Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 16

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 91-96).

CHAPITRE XVI.
OBJECTIONS DES ROYALISTES CONTRE LA CHARTE.

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Les royalistes disent : « C’est en invoquant les progrès des lumières avec les mots de liberté et d’égalité que l’on a précipité la France dans tous les malheurs ; le nom même de constitution est odieux et presque ridicule. On ne transporte point ainsi chez un peuple le gouvernement d’un autre peuple : les gouvernements naissent des mœurs, et sont fils du temps ; restons François, et ne soyons pas Anglois ; ce qui est bon pour eux est mauvais pour nous. Nous sommes trop légers pour nous occuper sérieusement des soins publics, trop faciles à nous enflammer, trop enclins aux discours inutiles, trop peu épris du bien général, pour avoir des assemblées délibérantes. Nous aurons toujours de l’honneur, fondement de notre monarchie, mais nous n’aurons point cet esprit public qui tient à un autre principe de gouvernement. Notre position continentale même ne nous permet pas de pareilles formes politiques. Tandis que dans les deux chambres nous délibérerons sur la levée d’une armée, les ennemis arriveront à Paris. Si le roi, au contraire, dispose à son gré des soldats, il détruira quand il voudra notre prétendue constitution. »

On voit que des deux côtés nous ne dissimulons point les objections, et que nous les présentons dans toute leur force.

Nous avouerons d’abord que l’on a si étrangement abusé de ces mots, progrès des lumières, constitution, liberté, égalité, qu’il faut du courage aujourd’hui pour s’en servir dans un sens raisonnable. Les plus énormes crimes ont été commis, les doctrines les plus funestes se sont répandues au nom des lumières. Le ridicule et l’horreur sont venus s’attacher à ces phrases philosophiques, prodiguées sans mesure par des libellistes et des assassins. On a égorgé les blancs pour prouver la nécessité d’affranchir les noirs : la raison a servi à détrôner Dieu, et le perfectionnement de l’espèce humaine nous a fait descendre au-dessous de la brute.

Mais, d’un autre côté, n’avons-nous pas reçu une autre leçon ? Pour nous sauver des systèmes d’une philosophie mal entendue, nous nous sommes précipités dans les idées opposées. Qu’en est-il advenu ? Qui voudroit, qui oseroit aujourd’hui vanter le pouvoir arbitraire ? Les excès d’un peuple soulevé au nom de la liberté sont épouvantables, mais ils durent peu, et il en reste quelque chose d’énergique et de généreux. Que reste-t-il des fureurs de la tyrannie, de cet ordre dans le mal, de cette sécurité dans la honte, de cet air de contentement dans la douleur et de prospérité dans la misère ? La double leçon de l’anarchie et du despotisme nous enseigne donc que c’est dans un sage milieu que nous devons chercher la gloire et le bonheur de la France. Prenons-y garde, d’ailleurs : si, exaspérés par le souvenir de nos maux, nous les attribuons tous aux lumières, on nous dira que la dévastation du Nouveau Monde, les massacres de l’Irlande et ceux de la Saint-Barthélemy ont été causés par la religion : que si Louis XVI a été traîné à l’échafaud par des philosophes, Charles Ier y a été conduit par des fanatiques. Cette manière de raisonner de part et d’autre ne vaut donc rien : ce qui est bon reste bon, indépendamment du mauvais usage que les hommes en ont pu faire.

Cette difficulté sur les mots une fois écartée, venons au fond des objections.

On dit : « Les gouvernements sont fils des mœurs et du temps. Restons François ; ne transportons point chez nous les institutions d’un autre peuple, bonnes pour eux, mauvaises pour nous, »

Il y a ici une grande erreur. Il ne faut pas s’imaginer du tout que la forme actuelle de notre gouvernement soit une chose absolument nouvelle pour nous ; que de plus elle ait été inventée par les Anglois, et qu’avant eux personne n’avoit songé qu’il pût exister un gouvernement participant des trois pouvoirs, monarchique, aristocratique et démocratique.

D’abord, tous les anciens ont pensé que le meilleur gouvernement possible seroit celui qui réuniroit ces trois pouvoirs. C’étoit l’opinion de Pythagore et d’Aristote. « Je conclus avec Platon, dit Cicéron, que la meilleure forme de gouvernement est celle qui offre l'heureux mélange de la royauté, de l’aristocratie et de la démocratie[1]. » C’étoit ce qu’avoit fait Lycurgue[2] à Sparte. Écoutons Polybe : « Le plus parfait de tous les gouvernements ne seroit-il pas celui dont les pouvoirs se serviroient de contre-poids, où l’autorité du peuple réprimeroit la trop grande puissance des rois, et où un sénat choisi mettroit un frein à la licence du peuple[3] ? »

Tacite partageoit cette opinion : il pensoit, à la vérité, qu’un tel gouvernement étoit si parfait, qu’il ne pouvoit exister chez les hommes[4]. Mais nous avons fait remarquer ailleurs qu’il avoit été réservé au christianisme de réaliser ce beau songe des plus grands génies de l’antiquité[5]. En effet, le gouvernement représentatif est né des institutions chrétiennes.

