Réflexions du comédien/La disgrâce de Becque

Éditions de la Nouvelle Revue Critique (p. 85-119).

LA DISGRÂCE DE BECQUE

La vie et l’œuvre d’Henry Becque ne sont qu’un amas de catastrophes ou de disgrâces et je me demande avec angoisse si la malédiction qui l’a poursuivi toute sa vie ne le poursuit pas encore au delà de la mort.

Si j’en avais le pouvoir, je voudrais que ces pages fussent une manière d’exorcisme ou de conjuration et, s’il y a parmi mes lecteurs quelques personnes pieuses, qu’elles se signent avec soulagement.

Je le déclare avec tristesse, avec une mélancolie qui ne va pas sans compassion : je n’aime pas Becque et j’éprouve, en le disant, un sentiment secret plein d’émotion. Je sais que je n’aime pas Becque et je ressens cet aveu comme une découverte, une révélation, comme l’aube d’une admiration particulière dont je vais essayer de donner les raisons et la justification.

Imaginons un instant que nous ne connaissons rien d’Henry Becque, que nous ne savons même pas qui il est, et ouvrons au hasard un de ses ouvrages. Que penseriez-vous d’un moraliste qui écrit ceci :

Le déluge n’a pas réussi : il est resté un homme.

En vieillissant, on s’aperçoit que la vengeance est encore la forme la plus sûre de la justice.

Il ne faut pas voir ses amis si on veut les conserver.

L’honneur n’a plus que des professionnels.

Il n’y a pas deux manières de parler des autres : ou d’en dire du bien ou d’en dire du mal. Notre intérêt nous commande d’en dire du bien, la vérité veut qu’on en dise du mal.

La morale est peut-être la forme la plus cruelle de la méchanceté.

Quand tu ouvres ta porte, c’est un ennemi qui entre.

C’est un grand repos de vivre avec les mêmes gens, on sait qu’ils vous détestent.

L’élite, c’est la canaille.

Et voulez-vous savoir comment ces pensées sont venues à l’esprit de leur auteur ? Il prend soin lui-même de l’expliquer à la postérité :

« L’été ! c’était charmant. Dès que le jour paraissait, j’allais ouvrir ma fenêtre et je me remettais au lit. Une pomme d’arbre qui venait du jardin voisin entrait dans ma chambre avec des fleurs et des oiseaux. Les Champs-Élysées m’appartenaient. C’est là, que la critique le sache bien, dans le bon air et la verdure, le ciel sur la tête, que j’ai trouvé mes mots les plus cruels. »

Voici maintenant une autre fleur, dans le champ de la correspondance :

« Mon cher ami,

« Vous savez que je demande les palmes pour M. E. Dufresne, greffier de la Justice de paix du VIIe arrondissement. C’est un homme très bien sous tous les rapports.

« Je suis allé voir M. Saguin et le chef de cabinet du ministre de la Justice. J’avais tout lieu de croire, après ces deux démarches, que l’affaire était faite.

« M. Dufresne m’a écrit, hier soir, qu’il avait envoyé un sondeur à l’Instruction publique. On lui a répondu que la nomination était probable, mais qu’elle n’était pas certaine.

« Que faut-il faire ? Faut-il, pour les palmes, aller jusqu’au ministre et jusqu’au président de la République ? Vous me connaissez, si on me faisait une crasse pareille, on le regretterait.

« Bien à vous,

Henry Becque. »

Que penseriez-vous d’un homme du monde reçu dans un salon et qui déclarerait à haute voix qu’à y regarder d’un peu près, le salon d’une grande dame ne diffère pas sensiblement d’une loge de concierge et qui ferait circuler, dans ce même salon, des petits papiers sur les invités, dont voici un échantillon :

Monsieur de Heredia, c’est un homme qui compte,
Il a fait deux ou trois sonnets de plus qu’Oronte.

Henri Fouquier raconte dans le Gil Blas :

« Becque est la terreur de l’hôtesse et des invités. »

Et maintenant, que penseriez-vous de l’homme qui, souhaitant être Don Juan, a écrit ce seul chant d’amour :

Je n’ai rien qui me la rappelle,
Pas de portrait, pas de cheveux,
Je n’ai pas une lettre d’elle.
Nous nous détestions, tous les deux.

J’étais brutal et langoureux,
Elle était ardente et cruelle.
Amour d’un homme malheureux
Pour une maîtresse infidèle.

Un jour, nous nous sommes quittés
Après tant de félicités,
Tant de baisers et tant de larmes

Comme deux ennemis rompus
Que leur haine ne soutient plus
Et qui laissent tomber leurs armes.

« Un sucrier, une carafe et un verre d’eau : tout ce qu’il faut pour parler. » C’est là une réplique d’un personnage de Becque, une réplique qui veut être comique, mais dont le conférencier qui parle de lui peut éprouver la dérision et l’amère tristesse.

Né le 18 avril 1837, mort le 12 mai 1890. N’ayant quitté Paris que deux ou trois fois pour des besognes littéraires, il n’y a pas, dans toute cette vie, une anecdote aimable, un sourire ou un amour. Il n’y a, tout au long de cette existence, qu’un concours de circonstances mystérieusement néfastes, de conjonctures sinistres, qui n’apparaissent pas au premier abord, tant elles sont sournoises et malignes, mais dont les symptômes réguliers, constants et cadencés, font découvrir tout à coup, dans la vie et l’œuvre de Becque, une trame de deuil. Toutes les tentatives, tous les efforts, toutes les manifestations de son œuvre oscillent entre un Charybde et un Scylla de l’art dramatique.

Le premier essai de Becque au théâtre fut un livret d’opéra : Sardanapale. L’auteur de la musique, M. Victorien de Joncières, s’était, d’avance, assuré le succès : beau théâtre, belle distribution et des relations. Six fois de suite, la première représentation fut remise : les six acteurs de la distribution, les uns après les autres, étaient atteints d’enrouement.

