ou quarante ans ? Sous d’autres rapports, pourquoi se dissimuler que les sciences exactes, que l’agriculture et les manufactures ont fait d’immenses progrès ? Ne méconnoissons pas les changements qui peuvent être à notre avantage ; nous les avons payés assez cher.

Cessons donc de nous calomnier, de dire que nous n’entendons rien à la liberté : nous entendons tout, nous sommes propres à tout, nous comprenons tout. En lui témoignant de la considération et de la confiance, cette nation s’élèvera à tous les genres de mérite. N’a-t-elle pas montré ce qu’elle peut être dans les moments d’épreuve ? Soyons fiers d’être François, d’être François libres sous un monarque sorti de notre sang. Donnons maintenant l’exemple de l’ordre et de la justice, comme nous avons donné celui de la gloire ; estimons les autres nations sans cesser de nous estimer. Les révolutions et les malheurs ont des résultats heureux, lorsqu’on sait profiter des leçons de l’infortune : les fureurs de la Ligue ont sauvé la religion ; nos dernières fureurs nous laisseront un état politique digne des sacrifices que nous avons faits.

Que tous les bons esprits se réunissent pour prêcher une doctrine salutaire, pour créer un centre d’opinions d’où partiront tous les mouvements. Les Chambres doivent s’attacher étroitement au roi, afin que le roi soit plus libre d’exécuter les projets qu’il médite pour le bonheur de son peuple. Loyauté dans les ministres, bonne foi de tous les côtés, voilà notre salut. Respect et vénération pour notre souverain, liberté de nos institutions, honneur de notre armée, amour de notre patrie : voilà les sentiments que nous devons professer. Hors de là, nous nous perdrons dans des chimères, dans de vains regrets, dans des humeurs chagrines, des récriminations pénibles ; et après bien des contestations, le siècle nous ramènera de force à ces principes dont nous aurons voulu nous écarter. Nous le voyons, par exemple : il y a vingt-six ans que la révolution est commencée. Une seule idée a survécu ; l’idée qui a été la cause et le principe de cette révolution, l’idée d’un ordre politique qui protège les droits du peuple sans blesser ceux des souverains. Croit-on qu’il soit possible d’anéantir aujourd’hui ce que les fureurs révolutionnaires et les violences du despotisme n’ont pu détruire ? La Convention nous a guéris pour jamais du penchant à la république ; Buonaparte nous a corrigés de l’amour pour le pouvoir absolu. Ces deux expériences nous apprennent qu’une monarchie limitée, telle que nous la devons au roi, est le gouvernement qui convient le mieux à notre dignité comme à notre bonheur.