Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/16
SECTION XVI.
De quelques Tragedies dont le sujet est mal choisi.
Non seulement il faut que le caractere des principaux
personnages soit interessant, mais il est encore
necessaire que les accidens qui leur arrivent, soïent
tels qu’ils puissent affliger tragiquement des
personnes raisonnables, & jetter dans une crainte
terrible un homme courageux. Un prince de quarante ans
qu’on nous répresente au désespoir & dans la
disposition d’attenter sur lui-même, parce que sa
gloire & ses interêts l’obligent à se separer d’une
femme dont il est amoureux & aimé depuis douze ans,
ne nous rend gueres compatissant à son malheur. Nous
ne sçaurions le plaindre durant cinq actes. Les excès
de passions où le poëte fait tomber son heros, tout
ce qu’il lui fait dire afin de bien persuader les
spectateurs que l’interieur de ce personnage est dans
l’agitation la plus affreuse, ne sert qu’à le
dégrader davantage. On nous rend le heros indifferent
en voulant rendre l’action interessante. L’usage de ce qui se
passe dans le monde & l’experience de nos amis au
défaut de la nôtre, nous apprennent qu’une passion
contente s’use tellement en douze années, qu’elle
devient une simple habitude. Un heros, obligé par
sa gloire & par l’interêt de son autorité à rompre
cette habitude, n’en doit pas être assez affligé pour
devenir un personnage tragique : il cesse d’avoir la
dignité requise aux personnages de la tragedie, si
son affliction va jusqu’au desespoir. Un tel malheur
ne sçauroit l’abbattre s’il a un peu de cette fermeté
sans laquelle on ne sçauroit être, je ne dis pas un
heros, mais même un homme vertueux. La gloire,
dira-t-on, l’emporte à la fin, & Titus, de qui l’on
voit bien que vous voulez parler, renvoïe Berenice
chez elle.
Je répondrai donc que ces combats que livre Titus ne sont pas dignes de lui, ni dignes d’occuper la scene tragique durant cinq actes. Alleguer qu’à la fin la vertu triomphe de la passion, ce n’est pas justifier le caractere de Titus. Une pareille raison pourroit tout au plus justifier celui d’une jeune princesse qui, durant quatre actes, auroit fait voir la foiblesse que montre cet empereur. C’est faire tort à la réputation qu’il a laissée, c’est aller contre les loix de la vrai-semblance et du pathetique veritable que de lui donner un caractere si mol et si effeminé. L’historien, dont Monsieur Racine a tiré le sujet de sa piece, raconte seulement que Titus renvoïa Berenice, et qu’ils se separerent à regret. Cet auteur ne dit point que Titus se soit abandonné à la douleur excessive où il est toujours plongé dans la piece dont je parle. Quand même l’avanture seroit narrée par Suetone avec les circonstances dont Monsieur Racine a trouvé bon de la revêtir, il n’auroit pas dû la choisir comme un sujet propre à la scene tragique. La gloire du succès ne répare pas toujours la honte d’un combat où nous devions remporter l’avantage d’abord. Un ennemi bien inégal nous surmonte en quelque façon, s’il dispute trop long-tems la victoire contre nous. En effet dix mille allemands, qui n’auroient battu six mille turcs en rase campagne qu’après un combat de douze heures, seroient honteux de leur propre victoire. Aussi quoique Berenice soit une piece très methodique et parfaitement bien écrite, le public ne la revoit pas avec le même goût que Phédre et qu’Andromaque. Monsieur Racine avoit mal choisi son sujet, et pour dire plus exactement la verité, il avoit eu la foiblesse de s’engager à la traiter sur les instances d’une grande princesse. Quand il se chargea de cette tâche, l’ami, dont les conseils lui furent tant de fois utiles, étoit absent. Despreaux a dit plusieurs fois qu’il eut bien empêché son ami de se consommer sur un sujet aussi peu propre à la tragedie que Berenice, s’il avoit été à portée de le dissuader de promettre qu’il le traiteroit. Inspirez toujours de la veneration pour les personnages destinez à faire verser des larmes. Ne faites jamais chausser le cothurne à des hommes inferieurs à plusieurs de ceux avec qui nous vivons : autrement vous serez aussi blamable que si vous aviez fait ce que Quintilien appelle : donner le rôle d’Hercule à jouer à un enfant.