Même phénomène au Vaudeville, pour L’Enfant prodigue, en 1868 ; à la seconde représentation, Delannoy, qui joue le rôle principal, est aphone, et la pièce est arrêtée.

C’est ce jour-là aussi que Francisque Sarcey (digitus in oculo) écrit de celui qui a gardé encore aujourd’hui le titre de prince de l’amertume : « Ce jeune homme a reçu de la fée du théâtre ce don qui tient lieu de tous les autres : la gaîté. »

Gérard Bauer, qui est un spécialiste d’Henry Becque et qui l’a bien connu par son père, Henry Bauer, lequel fut à la fois son protecteur et son ami, me disait que Becque avait, dans la conversation, deux phrases familières, deux phrases tics qu’il ne cessait de répéter à tous propos : « Qu’est-ce que vous dites de ça ?… Qu’est-ce que vous dites de ça ? » et aussi : « Croyez-vous que c’est drôle ! »

Deux mois avant la déclaration de guerre, en 1870, Becque a écrit un grand drame social dans lequel il a mis tous ses espoirs : la pièce a été partout refusée. Alors, notre auteur assume, à lui seul, les risques financiers de la représentation ; il loue un théâtre, la Porte-Saint-Martin. Il finit par obtenir Taillade comme principal interprète. Enfin, lorsque tous les obstacles sont surmontés et que tout est prêt pour jouer la partie, pendant dix-huit jours une canicule exceptionnelle dans les annales météorologiques fait monter le thermomètre à 35 degrés et transforme les théâtres en fours crématoires. Qu’est-ce que vous dites de ça ?

Voulez-vous savoir comment naquit La Navette, ce petit chef-d’œuvre en un acte qui est déjà l’esquisse de La Parisienne ? M. Montigny, directeur du Gymnase, l’affiche dans son théâtre le soir d’une grande première aux Variétés ou la critique se rend, officiellement, en corps constitué : personne n’en parlera.

Mais la Comédie-Française va créer Les Honnêtes Femmes. Alors, l’administrateur, par un curieux état d’esprit, lui aussi, affiche la pièce pour la matinée du Jour de l’An : la critique a tout de même bien le droit de rester chez elle. Personne n’en parlera. Croyez-vous que c’est drôle ?

1882, le 14 septembre. — Après bien des péripéties et des drames, on va jouer à la Comédie-Française Les Corbeaux. La première en est très attendue. Tous les incidents préalables à cette manifestation ont déchaîné les curiosités ; les indiscrétions laissent entendre que la pièce est très scandaleuse. La représentation sera un véritable événement parisien. Fn effet, Mme de Montifaud gifle M. Maizeroy, le rédacteur du Figaro, en pleine salle, et il n’est question, durant toute la représentation, que de Mlle Feyghine, pensionnaire au Théâtre-Français, qui vient de se suicider chez le duc de Morny.

1890. — Après encore bien des péripéties et des drames, la Comédie-Française va jouer La Parisienne, mais à condition que Becque accepte comme principale interprète Mlle Samary. Becque accepte ; alors, quelques jours après, la charmante artiste tombera malade et ne se relèvera plus.

1893. — Becque va enfin connaître le succès. On joue à Rome Les Corbeaux et La Parisienne. Becque va en Italie et commence une série de conférences. La location du théâtre est assiégée et les recettes promettent d’estimables bénéfices. À ce moment, l’impresario disparaît en emportant la caisse et tout s’effondre.

Becque, parmi beaucoup d’inimitiés, n’aimait pas Dumas. Il écrivit un jour sur lui le distique que voici :

Comme il fut deux Corneille, il y a deux Dumas.
Mais aucun d’eux n’est Pierre et tous deux sont Thomas.

Voici ce que répondit l’auteur de La Dame aux camélias :

Si ce coup de bec de Becque t’éveille
Ô Thomas Corneille, en l’obscur tombeau
Pardonne à l’auteur qui bâille aux Corneilles
Et songe au public qui bâille aux Corbeaux.

À la place de Becque, je me serais tenu tranquille et vous aussi, sans doute. Point du tout : le voilà parti pour Marseille où il se propose de distiller, dans une conférence soignée, quelques belles rosseries sur son ennemi. Il descend du train, l’esprit tout aiguisé de verve. On lui apprend tout aussitôt que Dumas est mourant. Que pensez-vous qu’il fit ? Il ne fit pas sa conférence ! Mais il se présenta, quelques jours après, à l’Académie française, candidat au fauteuil même d’Alexandre Dumas. Il n’eut pas quatre voix. Croyez-vous que c’est drôle ?

Et cette liste serait longue, si elle n’était pénible et douloureuse.

Voulez-vous savoir comment Becque mourut ? Un soir d’avril 1800, il se couche, avec son éternel cigare à la bouche. Il s’endort. Le cigare tombe, met le feu d’abord à la descente de lit, puis au bois du lit. Becque se réveille, environné de fumée, endosse, sur sa chemise de nuit, son frac, et se précipite chez les pompiers où son étrange costume l’oblige à expliquer longuement qu’il n’est pas fou et qu’il y a le feu chez lui. Il prend froid et meurt, quelque temps après, la veille même d’un soir où l’on reprenait La Parisienne.

12 mai 1890. — Henry Becque meurt ; il va jouir enfin de son dernier repos. Le combat est fini pour lui. Les journaux vont pouvoir rendre hommage à l’honnêteté de sa vie, à la sincérité de son œuvre. Déjà, dans les rédactions, on s’empresse pour faire l’éloge mérité de celui qui n’a jamais connu que la critique. Mais sa période militante ne sera décidément pas suivie d’une période triomphante.

À peine a-t-on clos ses yeux que son ennemi capital, celui qui, tout au long de sa vie, l’a irrité par sa toute-puissante critique, Francisque Sarcey, meurt à son tour, et la nécrologie de l’oncle Sarcey remplit toute la presse. Et ce pauvre Becque, disent les journaux de l’époque, qui fut malheureux toute sa vie, n’a même pas eu la satisfaction d’avoir eu beaucoup de monde à son enterrement.

