Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 15

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 88-90).

CHAPITRE XV.
SUITE DES OBJECTIONS DES CONSTITUTIONNELS. ORDRE DE LA NOBLESSE.

« Qu’est-ce, dit-on, qu’une noblesse qui n’est pas celle de la chambre des pairs ? Qu’est-ce que des anoblissements, etc. »

Ceci tient à la racine des choses : il faut s’expliquer.

Montesquieu a donné l’honneur pour âme à la monarchie, et la vertu pour principe à la république. L’honneur, selon lui, réside surtout dans le corps de la noblesse, partie intégrante et nécessaire de toute monarchie qui n’est pas le despotisme.

Mais dans une monarchie mixte, les corps constitués tenant à la partie républicaine du gouvernement, l’un (la chambre des pairs) à l’aristocratie, l’autre (la chambre des députés) à la démocratie, il s’ensuit que les deux corps ont pour base, pour esprit et pour but, la vertu, c’est-à-dire la liberté, sans laquelle il n’y a point de vertu politique.

Où donc résidera essentiellement le principe de la monarchie ? Dans la couronne ? Sans doute. Mais la couronne ne peut seule le défendre : elle seroit bientôt envahie par le principe républicain, et la constitution seroit détruite. Ainsi il faut en dehors de cette constitution un corps de noblesse qui soit comme la sauvegarde de la couronne et l’auxiliaire du principe monarchique.

Maintenant observons que la noblesse n’est pas composée d’un seul et unique principe : elle en renferme évidemment deux, l’honneur et la vertu, ou la liberté. Quand elle agit en corps et par rapport à la monarchie en général, elle est conduite par l’honneur, elle est monarchique : quand elle agit pour elle-même, et d’après la nature de sa propre constitution, elle est mue par la liberté ; elle est républicaine, aristocratique.

D’après ces vérités incontestables, voyons ce qui arrivoit à la noblesse dans l’ancienne monarchie et de quelle manière elle se combinoit avec le corps politique.

La noblesse, sous la première et la seconde race de nos rois, se présentoit tout entière aux assemblées de la nation ; alors les gentilshommes jouissoient en corps, et dans leur intégrité, de tous leurs droits, droits qui tenoient au principe de la liberté par leur principe aristocratique, et au principe de l’honneur par leur côté monarchique.

Sous la troisième race, quand les états généraux succédèrent aux assemblées de mars et de mai, la noblesse se contenta d’envoyer des députés à ces états : alors elle ne jouit plus en corps de la plénitude de ses droits. La moitié de ces droits, ceux qui tenoient au principe de liberté, les droits républicains ou aristocratiques, furent transmis par elle à ses représentants, tandis qu’elle continuoit de garder en corps ses droits monarchiques, c’est-à-dire ceux qui découloient du principe d’honneur. Cela duroit jusqu’à la fin des états généraux, où, la mission des représentants de la noblesse venant à finir, cette noblesse réunissoit de nouveau ses deux principes et les droits dérivés de ces deux sources.

Eh bien, la seule chose qui, sous le rapport de la noblesse, distingue aujourd’hui notre dernière constitution, c’est que ce qui n’arrivoit que par intervalles sous la vieille monarchie est devenu permanent dans la nouvelle.

La noblesse, représentée dans la chambre des pairs, a transmis pour toujours à cette chambre son principe de liberté, ses droits républicains et aristocratiques, tandis qu’elle reste au dehors conservatrice du principe d’honneur, fondement réel de la monarchie.

On voit par là que cette noblesse n’est point du tout incompatible avec nos nouvelles institutions ; qu’elle n’est point en contradiction avec la nature du gouvernement ; que ce gouvernement n’a pu ni dû la détruire ; qu’il a seulement divisé les éléments qui la composoient, séparé son double principe, et que la noblesse subsiste à la fois dans la chambre des pairs comme pouvoir aristocratique, et hors de la chambre des pairs comme force monarchique.

Elle n’exerce plus ses droits politiques, parce qu’elle en a remis l’usage à la chambre des pairs, qui la représente sous les rapports républicains ; mais elle exerce tous ses droits d’honneur ; elle appuie de cette force, si grande en France, l’autorité monarchique, qui pourroit être envahie sans ce rempart.

Telle est l’action de ce corps qui vous paroît inutile, et qui n’est autre, par le fond, que celui de la chambre des pairs. Il n’y a point deux noblesses dans l’État : il n’y en a qu’une, qui se divise en deux branches, et chacune de ces branches a des fonctions distinctes et séparées.

Loin donc de nuire à l’État, cette noblesse, toute d’honneur, réduite à son principe le plus pur, est un contre-poids placé hors du centre du mouvement pour régulariser ce mouvement et maintenir l’équilibre de l’État. C’est ensuite un refuge pour tous les souvenirs, pour toutes les idées qui, ne trouvant pas leur place dans les nouvelles institutions, ne manqueroient pas de les troubler. Les gentilshommes, en maintenant le principe même de la monarchie, seront encore les conservateurs des traditions de l’honneur, les témoins de l’histoire, les hérauts d’armes des temps passés, les gardiens des vieilles chartes et les monuments de la chevalerie. Considérés seulement comme propriétaires, ces hommes, distingués par leur éducation, deviendront, comme nous le dirons bientôt, une excellente pépinière d’officiers, d’orateurs et d’hommes d’État.

Tout ceci n’est point une théorie plus ou moins ingénieuse, imaginée pour expliquer une constitution qui n’a point eu d’exemple chez les autres peuples. Il y a aussi en Angleterre une ancienne noblesse, plus fière de descendre des Bretons, des Saxons, des Danois, des Normands, des Aquitains, que d’occuper un siège dans la chambre des pairs. Cette noblesse étoit autrefois si hautaine, que nul ne pouvoit s’asseoir à la table d’un baron s’il n’étoit chevalier. Aujourd’hui elle est aussi entêtée de son blason, de ses quartiers, que les patriciens, à Rome, étoient orgueilleux de leur naissance et de leur droit d’images, jus imaginum. Le fief appartient entièrement à l’aîné, selon la coutume de Normandie. Il y a des hérauts d’armes et des rois d’armes qui tiennent registre de tous les nobles des provinces[1]. Cette noblesse détruit-elle la noblesse politique fondée dans cette même chambre des pairs ? Non ; mais elle sert à augmenter le poids et la dignité de la couronne. À Athènes même, ne considéroit-on pas ces familles de nobles qui remontoient au temps des rois ?

Une fois prouvé qu’un corps de noblesse intermédiaire peut et doit exister dans une monarchie mixte, qu’il n’y dérange aucun des ressorts politiques, on n’a pas besoin de défendre les anoblissements. Le roi d’Angleterre fait aussi des chevaliers et des baronets. Il y a une autre sorte d’anoblissement qui s’acquiert par la profession des arts libéraux, ou en vivant d’un revenu libre ; dans ce cas, l’anobli reçoit les armoiries qu’il choisit des mains du héraut d’armes. Ces récompenses du souverain ne détruisent point l’égalité devant la loi, et sont un moyen d’encourager le mérite et la vertu.

  1. Smith, De Reg. Angl., La Roque, Traité de la Noblesse.