Réflexion sur la matière

Mercure de France (p. 251-258).

RÉFLEXION SUR LA MATIÈRE


À Georges Dumesnil.


Au moment que Dieu la créa, la matière n’était si belle que pour servir de support à la vie sans péché. Dès que celui-ci se fut introduit dans l’âme, la chair en pâtit jusqu’à la maladie et la mort, et cette déchéance retentit au delà de l’homme, dans les animaux, les végétaux et les minéraux.

La Terre, comme un fruit énorme et parfait, ne connaissait, au moment que le Seigneur se reposa, ni le ver ni un autre détriment à sa beauté depuis inconnaissable.

Cette splendeur passée de la matière nous la retrouvons dans une bien infime mesure, il est vrai, chez des poètes qui n’ont point cessé, même au milieu du paganisme, d’aspirer, d’une façon plus ou moins large, à cet état plus élevé dont je parle.

L’esprit de l’homme conçoit naturellement la logique d’une matière au début sans défaut, mais non point dans la suite, ce qui fut l’erreur orgueilleuse et profonde de Rousseau et de ses disciples. Et que cette perfection, absente désormais, soit envisagée au point de vue spirituel ou matériel, cela revient au même. Et la seule raison eût dû, par une très simple méthode comparée, réduire à néant non seulement les adeptes du Contrat social, mais encore les positivistes qui n’avaient qu’à regarder autour d’eux pour se convaincre de leur peu d’exigence.

Je dis cependant que de la splendeur primitive de la matière la flamme est loin d’être éteinte, encore qu’elle ait baissé. J’en veux pour preuve cet horizon où règne l’azur solide des Pyrénées ; ce gave ; ces feux de laboureurs ; cette grâce de la jeune fille ; cette belle force de la femme ; cette souplesse de l’adolescent et cette majesté du vieillard ; ces rochers et ces bois ; ces moissons et ces jardins ; ces chevaux et ces bœufs ; et ces poissons que l’on voit nager entre deux eaux et qui brillent comme ces notes de la lumière que le Tout-Puissant fit connaître à Noé.

Respecter la matière, l’aimer dans la mesure où Dieu le veut, mesure qui dut trouver son parfait équilibre au commencement : tel est le devoir du chrétien et telle est la permission qui lui est accordée. Et que fait le saint qui se flagelle dans sa cellule, sinon de châtier, non pas la matière, mais les imperfections de celle-ci ? Et par cela de la respecter et de l’aimer ?

Il est remarquable que ce soit aux époques de vie spirituelle intense que l’homme rende à la matière le culte qui lui est dû. La recherche d’une pierre et d’un bois solides pour la construction d’une cathédrale ne marque-t-elle pas qu’à l’adoration constante du Christ il faut que l’homme dédie ce qu’il possède de plus durable : ce marbre et ce chêne ? Dans quelle matière de choix ne fut pas inscrite la parole de Jéhovah ? Dans quels papyrus tenaces celle des Prophètes ? Dans quels parchemins indéchirables et enluminés la vie des saints ?

Je me suis laissé dire que pendant la lente conception d’un tableau et avant que de le réaliser, les vieux maîtres ne trouvaient jamais assez de soin et d’amour du cœur pour les matières qui devaient concourir à la confection de l’œuvre. Ils s’en allaient dans les forêts surprendre les écureuils dont les poils assouplis devenaient des pinceaux. Et, s’adressant aux plus bruts des minéraux, ils les broyaient avec science sur leurs solides palettes pour les étendre sur un cuivre, un verre, un bois ou une toile précieux. Et quel hommage plus grand eussent-ils décerné au Créateur que de lui rendre la Création dans la mesure la plus large où l’homme ne l’a point contrariée ?

Et l’Église elle-même n’exige-t-elle pas que l’eau, que le pain et le vin, que l’huile et que la cire qui la servent ne soient point adultérés ?