Huit Jours après, on brise les scellés apposés, disent les gens de loi, « sur l’appartement d’un célibataire sans postérité et sans ascendants ». L’inventaire stipule : « On a trouvé dans une pièce du fond un buste du défunt, un pot-au-feu et un matelas, le tout prisé 0 fr. 50. » Le buste était l’œuvre de Rodin. « Une bibliothèque : 30 francs. Une valise et quatre serviettes : 2 francs. Plus trois bouteilles de vin Mariani. »

Qu’est-ce que vous dites de ça ?

Le défunt laissait 53 000 francs de dettes.

Croyez-vous que c’est drôle ?

Ce n’est pas fini.

1904. — La concession achetée au cimetière du Père-Lachaise par la Société des Auteurs prend fin. On veut donner à Becque une sépulture définitive, mais son corps reste introuvable à sa place, dit le journal Le Temps ; dans la bière qu’on regardait comme la sienne, un capitaine de gendarmerie dormait son sommeil sans fin.

Reichenberg et Prud’hon dans une scène de La Parisienne représentée à la Comédie Française en 1890. Dessin de Marold, gravé par H. Dochy.
(Le Théâtre illustré).

Et ça continue :

1909. — La Comédie-Française va reprendre La Parisienne. Ce sera un événement parisien. Alors Mme Steinheil, de funèbre mémoire, choisit aussi ce jour-là pour déclarer : l’assassin, c’est moi.

En 1908, on a élevé un buste à Henry Becque. Il le disait lui-même de son vivant : « Ils pourront faire tout ce qu’ils voudront : j’aurai un jour ma statue. » Il l’a eue, en effet, inaugurée par Clemenceau, face au métropolitain de la place de Villiers ; mais elle n’a jamais connu le roucoulement des pigeons pacifiques ou l’amitié des moineaux parisiens ; seules les balles tirées lors de la manifestation pour Ferrer l’ont effleurée et la plus récente caresse qu’elle ait reçue a été celle du parc-choc et du radiateur d’un gros camion, qui, bondissant sur le terre-plein, projeta sinistrement ce buste sur la chaussée.

J’en passe. On n’ouvre pas sans appréhension un journal de l’époque. Au fur et à mesure qu’on feuillette le calendrier de la vie de Becque ou des représentations de son œuvre, on sent, inexorable et affreuse, l’Ananké grecque.

En vertu d’une étrange et mystérieuse conjuration, qui semble démoniaque, les hommages les plus déférents et les plus pieux pour sa mémoire tournent à la bouffonnerie.

1923, 1er décembre. — On doit célébrer au Salon d’Automne la mémoire d’Henry Becque. M. Léopold Lacour commence sa conférence, puis il la finit. Puis on attend, puis on attend encore ; et alors on annonce que M. Henry Paté, représentant le gouvernement, ne peut pas venir ; on annonce encore que Mlle Jeanne Rolly, malade, ne pourra jouer La Parisienne ; Mlle Charlotte Lysès, dépitée, part sans jouer Les Honnêtes Femmes. Et, dans un splendide tumulte, cette célébration tourne au scandale.

1925, 10 février. — Reprise des Corbeaux à la Comédie-Française. — Le Gaulois : « Il n’était bruit, hier après-midi, pendant la répétition générale de la pièce de Becque, que de la démission de Piérat et d’Alexandre. »

1935, 6 février. — La Comédie-Française va radiodiffuser pour la première fois une pièce de son répertoire et ce sera La Parisienne. 6 février, anniversaire aussi, en effet, de la création de La Parisienne, quelle funeste rencontre ! Et les journaux s’étonnent avec raison qu’on ait choisi cette date anniversaire et cette pièce pour un premier essai de transmission de la Comédie-Française, cependant que les auditeurs à l’écoute, la main sur le bouton de l’appareil, s’étonnent, eux aussi, d’entendre dans la boîte sonore une voix sépulcrale qui psalmodie étrangement les répliques des acteurs ; parce que les techniciens, en plaçant leur microphone, ont oublié cet autre parasite : le souffleur.

Je dois arrêter ici la liste de ces catastrophes et rendre hommage maintenant à M. Alexandre Arnaoutovitch à qui je suis redevable de quelques-unes de mes informations. M. Arnaoutovitch a, en effet, publié en 1927 trois gros in-octavo, d’un total de 1 500 pages, sur la vie et l’œuvre d’Henry Becque. Oserai-je ajouter que je considère ce gigantesque travail comme le plus beau pavé de l’ours que je connaisse.

Voici, à titre d’échantillon, par quelle pieuse interprétation, par quelle aveugle admiration Alexandre Arnaoutovitch a voulu, en la réhabilitant, nous révéler l’œuvre de Becque :

Pour nous parler de l’homme et de sa vie, pour en dire la poésie, il choisit ces vers de Becque :

Je suis né sur le haut d’un faubourg de la ville
Où l’insurrection en levant son drapeau
Trouvait l’homme debout, et le pavé docile…
Les balles de l’émeute ont brisé mon berceau.

J’ai vécu, tout enfant, oppressé par les plaintes,
Oppressé par les cris, dans les quartiers étroits,
Pleins d’hommes avinés et de femmes enceintes,
Où les linges troués pendaient au bord des toits.


J’ai fait, en vieillissant, le rêve d’être heureux,
J’ai quitté mes amis et je n’ai plus de chaîne,
Je regarde passer la comédie humaine
Et tous les scélérats se dévorant entre eux.

Je vis sur les Corbeaux et sur la Parisienne,
Artiste indépendant, sincère et vigoureux.
J’ai fait preuve parfois d’un talent rigoureux
Et j’ai parlé toujours la langue la plus saine.