Des autorités imposantes ne prouveroient pas que des peuples doivent renverser leur gouvernement, lorsqu’il est établi, pour en prendre un plus parfait ; mais quand ces peuples ont changé de constitution au milieu d’une révolution violente, si la nouvelle constitution se trouve être dans les formes regardées comme les plus belles, par un Lycurgue, un Aristote, un Platon, un Polybe, un Tacite, cela doit donner de la confiance : on peut croire qu’on ne s’est pas tout à fait trompé.

Montesquieu, après avoir fait un éloge pompeux du gouvernement anglois, prétend qu’on en découvre l’origine chez les Germains peints par Tacite[6], et que ce beau système a été trouvé dans les bois.

S’il en est ainsi, en l’adoptant aujourd’hui, nous ne ferions nous-mêmes, comme les Anglois, que reprendre le gouvernement de nos pères ; mais soit qu’il vienne des Francs, nos aïeux, soit qu’il ait été produit par la religion chrétienne, soit qu’il découle de ces deux sources, il est certain qu’il est conforme à nos mœurs actuelles, qu’il ne les contrarie point, et qu’il n’est point parmi nous une production étrangère.

Dans le moyen âge, toute l’Europe, excepté peut-être l’Italie et une partie de l’Allemagne, eut à peu près la même constitution : les cortès en Espagne, les états généraux en France, les parlements en Angleterre, étoient fondés sur le système représentatif. L’Europe, marchant d’un pas égal vers la civilisation, seroit arrivée pour tous les peuples à un résultat semblable, si des causes locales et des événements particuliers n’avoient dérangé l’uniformité du mouvement.

La France eut à repousser des invasions, sa noblesse périt presque tout entière aux champs de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. Des armées régulières, établies de bonne heure par nos rois, achevèrent de rendre les gentilshommes inutiles, sinon comme chefs, du moins comme soldats. Les fiefs, par suite du renversement des fortunes, commencèrent à tomber dans les mains des roturiers. La partie aristocratique de la constitution perdant ses forces, la partie monarchique accrut les siennes. Les communes, vexées par les bizarreries de la féodalité, cherchèrent à se mettre à l’abri sous l’autorité royale. L’invariable succession de nos monarques affermissoit chaque jour les racines du trône. Une fois l’équilibre rompu, le gouvernement représentatif cessa de suivre sa direction naturelle. Au lieu de se fixer et de se régulariser, comme en Angleterre, il se désunit, et laissa prédominer la couronne. Les états généraux, rarement convoqués, et toujours dans des moments de troubles, voulurent profiter de ces moments pour ressaisir leurs droits, et commencèrent à ne paroître plus que des corps turbulents et dangereux : sachant qu’ils seroient bientôt dissous, ils se hâtoient de tout envahir, dans l’espoir de conserver quelque chose. Cette conduite acheva de les discréditer. S’ils avoient été appelés à des époques fixes, ils n’auroient pas montré cette jalousie ; et, au lieu de ne songer qu’à eux-mêmes, ils se seroient occupés de l’État. Tout se resserra donc autour d’un trône éclatant qu’occupoient tour à tour les meilleurs et les plus grands princes, tandis qu’une autre partie du pouvoir des états généraux tomboit entre les mains du parlement de Paris.

Ce corps puissant s’étoit élevé lentement et en silence : d’abord ambulant, ensuite sédentaire à Paris, il avoit acquis, par son intégrité et ses lumières, une considération méritée. Dès son origine il avoit sapé les fondements de la féodalité et circonscrit les juridictions seigneuriales. La cour des pairs, laïques et ecclésiastiques, qui formoit la haute cour ou le grand conseil du roi, se réunissoit au parlement dans les causes importantes, avec les princes du sang, et quelquefois avec le roi même. Cette réunion donna au parlement quelque chose de la composition des états généraux. Ceux-ci n’étant convoqués que de loin à loin, le peuple s’habitua à regarder le parlement comme le corps qui les remplaçoit dans l’intervalle des sessions. Le droit de remontrance fit entrer dans ce corps une partie du droit public relatif à la levée des impôts. Ainsi croissant en renommée par la vertu, la science et la gravité de ses magistrats, par la sagacité de ses décisions, le parlement se trouva peu à peu investi d’une puissance politique d’autant plus respectable, qu’elle étoit jointe à la puissance judiciaire. À l’époque des troubles de la Ligue, placé à la tête d’une faction, il exerça presque toutes les fonctions des états généraux, et décida des droits de Henri IV à la couronne. Les états généraux convoqués sous Louis XIII n’ayant rien produit, et Richelieu ayant achevé la ruine du pouvoir aristocratique, le parlement resta seul chargé de défendre le peuple contre la couronne, et une véritable révolution fut accomplie dans l’État. On a pu reprocher aux parlements quelques erreurs ; mais ces erreurs ne peuvent balancer les services qu’ils ont rendus à la France : ils l’ont éclairée dans les temps de ténèbres, défendue contre la barbarie féodale, et, après l’érection de la monarchie absolue sous Louis XIV, ils ont été, de fait, les seuls représentants, et souvent les représentants courageux de nos libertés.