Je méditais sur le choix de la matière au sujet d’une de ces horloges peinturlurées que l’on voit dans nos fermes. Cette horloge était de la fabrication la plus moderne. Et l’on ressentait qu’il n’eût fallu que la poussée du poing pour en crever les planchettes si légères qu’on les aurait dites de carton. Et j’opposais ce meuble, dans ma mémoire, à d’antiques pendules conservées dans les mêmes milieux, mais enchâssées dans un coffre de chêne aux cellules ramassées, chêne d’un âge respectable, longtemps séché, longtemps destiné à cet usage. Et que dire de certains violons qui simulent l’indéfectibilité de la matière lorsqu’ils laissent, après des siècles, leur écorce retentir encore du bruit de la brise dans leurs feuilles absentes et du chant de l’oiseau sur leurs branches élaguées ?

On songe, la tristesse dans l’âme, à ces édifices religieux construits avec je ne sais quelle purée de carton et bien faits pour renfermer une foi qui ne soulève plus la belle pierre ; aux pieuses inscriptions imprimées à la hâte sur une banderole de mauvais calicot ; à ces papiers tissus de ce qu’il y a de plus inconsistant dans le domaine végétal et sur quoi des dramaturges et des journalistes contemporains laissent justement baver leur encre falsifiée ; à ces toiles que corrodent d’étranges maladies que la science provoque chez les minéraux et végétaux, maladies qu’elle nomme : couleurs.

Il semble qu’avec de tels produits, indignes du nom de matières, les monuments religieux cèdent à l’avance aux mains sacrilèges qui en forcent les portes ; que le verset biblique soit plus vite oublié et déchiré ; que le contrat soit plus vite violé ; que le paysage représenté soit plus vite décimé, comme le site que l’on déboise pour en distiller les essences. Et il apparaît, devant l’horloge de bois fragile, que l’homme n’a plus souci du temps qui mesure pourtant sa destinée.

Il existe une malhonnêteté, celle qui usurpe sur la matière et qui est la surproduction forcée, le dol vis à-vis des choses créées, une sorte d’abatage de la poule aux œufs d’or, la main-mise cupide de l’homme sur ce que la nature ne lui a pas encore livré, une captation prématurée d’éléments encore en réfection, le triomphe du nombre sur la valeur : c’est-à-dire une certaine faillite provoquée frauduleusement et exploitée aux dépens de l’esprit. C’est, en viticulture, le forcement du plant par une reconstitution artificielle du sol et, plus tard, l’introduction dans le vin, de remplaçants dont l’ensemble forme le truquage ; c’est, dans l’élevage, l’épuisement de la race par celui de l’étalon, phénomène analogue à celui de la débauche ; c’est, dans la tannerie, le remplacement de l’écorce du chêne par la drogue ; c’est, en sériciculture, l’apparition de la soie en papier ; c’est, dans la beurrerie, l’innombrable margarine ; et, en joaillerie la galvanoplastie qui usurpe sur la profondeur de l’or, et l’écaille d’ablette qui trompe sur l’orient de la lente sécrétion de la perle.

La matière est telle qu’elle ne correspond qu’à un nombre déterminé d’usages. D’où : chaque chose qui n’est pas au point est défectueuse, que ce soit par l’un ou l’autre de ces moyens dont j’ai fourni des exemples : le forcement (vigne) ; l’illusion (galvanoplastie) ; l’inversion (la perle fausse).

Qu’il me fût permis de faire un voyage dans la lune, comme l’un des héros de Jules Verne ou de Wells, et qu’elle fût habitée… et que mon temps, limité, ne me permît qu’une brève investigation… Je ne me mettrais point en peine, pour rédiger un rapport de mon voyage, d’apprendre la langue des Sélénites, mais d’obtenir d’eux :

Un fragment de la pierre dont ils construisent leurs temples.

La reliure de l’un de leurs livres.

Un des fruits dont ils se nourrissent.

Et par là je connaîtrais facilement de leur foi, de leur littérature et de leur agronomie.

Mais quoi, m’objecterez-vous, est-ce que d’être écrit sur un parchemin un poème a plus de beauté ?

Certes ! vous répondrai-je, un auteur réfléchit longuement avant de se décider à gâter la peau d’un âne.