Pour nous montrer « le sens de la vie et la gaieté de vivre » que Becque porte en lui, Alexandre Arnaoutovitch cite ces répliques des Honnêtes femmes :

« Geneviève. — Vous les connaissez, ses enfants, vous avez joué avec eux, des amours !

« Lambert. — Oui, j’ai aperçu dernièrement Mlle Berthe qui donnait une raclée à son frère.

« Geneviève. — Elle le bat comme plâtre. Deux amours ! »

Il y a, dit M. A. Arnaoutovitch — qui est Serbe — une sorte de clarté, comme du soleil dans ces répliques.

Pour nous montrer la puissance psychologique de Becque… il cite, dans les Polichinelles :

Cerfbier, après avoir dit « non » de la tête, ajoute : « J’ai assez travaillé. »

« L’indication est ingénieuse et psychologique, dit M. Arnaoutovitch ; que de fois, dans la vie, on ne prononce pas non, on l’exprime par un balancement du corps, de la tête, ou en figurant la négation par un mouvement de l’index qui a l’air d’écrire dans l’espace. Cette façon montre que le « non » vient de tout notre être et qu’on y met plus d’insistance, de conviction, de sûreté. Rien n’aurait pu empêcher Becque de mettre un « non » devant cette phrase. « Non, j’ai assez travaillé. » Mais l’observation attentive lui a dicté le contraire. Un écrivain non psychologue eût agi autrement. La Parisienne notamment abonde en gestes parlants. Une pose du corps, une main arrêtée au moment où elle allait saisir quelque chose, un haussement d’épaule, un frappement du pied servent à l’expression artistique, aussi bien que des paroles. »

Cette jolie citation vous donne le ton de l’ouvrage de M. A. Arnaoutovitch.

Page 343. La Parisienne :

Clotilde. — « Je suis mariée, dit-elle, en lui touchant le bras, vous n’avez pas l’air de le savoir. »

« Ce doigt de Clotilde qui se pose sur le bras de l’amant exigeant comme pour lui enfoncer l’idée dans la chair ou comme pour secouer une vieille habitude trop rassurée ou trop insoucieuse de ce qui pourrait la menacer ou la détrôner, ce en lui touchant le bras donne à tout le passage un surcroît de force expressive. Combien d’auteurs auraient négligé ce mouvement accompagnateur et indispensable cependant à la beauté de la peinture. »

Ceci encore : analogies avec Hugo :

« Becque, dit-il, commence quelquefois ses poèmes à la manière d’Hugo : « C’était un beau vieillard » (chez Hugo : « C’était un vieux pasteur. »)

Un peu plus loin : analogies avec Balzac.

Mme Birotteau : « Pourvu que cela dure », avait-elle l’habitude de dire, lorsque l’aisance comblait son ménage.

« Ça ne pouvait pas durer », dit Mme Vigneron, dans les Corbeaux.

M. Arnaoutovitch voulant placer Becque à la suite de Molière, de Lesage et de Beaumarchais, montre que Becque a conservé au rôle du domestique le ton spirituel en honneur dans la vieille tradition du théâtre français. « Auguste, dans les Corbeaux, dit M. Arnaoutovitch, sait bien tourner son compliment à « sa jeune maîtresse » : « Mademoiselle n’a pas mis beaucoup de temps à sa toilette, mais elle l’a bien employé. »

Pour nous faire admirer le comique de Becque, et renchérir sur Labiche qui fait écrire à Perrichon sur le livre des voyageurs, la mer de Glace… mère, M. Arnaoutovitch nous montre comment Becque fait rire son public par les mêmes procédés, mais en mieux :

Clarisse, dans l’Enfant Prodigue, écrit dans un billet : « Pouvez-vous vous contenter d’une existence si modeste lorsque vous devriez habiter un palait », palais avec un T ; et Clarisse dit en aparté au public : « c’est Agathe, une de mes amies, qui m’a fait mettre un T. Je voulais mettre un Z. » On le voit, s’écrie M. Arnaoutovitch, plus fin que son maître, Becque double l’effet comique par cette correction.

J’arrête ici ces citations, aussi fastidieuses que naïves, et qui nous permettront de comprendre, maintenant, comment M. Arnaoutovitch a pu produire 1 500 pages sur l’œuvre de Becque, mais dont la lecture, à la longue, finit par ajouter à ce sentiment de pénible disgrâce qui éclaire toute l’œuvre et la vie de l’auteur de la Parisienne.

Ces trois gros volumes ne font que délayer une accablante médiocrité et les sincères efforts de M. Arnaoutovitch, plongeant le lecteur dans des abîmes de consternation, sont, en vérité, pour Henry Becque, il n’y a pas d’autre mot, une nouvelle catastrophe.

Si j’ai aussi longuement insisté sur cette particulière et si constante malédiction, sur cette affreuse tristesse qui semblent peser sur le nom d’Henry Becque, c’est qu’elle me semble aussi expliquer son œuvre, qu’elle en donne le sens et la saveur véritables.

Comme nous nous représentons Homère aveugle et sans toit, Dante banni dans l’enfer de la rancune, Villon sous le gibet, Le Tasse dément et prisonnier, Camoens naufragé, Cervantès infirme et pauvre, Racine disgracié, Corneille en savates, Beethoven sourd ou André Chénier sur la guillotine, de même, la postérité devra se représenter, médiocre et dénué, et amer et maudit, l’auteur de la Parisienne.

Il y a une phrase que Péguy disait quelquefois et qui m’a toujours semblé avoir la vertu d’un talisman pour expliquer le secret des cœurs et des œuvres. Péguy disait : « Il n’a pas la grâce. »

Je ne fais pas de critique littéraire. C’est donc en homme de théâtre que je m’efforce à comprendre Becque et son œuvre. Or, au premier contact, cette œuvre, que ce soit la Parisienne ou les Corbeaux, prend pour moi l’apparence d’une plante stérilisée.