L’Angleterre, partie du même but, arriva à un autre terme. Ses guerres d’Écosse n’étoient rien pour elle et ne menaçoient point son existence ; ses guerres de France, soutenues par des François, furent heureuses. Rassurée contre les dangers du dehors, elle put s’occuper au dedans de son administration politique. Les querelles de ses rois affoiblirent la puissance monarchique et fortifièrent la partie aristocratique du gouvernement. La noblesse demeura longtemps souveraine : ce ne fut que sous le règne de Henri VII que les comtés, jusque alors héréditaires, se changèrent en titre de dignité. L’autorité militaire des gentilshommes ne diminua presque point, parce qu’on ne fut point obligé d’avoir de bonne heure, comme en France, des troupes disciplinées. Le génie d’Alfred, perpétué dans l’institution des jurés, avoit fait entrer par l’ordre judiciaire les idées démocratiques dans le principe de l’État. Le gouvernement féodal, inconnu des Saxons, introduit en Angleterre par la conquête des Normands, n’y jeta jamais de profondes racines. Plus tard, Édouard III renonça à la langue françoise, ordonna que les actes publics fussent écrits en anglois, et fit revivre ainsi une partie de l’ancien esprit des Germains.

Le parlement (autrement les états généraux) conserva pour toutes ces causes son autorité primitive : souvent assemblé, bientôt il ne fut plus possible au monarque de marcher sans lui. L’orgueil des grands barons anglois fit que le conseil du roi, ou la chambre des pairs, des barons, des lords (ce qui est la même chose sous différents noms), ne se mêla point aux chevaliers ou simples gentilshommes dans les assemblées de la nation. Les communes, appelées par Leicester, sous Henri VIII, à ces assemblées, se réunirent aux chevaliers, après en avoir été séparées quelque temps. Ainsi se formèrent dans le parlement d’Angleterre deux chambres distinctes, tandis qu’en France l’égalité des gentilshommes, pauvres ou riches, ne permit point à la noblesse de se diviser en deux corps, et nos états généraux, délibérant en commun bien qu’ils votassent par ordre, se trouvèrent avoir manqué l’établissement de la balance de leurs pouvoirs.

Enfin la révolution religieuse produite par la violence de Henri VIII diminua l’influence de l’ordre du clergé dans la chambre des lords. Le pouvoir aristocratique, affoibli à son tour par cet événement, vit par ce même événement s’augmenter le pouvoir démocratique dans la chambre des communes. À peu près égales en force, les trois puissances de la monarchie primitive s’attaquèrent, et en vinrent à une lutte sanglante, sous les règnes malheureux des Stuarts : aucune des trois n’étant parvenue à opprimer les deux autres, la constitution des Anglois sortit de ce terrible et dernier combat.

Ainsi, nous avons eu autrefois le môme gouvernement que l’Angleterre ; et nous conservons en nous, comme elle les avoit en elle-même, tous les principes de son gouvernement actuel. Voltaire observe très-bien quelque part que le parlement d’Angleterre n’est autre chose qu’une imitation perfectionnée de nos états généraux ; et d’Aguesseau dit, avec autant de fondement, que l’on retrouve toutes nos lois dans les vieilles lois de la Grande-Bretagne.

Dans des questions de cette importance et de cette nature, il faut marcher le flambeau de l’histoire à la main : c’est le moyen de se guérir de beaucoup de préventions et de préjugés. Il n’est donc pas question dans tout ceci de se faire Anglois ; l’Europe, qui penche avec nous vers un système de monarchie modérée, ne se fera pas angloise : ce que l’on a, ce que l’on va avoir est le résultat naturel des anciennes monarchies. L’Angleterre a devancé la marche générale d’un peu plus d’un siècle, voilà tout.

  1. Fragm. Republ., lib. ii.
  2. Architas, in Siob.
  3. Polyb., Excerpt., lib. vi, cap. viii et ix.
  4. Tac., Ann., iv, 33.
  5. Génie du Christianisme.
  6. Esprit des Lois, liv. ix, chap. vi.