Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/17

Pierre Jean Mariette (Première partiep. 124-131).
PARTIE 1 SECTION 17


s’il est à propos de mettre de l’amour dans les tragedies.

mon sujet amene ici naturellement deux questions. La premiere, s’il est à propos de mettre de l’amour dans les tragedies ; et la seconde, si nos poëtes tragiques ne donnent point trop de part à cette passion dans les intrigues de leurs pieces. Tous les hommes que nous trouvons dignes de notre estime nous interessent à leurs agitations comme à leurs malheurs, mais nous sommes sensibles principalement aux inquietudes comme aux afflictions de ceux qui nous ressemblent par leurs passions. Tous les discours qui nous ramenent à nous-mêmes, et qui nous entretiennent de nos propres sentimens, ont pour nous un attrait particulier. Il est donc naturel d’avoir de la prédilection pour les imitations qui depeignent d’autres nous-mêmes, c’est-à-dire des personnages livrez à des passions que nous ressentons actuellement, ou que nous avons ressenties autrefois.

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L’homme sans passion est une chimere, mais l’homme en proïe à toutes les passions n’est pas un être moins chimerique. Le même temperament qui nous livre aux unes, nous garentit des autres. Ainsi il n’y a que certaines passions qui aïent un rapport particulier avec nous, et dont la peinture ait des droits privilegiez sur notre attention. Les hommes qui ne ressentent pas les mêmes passions que nous, ne sont pas autant nos semblables que ceux qui les ressentent ; ces derniers tiennent à nous par des liens particuliers. Par exemple, Achile, impatient de partir pour aller faire le siege de Troïe, attire bien l’attention de tout le monde, mais il interesse bien davantage à sa destinée un jeune homme avide de la gloire militaire, qu’un homme dont l’ambition est de se rendre le maître de soi-même pour devenir digne de commander aux autres. Ce dernier s’interessera bien davantage au caractere que Corneille donne à l’empereur Auguste dans la tragedie de Cinna, et qui ne touchera que foiblement le partisan d’Achile. Les peintures d’une passion que nous n’avons pas ressentie, ou d’une situation dans laquelle nous ne nous sommes

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pas trouvez, ne sçaur oient donc nous émouvoir aussi vivement que la peinture des passions et des situations qui sont actuellement les nôtres, ou qui l’ont été autrefois. En premier lieu l’esprit n’est gueres piqué par la peinture d’une passion dont il ne connoît pas les symptômes, il craint d’être la dupe d’une imitation infidelle. Or l’esprit connoît mal les passions que le cœur n’a pas senties ; tout ce que les autres nous en racontent ne sçauroit nous donner une idée juste et précise des agitations d’un interieur qu’elles tirannisent. En second lieu, il faut que notre cœur ait peu de pente pour les passions que nous n’avons pas encore éprouvées à vingt-cinq ans. Le cœur a bien plûtôt acquis toutes ses forces que l’esprit, et il me paroît presqu’impossible qu’un homme de cet âge n’ait pas encore senti les mouvemens de toutes les passions ausquelles son temperament le condamne. Comment ceux qui n’ont pas de dispositions à sentir une passion, comment un homme qui n’est point agité par l’objet même, pourroit-il être vivement touché par sa peinture ? Comment un homme dont l’esprit est insensible à la gloire militaire, et qui ne regarde ce