Parce que Becque n’a pas pu, ou n’a pas su laisser aux éléments de son œuvre leur libre jeu. Il se produit toujours dans une pièce une sorte de création seconde, après l’écriture — phénomène miraculeux que l’esprit de l’auteur a déjà préparé en rêvant son sujet — qui est implicitement contenu dans les mots qu’il a écrits et que les répétitions sur scène provoquent et cristallisent. Becque n’a pas participé à cette alchimie du théâtre.

Comme je parlais avec Berthe Bovy de la façon dont on répète Becque, elle me confia l’étrange contraste éprouvé entre le plaisir qu’elle avait à chercher un personnage durant les répétitions et la pénible difficulté qu’elle avait à jouer, ensuite, le personnage devant le public. (Notons-le en passant, cette confidence d’une grande comédienne nous permettra tout à l’heure d’établir aussi le classicisme de Becque.)

Ainsi, le mystère et la poésie n’ont aucune part dans le théâtre de Becque.

Il nous a avoué lui-même comment il composait ses comédies. « La pièce où je me tenais, et qui était

Programme de la matinée du 31 mai 1904, organisée pour donner une sépulture et élever un monument à Henry Becque. (Couverture).
Collection Rondel.


Programme de la matinée du 31 mai 1904, organisée pour donner une sépulture et élever un monument à Henry Becque. (Intérieur).
Collection Rondel.
fort belle, était meublée d’une planchette de bois retenue au mur, d’un fauteuil et d’une canne, rien de plus. Je l’arpentais du matin au soir, avec une légère exaltation qui m’est naturelle et dont j’ai besoin. Le plus souvent je travaillais devant ma glace ; je cherchais jusqu’aux gestes de mes personnages et j’attendais que le mot juste, la phrase exacte me vinssent sur les lèvres. Tout ce que je veux, en écrivant, c’est me satisfaire moi-même ; je ne connais plus rien, ni personne, je ne sais seulement pas s’il y a un public. » Eh bien, c’est aussi cet oubli du public et ce travail devant la glace qui ont stérilisé ses œuvres.

Becque, amer et tourmenté, ne sait pas et ne veut pas dire ce qu’il est. On retrouve cette angoisse dans plusieurs de ses lettres et notamment dans l’une d’elles qu’il écrivit à Rodenbach : « Je suis un poète manqué… j’aimerais mieux être soldat que littérateur… je me suis fait un petit nom à un âge où un homme n’a plus d’autre joujou. »

Becque souffre d’une maladie indéfinissable, mais uniquement spirituelle. Il y a, dans son art, trop de science et ce terrible souci de vérité, ce goût du réalisme photographique qui rapetisse les œuvres.

L’explication de tout ceci est dans la phrase de Péguy : « Becque n’a pas eu la grâce. » Il n’y a pas de grâce dans ses œuvres, ni dans ses personnages.

La grâce : « Ce qui ne s’acquiert ni ne se perd à aucun prix », dit quelque part André Suarès, « ce grand sourire intérieur, cet enchantement, cette magie, ce je ne sais quoi qui plaît à l’âme en passant par les sens, ce charme qui vient de la nature et ne peut être emprunté, ce rayon de soleil, cette part de Dieu, cette prédestination des élus, cette divine visitation. » « Et la grâce, dit La Fontaine, plus belle encore que la beauté. »

Ce don merveilleux qui fait que l’on dit le doux ou le tendre Racine, le grand Corneille ou l’enchanteur Shakespeare, Becque ne l’a pas eu. On dit Becque tout court.

Becque, en dépit de sa lettre à Rodenbach, se croyait poète ; mais on découvre chez lui une tragique impuissance à se délivrer poétiquement.

Becque n’a jamais pu se délivrer et c’est peut-être dans cette impuissance qu’il faut chercher la cause de ce que Pierre Brisson appelait certain jour, fort justement : « son fanatisme de l’amertume ».

J’irai plus loin dans cette théorie de la disgrâce, dans cette métaphysique de la malchance : Becque n’a jamais eu de chance parce qu’il a négligé la loi essentielle de la chance qui veut qu’on lui fasse confiance, qu’on lui sourie et qu’on l’espère.

Becque n’a jamais su sourire ; il s’est entêté dans une disgrâce volontaire ; il a boudé la chance, habillé en porc-épic ; il s’est, tout le long de sa vie, hérissé et retroussé.

Il y a dans le gracieux Intermezzo de Jean Giraudoux une explication de l’ordre de l’univers dont la touchante simplicité rappelle les mythes égyptiens ou persans et qui illustrera mon explication :

La charmante Isabelle enseigne à ses élèves à ne pas croire à l’injustice de la nature ; la puissance, l’esprit qui préside à toutes les manifestations de la nature, elle l’appelle l’Ensemblier ; mais il y a un second personnage malin et invisible pour expliquer les petits ennuis et les petites surprises de la vie. Vous savez, dit-elle, « celui qui claque les volets la nuit, ou amène un vieux monsieur à s’asseoir dans la tarte aux prunes posée, par négligence, sur une chaise » : il s’appelle Arthur.

Avec Arthur et l’Ensemblier, on expliquerait toutes les destinées.

Eh bien, Becque n’a pas pu concevoir l’Ensemblier ; il n’en a même jamais eu l’idée, et toute sa vie est remplie par la hantise d’Arthur, un Arthur personnel à Becque, un Arthur dont la malice s’est exercée sur lui avec une persévérance d’autant plus acharnée que le pauvre Becque accusait amèrement ses taquineries, au point qu’il aurait lui-même, je crois, posé la tarte aux prunes sur la chaise, pour avoir le plaisir amer de s’asseoir dedans.

Cette disgrâce de Becque, il faut le dire à sa décharge, a été aussi celle de son époque. J’éprouve comme un soulagement à l’idée d’avoir échappé moi-même à ces années qui fuient encore sous nos yeux et dont le sillage n’est pas tout à fait effacé. Car, ce qu’on a appelé l’Année terrible me semble, à moi, se prolonger jusqu’au début du vingtième siècle. Il n’y a pas d’homme assez grand pour dominer cette époque.

À l’heure où Becque va pouvoir prendre rang parmi les écrivains, le romantisme meurt avec Barbey d’Aurevilly, avec Wagner, avec Manet, avec Gustave Doré et Victor Hugo ; en Russie Dostoïewski vient de s’éteindre ; mais Zola triomphe avec Germinal, Sardou avec Théodora ; Bartholdi éclaire le monde avec sa statue de la Liberté ; Paul Bourget publie Cruelle Énigme ; Labiche, Dennery, Dumas et Jean Aicard règnent sur nos théâtres ; on vient de fêter la trois centième du Maître de Forges ; on va représenter Serge Panine ; Oscar Meténier, l’apôtre du théâtre réaliste, ce précurseur du Musée Grévin, donne au théâtre les premiers drames réalistes : la Casserole et En Famille ; Jules Renard, parfait disciple de H. Becque, va nous avouer sous peu qu’il se fait gloire d’être sourd en musique et aveugle en peinture. Pelléas sera pour lui le comble de l’ennui ; la musique que va faire Maurice Ravel sur ses Histoires Naturelles ne le touche pas, Cézanne est un barbare, Rodin et Claude Monet le laissent froid ; il passera un an à Bourges sans regarder la cathédrale ; les rayons Rœntgen seront, pour le père de Poil de Carotte, une plaisanterie enfantine.

C’est l’époque de Catulle Mendès, de Laurent Tailhade, de l’anarchiste Édouard Vaillant, de Sar Péladan, de Léon Bloy, de Bergerat et d’Octave Mirbeau. L’affaire Dreyfus va éclater ; le style bouche de métro, arabesque et vermicelle, fleurira bientôt. On vient de terminer le Trocadéro. Tout le monde porte des bottines à boutons.

Voilà l’époque où Henry Becque a vécu. Il y a bien, dans un semblable climat, des circonstances atténuantes à sa tristesse et à son amertume, si le mot climat peut être pris ici dans son sens véritable : un ensemble de circonstances atmosphériques où se trouve placé l’esprit de l’homme.

« Un auteur dramatique, disait Becque, est un homme dont l’instinct, dont le génie, dont la fonction est de représenter ses semblables. » L’unique préoccupation de Becque a été de nous donner une photographie très précise de son époque. Il fut, avant tout, un réaliste ; mais le réalisme, dans l’art, ça n’existe pas ! Or, l’époque était réaliste et, de plus, l’époque était lamentable.

Un comédien qui lit une pièce a immédiatement le sentiment de l’atmosphère dans laquelle elle a été créée. En lisant les œuvres de Becque, il me semble que j’entends inlassablement résonner un glas funèbre. Et nous retrouvons chez tous ses pauvres héros ce goût du crêpe et de la cendre que Becque et son époque cultivèrent religieusement, se complaisant dans une tristesse qui n’avait plus rien de commun avec le romantisme.

Stéphane Mallarmé, chargé de la critique dramatique dans je ne sais plus quelle revue, et à qui on reprochait de ne pas aller voir les pièces dont il faisait le compte rendu, répondit : « Pourquoi voulez-vous que j’aille passer trois heures avec des gens chez qui je n’irais pas déjeuner ? » Que ce soient ceux des Corbeaux ou de la Parisienne, on n’a pas la moindre envie d’être en tête à tête avec eux.

Lorsque j’ai mis un élève ou un jeune comédien en confiance, il m’arrive souvent de lui demander, pour que son « culte du héros » me révèle sa mentalité profonde : « Quel est, dans le répertoire théâtral, le personnage que tu souhaiterais être ? » Dans toutes les réponses ou les confessions qui m’ont été faites, jamais, parmi ces personnages, ces héros, je n’ai entendu le nom d’un héros de Becque.

Anatole France écrivait : « Les personnages de Becque sont pauvres, étriqués, mesquins et parfaitement vulgaires ! Je me figure qu’ils habitent dans de petites rues étroites et sombres, où la vie se fait toute menue, où les vices eux-mêmes se replient sournoisement, faute d’espace pour s’étaler. »

Et Claude Berton a très justement écrit : « Becque n’aimait pas les personnages de ses fictions. On ne le sentait animé pour ses héros ni de tendresse, ni de bonne grâce, ni d’indulgence. » (Même sa Clotilde de la Parisienne, il ne l’a pas aimée : elle en souffre, et nous avec elle.) « L’écrivain, et surtout l’écrivain de théâtre qui s’adresse directement au public, si violente et si passionnée, si puissamment satirique que soit son œuvre, y doit mettre un peu d’amour pour les hommes »

Et c’est pourquoi la Parisienne nous laisse un goût de cendres dans la bouche. On n’y trouve rien qui vous aide à vivre. Cette comédie suscite l’admiration, mais rien en elle ne réchauffe le cœur ni l’esprit. On n’a pas envie de fréquenter ces personnages, ce ne sont pas des amis.

Il y a, dans la vie de Becque, une anecdote qui illustre bien tristement ce sentiment de désaffection, ce manque d’attirance ou de sympathie.

Becque a aimé, au moins une fois, une femme du monde qu’après une cour assidue il avait décidée à venir chez lui. Ayant emprunté, ce jour-là, un peu d’argent pour les frais de fleurs et de petits gâteaux, il attendit l’heure du rendez-vous ; il attendit désespérément toute la journée ; enfin, vers le soir, n’y tenant plus, il descendit chez sa concierge.

— Il n’est venu personne pour me demander ?

— Si fait ; 11 est venu pour vous une belle dame en voiture ; elle a demandé M. Becque. Je lui ai répondu : sixième à droite. Elle a dit : « C’est trop haut ! » et elle est repartie.