qu’on appelle vulgairement un conquerant que comme un furieux à charge au genre humain, peut-il être vivement interessé par les mouvemens inquiets de l’impetueux Achile quand il imagine qu’on conspire pour l’empêcher de s’aller immortaliser en prenant Troye. L’homme, pour qui les attraits du jeu sont sans amorce, est-il touché de l’affliction d’une personne qui vient de faire des pertes considerables, à moins qu’il ne prenne pour elle de ces interêts particuliers qui font partager tous les sentimens d’une autre personne, de maniere qu’on s’afflige de ce qu’elle est affligée. Sans un pareil motif l’homme, qui n’aime pas le jeu, plaindra seulement le joüeur d’avoir contracté l’habitude dangereuse de mettre à la disposition des cartes ou des dez la douceur de son humeur et la tranquillité de sa vie ; c’est parmi ceux qui sont tourmentez de maux pareils aux nôtres que l’instinct nous fait chercher des gens qui partagent nos peines, et qui nous consolent en s’affligeant avec nous. Didon conçoit d’abord une compassion tendre pour énée obligé de s’enfuir de sa patrie, parce qu’elle même avoit été obligée de s’enfuir de la sienne. Elle avoit senti les mêmes peines qu’éprouvoit Enée, comme Virgile le lui fait dire.

Non ignara mali miseris succurrere disco.

Il est encore ordinaire de juger des mouvemens naturels du cœur en general, par les mouvemens de son propre cœur. Ainsi ceux qui n’ont point de pente vers une passion, ne conçoivent point que les fureurs dont le poëte remplit ses scenes, & qu’il expose comme les suites naturelles d’un emportement dont-ils n’ont jamais senti les accès, soïent exposées suivant la verité : ou bien les suites d’une semblable passion leur paroissent les pures saillies de l’imagination dereglée d’un poëte exagerateur : ou bien les personnages d’une piece cessent de les interesser. Ils ne les regardent plus comme des hommes troublez par une passion, mais comme des hommes tombez en une veritable demence. Suivant leur sentiment ce sont des hommes moins propres à joüer un rolle sur la scene, qu’à être reclus dans ces maisons où les nations polies renferment une partie de leurs fols.

Les transports forcenez d’un ambitieux, au desespoir qu’on lui ait préferé pour remplir un poste éminent & l’objet de ses desirs, celui de ses rivaux qu’il méprisoit davantage, peuvent donc bien interesser vivement ceux qui sçavent par leur propre experience que la passion que le poëte dépeint peut exciter dans le cœur humain ces mouvemens furieux : mais toutes ces agitations, que quelques écrivains nomment la fievre d’ambition, toucheront foiblement les hommes à qui leur tranquillité naturelle a permis de se nourrir l’esprit de reflexions philosophiques, & qui plusieurs fois se sont dit à eux-mêmes que les personnes qui distribuent les emplois se déterminent souvent dans tous les païs & dans tous les tems par des motifs injustes ou frivoles. Ce qu’ils sçavent du passé, ce qu’ils prévoïent de l’avenir, les empêche de s’étonner de ce qu’ils voïent. Peu mortifiez, peu surpris même des préferences les plus bizarres, ils sont mal disposez à entrer avec affection dans les peines d’un personnage que la promotion d’un concurrent fait sortir de son bon sens. Pourquoi se desesperer si fort, diront-ils, pour un malheur aussi commun parmi les hommes que la fievre ?

Il n’est pas besoin d’être philosophe pour supporter un pareil malheur avec constance. Il suffit d’être un homme raisonnable. Ainsi l’on ne sçauroit blâmer les poëtes de choisir pour sujet de leurs imitations les effets des passions qui sont les plus generales, et que tous les hommes ressentent ordinairement. Or de toutes les passions celle de l’amour est la plus generale : il n’est presque personne qui n’ait eu le malheur de la sentir du moins une fois en sa vie. C’en est assez pour s’interesser avec affection aux peines de ceux qu’elle tyrannise. Nos poëtes ne pourroient donc pas être blâmez de donner part à l’amour dans les intrigues de leurs pieces, s’ils le faisoient avec plus de retenuë. Mais ils ont poussé trop loin la complaisance pour le goût de leur siecle, ou, pour dire mieux, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En rencherissant les uns sur les autres, ils ont fait une ruelle de la scene tragique. Racine a mis plus d’amour dans ses pieces que Corneille, et la plûpart de ceux qui sont venus depuis Racine, trouvant qu’il étoit plus facile de l’imiter par ses endroits foibles que par les autres, ont encore été plus loin que lui dans la mauvaise route.