Voici maintenant quelques précisions sur la création de la Parisienne :

Le 7 février 1885, la Parisienne succéda au théâtre de la Renaissance au Voyage au Caucase d’Émile Blavet. (C’est la dernière en date des pièces de Becque, puisque les Polichinelles, auxquels il travailla laborieusement jusqu’à sa mort, en 1899, ne furent jamais terminés.) Ce fut sur la demande d’Émile Perrin, administrateur de la Comédie-Française, que Becque se mit à écrire la Parisienne. Il y travailla plus de deux longues années. La Comédie-Française refusa la pièce. Croyez-vous que c’est drôle ?

Samuel, qui venait de prendre la direction de la Renaissance, reçut la pièce et la mit en répétition au début de l’année. Becque, huit jours avant la générale, écrit :

« Je suis le prisonnier, en attendant que je sois la victime, d’artistes insuffisants et d’un directeur dans l’embarras qui veut passer samedi. »

Et maintenant, voici la version du directeur :

« Oh ! ces répétitions ! Tant que je vivrai, j’en garderai le souvenir. Les pauvres interprètes en étaient arrivés à trembler, comme moi, devant cet auteur jamais satisfait, rêvant une mise en scène à lui, marchant à pieds joints sur tous les usages du théâtre.

« Enfin la répétition générale arriva (le 6 février). Je lui dis : « Mon ami, votre mission est accomplie. Passons dans la salle et devenons public. Nous jugerons comme si cette pièce n’était pas de vous, suivant l’effet qu’elle produira. »

« Ah bien oui ! Becque se souciait fort peu des gens qui étaient dans la salle. Il resta à l’avant-scène, et continua à faire des observations, entrant dans des colères bleues.

« Vers une heure du matin, la répétition fut terminée et le public n’avait pas pu entendre un mot de la pièce. Mes amis me serraient fortement les mains, me plaignant d’avoir reçu cet ouvrage vide. Nous allions nous retirer quand Becque nous retint et, devant les artistes énervés, il se mit à jouer, tout seul, sa pièce. Cela dura deux heures.

« Enfin il nous lâcha. Nous étions tous navrés et éreintés. Je dis aux artistes : « Demain, à une heure, nous répéterons entre nous… et nous verrons clair. »

« — On répète demain ? demanda Becque.

« — Non, non, lui répondis-je. Il faut que vos interprètes se reposent.

« Le lendemain, les artistes étaient là à l’heure. Enfin, nous étions entre nous. Nous allions pouvoir travailler à notre aise.

« Tout à coup, un vacarme épouvantable éclate à la cantonade et mon concierge arrive, tout haletant, me dire que M. Becque, à qui il avait assuré qu’il n’y avait personne, était entré quand même. Becque apparut en effet, furieux de cette répétition secrète ; puis le voilà qui reprend sa place à l’avant-scène et qui recommence ses interruptions.

« Je me sauvai et m’enfermai à clef dans mon cabinet, abandonnant mes malheureux interprètes à cet auteur barbare et têtu. »

« Le soir — raconte Samuel — la Parisienne obtint un succès immense devant le public et la critique… »

Voici ce qu’en dit Antoine dans ses Souvenirs : « La pièce est créée par une troupe recrutée un peu de bric et de broc ; c’est un comédien de province, chanteur d’opérette et créateur des Cloches de Corneville, Vois, qui a l’honneur de créer Lafont ; un acteur assez vulgaire, Bartel, joue le mari, et Mlle Antonine restera longtemps l’incarnation parfaite du rôle de Clotilde. Beaucoup de comédiennes, dans la suite, Réjane surtout, avec son esprit endiablé et Mlle Cerny avec sa grâce câline, y seront applaudies ; mais l’une trop brillante, l’autre trop coquette, ne réaliseront peut-être pas complétement la bourgeoise qu’est Clotilde et qu’Antonine incarna à miracle. Galipaux créa Simpson. »

L’origine de la Parisienne et son sujet sont déjà dans le compte rendu de la critique qu’a faite Henry Becque d’une pièce de Daudet (tirée de son roman) Fromont jeune et Risler aîné. En voici le passage essentiel : « Cette Sydonie, quelle créature !… Jolie, elle sait ce que vaut la beauté et entend bien recevoir le prix de la sienne. Elle ne manque pas seulement de moralité et de principes, elle n’a pas de cœur. Les femmes comme Sydonie vont loin : elles sont capables, à une heure donnée, de se défaire de leurs maris ; en attendant elles les trompent et les déshonorent. Elle se marie avec Risler ; ce mariage n’est pas une fin pour elle, c’est un commencement. L’aisance, le bien-être, les satisfactions d’une vie honorable ne sauraient lui suffire. Elle a un mari, il lui faut un amant ; Fromont est là, sous sa main, ce sera lui. Nous voyons alors Sydonie satisfaite et triomphante, partagée entre deux hommes qu’elle subjugue également : l’un le mari soumis et aveugle ; l’autre, l’amant borné et dompté.

« Cette situation serait bien périlleuse pour une autre que pour elle. Sydonie la sauve par son audace même ; l’audace, en pareil cas, c’est la prudence. »

Pour définir cette pièce roide comme on disait à l’époque, Copeau me permettra de lui emprunter sa définition lapidaire du Misanthrope : « C’est un monsieur qui veut parler à une dame et qui n’y arrive pas. »

Le monsieur, c’est Lafont, homme incolore et dépourvu de toutes les grâces de l’amant. La dame, c’est une manière de Bovary parisienne.

Il est inutile, je crois, d’insister sur le choix maladroit du titre. Arthur a dû le souffler à Becque. On a assez dit que ce n’était pas la Parisienne.

Clotilde, c’est la coquette : un des thèmes éternels du théâtre. C’est Célimène, mais Célimène vue à l’époque d’Émile Zola. Becque, pour compléter le triangle, a imaginé un pauvre mari, dépourvu de toutes les grâces du mari, et même de celles du cocu.

Je m’en voudrais d’insister sur ces personnages sordides.

Mais, où est le miracle, c’est que cet homme, qui a été faussé par son époque, qui n’a aucune grâce, aucun lyrisme, qui nous propose des personnages écœurants, ait tout de même su nous intéresser.

Becque a su garder à ce thème son unité et sa pureté. Il ne nous a pas conté une anecdote brodée de multiples détails qui l’auraient rétrécie, et c’est là la vraie grandeur de sa pièce, une des principales raisons pour lesquelles elle subsiste. Becque visait au réalisme ; et la plus parfaite de ses pièces est la moins réaliste et c’est celle qui restera.

Car la Parisienne, en dépit de tout ce qui dessèche ou dessert cette œuvre — et peut-être à cause même de cette disgrâce constante, qui atteint ici l’efficacité d’une réelle vertu — est incontestablement le chef-d’œuvre de l’époque réaliste.

Becque y fait figure de grand moraliste : l’escrime psychologique des personnages, le dessin des scènes et leur agencement, nous passionnent, et il atteint ici à une écriture dramatique parfaite.

il n’est rien de tel, pour pouvoir juger de la vertu et de la valeur d’un texte dramatique, que d’entendre, au matin, dans les murs nus d’une classe du Conservatoire, les élèves s’essayer dans les scènes diverses que permet le règlement. De l’époque réaliste, Becque seul subsiste. Sa langue, son style, ses répliques, son éloquence dramatique dans la Parisienne, font paraître bien désuète ou bien pauvre l’écriture de Brieux, de Bataille, d’Hervieu ou de Jules Lemaître.

On ne peut rien changer à cette œuvre ; on ne la referait pas. Elle a, dans son dépouillement, une réelle grandeur, une véritable pureté.

Nous rejoignons l’austérité et la simplicité qui caractérisent le théâtre classique.

Pas de mise en scène : le spectacle n’existe pas : point besoin d’accessoires ou de décors alléchants : avec un secrétaire, une clef, une lettre et une tasse de café, on peut jouer la pièce, comme l’École des Femmes avec une bourse et des jetons, et le Misanthrope avec six chaises et un billet. La mise en scène, cette espèce de séduction dont on saupoudre la pièce pour allécher le public, est ici inutile.

Becque a su retrouver les formes pures de la technique ; il a dépouillé l’art dramatique d’éléments secondaires, pour ne garder que les éléments psychologiques, et il atteint à la rigueur de l’époque classique.

En se dépouillant du pathétique, il arrive quand même à une certaine grandeur. Ce miracle est dû à un travail obstiné et à une grande honnêteté dramatique.

Ô paradoxe ! Ce qui l’a servi, ce qui lui permet d’être un classique mineur, ce sont justement ses défauts — ses qualités négatives, si j’ose dire, poussées à un très haut degré. C’est ce qu’il y a de sec, de pauvre et de triste dans son talent qui donne à son œuvre sa valeur. Ses personnages, espèces de commis aux écritures, peuvent se livrer à une escrime psychologique qui apparente Becque à Molière, à Beaumarchais et à Marivaux. Son système dramatique peut être comparé à celui de Molière ; et la première scène ex abrupto, de la Parisienne, cette « attaque en falaise », comme disait encore Péguy, est de la même veine et du même ton que le début du Misanthrope : c’est de l’art dramatique pur.

Becque aimait profondément Molière : « Si je m’écoutais, je n’aurais pas d’autre auteur dans ma bibliothèque », écrivait-il.

Il y a encore, pour un homme de théâtre, un indice caractéristique du classicisme de Becque : les personnages n’ont pas d’emploi physique, c’est-à-dire que le physique de l’acteur importe peu pour l’exécution du rôle. Qu’Alceste soit grand ou petit, Oronte maigre ou gras, cela est indifférent. Il suffit que le comédien prenne le ton, l’humeur et l’esprit du personnage pour en donner parfaitement le dessin dramatique et faire vivre l’intrigue. Antonine, la créatrice du rôle, était une personne d’importance. Mais Reichenberg, qui reprit le rôle à la Comédie-Française, était assez fine et menue pour jouer Éliacin, dont Mme Berthe Bovy exprime, elle aussi, merveilleusement l’incomparable poésie. Pierre Lièvre dit : « La Parisienne ne manque pas d’une certaine apparence éternelle. Elle la doit d’abord à la simplicité de sa donnée et au caractère permanent des sentiments comme des situations qu’elle expose ; ensuite à la nature de son style, à la fois puissant et incolore, où, par l’effet d’un choix exceptionnellement rigoureux, ne figurent point d’idées, ni de mots, exposés au vieillissement.

« Cinquante ans sont passés depuis sa création, et malgré les mauvais sorts, les chutes retentissantes, après bien des pérégrinations, en dépit d’un insuccès persévérant du point de vue financier, la Parisienne, le chef-d’œuvre de Becque, nous montrant qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre méconnu, prend rang dans le répertoire des ouvrages qui constituent la littérature dramatique française, en revenant glorieusement prendre place à la Comédie-Française. On l’y entendra plus longtemps que Mademoiselle de la Seiglière, que l’Abbé Constantin, ou que le Monde où l’on s’ennuie. »

Je m’arrête. J’ai l’impression d’avoir parlé de la mauvaise humeur, de ses causes et de son influence, ou de l’origine et des conséquences de la disgrâce. Je souhaite de tout cœur, pour ma part, qu’un jour, à la louange d’Henry Becque et à l’usage des débutants dans notre profession, quelqu’un écrive sa biographie dans un pieux sentiment. On pourrait justement l’intituler : De l’honnêteté du métier dramatique, ou encore : Henry Becque, ou de l’amertume, avec la manière de s’en servir, ou peut-être : De la disgrâce considérée comme un succédané de la vocation.

Becque me pardonnera, je l’espère, ma détestation : elle me semble la doublure d’un sentiment que le temps va transmuer en respect et en vénération.