Imprimerie Guertin (p. 49-67).


ÉTOILE DU MATIN.


Réveillé en sursaut par une voix fraîche comme la brise saline, il alluma une lampe à pétrole et regarda ! à sa montre. Il était trois heures et demie. De peur d’arriver trop tard, il se vêtit en un tour de main d’un tricot de laine blanche et d’un pantalon de même couleur. Il descendit sur la route, accompagné par les aboiements du chien de la maison, que cette heure du lever inaccoutumée des gens de la pension, intriguait.

Il faisait encore nuit, et cependant l’aube n’allait pas tarder à paraître. On n’entendait que le grondement en sourdine des vagues qui se cassaient sur la grève, et le croassement de quelque troupeau de corneilles. Dans le ciel, la lune et les étoiles commençaient à pâlir. Il faisait froid. Pour se réchauffer, Réginald marcha plus vite, heureux, leste et fort, avec un pressentiment inconscient de bonheur. Il buvait à pleins poumons cette fraîcheur humide et vivifiante de fin de nuit. S’il allait manquer ses pêcheurs. C’était leur gagne-pain, à eux, cette pêche à la morue, et il ne pouvait raisonnablement pas espérer qu’ils retarderaient le départ pour lui. Il se mit à courir.

Afin de raccourcir la distance qui le séparait du banc, il franchit la porte cochère du domaine de la compagnie Robin où bouleaux, osiers, cèdres, épinettes, pins et érables dormaient, tous confondus dans la nuit en un silence druidique.

Il déboucha sur le pont qu’il traversa en courant, puis il ralentit le pas. C’était la première fois qu’il voyait le barachois à marée haute. Tous ces îlots et presqu’îles capricieusement verts, qu’à son arrivée il avait comparés à une miniature de Hollande à demi submergée, avaient maintenant disparu sous la poussée envahissante de la baie, pour reparaître quelques heures plus tard. Surnageait seule, au-dessus des flots, une longue raie jaunâtre, à l’extrémité de laquelle, là-bas, à la pointe du banc, brillait la lumière du phare. Çà et là des pêcheurs, formes indécises et noires, se mouvant étrangement dans la demi-obscurité de l’aube, levaient leurs rets. Parfois, un cri prolongé, qui devait être une question ou une réponse qu’on se faisait de loin.

Réginald tourna à gauche comme le lui avait recommandé Johnny Castilloux, et suivit l’étroite bande de terre qui forme le banc, située entre le barachois et la mer. Il avait dépassé les chafauds, treillis en fer sur chevalets sur lesquels se fait la première opération du séchage et du nettoyage de la morue, que l’on expédie dans les Antilles, au Brésil, au Portugal, en Italie.

Tournant à droite, il s’arrêta court.

Était-il réellement réveillé, ou bien s’il continuait le songe enivrant et fantastique dont il avait été arraché par une voix fraîche et parfumée comme la brise saline ?

À une trentaine de verges devant lui, assise sur le flanc d’une barquerolle, ses longues tresses d’or rouge brillant avec un éclat phosphorescent dans la demi-obscurité qui durait encore, nu-tête, vêtue d’une robe gros bleu, contraste délicieux avec la blancheur lumineuse de sa peau, elle était là, étoile du matin, plus belle que celles qui s’en allaient maintenant en toute hâte dans l’indigo agonisant du ciel, plus belle que la lune dont le croissant semblait se fondre dans l’immensité.

Et les vagues venaient se rompre à ses pieds avec un sourd grondement de courroux, semblables à de fougueuses vassales qui se courbent devant la beauté de leur suzeraine dont elles ne peuvent secouer la royauté.

Sans doute, il était en proie à une hallucination. Il se frotta les yeux. Elle était toujours là, regardant la mer.

Ah ! oui, il se rappelait maintenant la voix qui l’avait réveillé en sursaut. Elle seule avait dû parler avec cette musique ravissante en passant sous sa fenêtre. Mais qui était elle enfin ? Comment se trouvait elle à cette heure, sur cette grève ?

À quelques pas de la jeune fille, il vit un homme qu’il ne reconnut pas au premier abord. Il se décida à avancer, mais plus il approchait, plus il ralentissait son pas. L’homme et la jeune fille avaient toujours le dos tourné au rivage. Réginald n’était plus qu’à trois pas de la barquerolle. La jeune fille se retourna et poussa un léger cri, de surprise, d’effroi ou de joie, il n’eût pu dire. Néanmoins, s’il eût fait jour, il l’eût vue rougir pendant qu’une flamme rapide s’allumait dans ses yeux.

Eu entendant le cri de la jeune fille, l’homme s’était retourné. Réginald reconnut Johnny Castilloux.

— Bonjour, le monsieu, dit ce dernier en portant la main à son vieux feutre mou.

Le monsieu serra sa grosse main calleuse

— J’pensais pas qu’vous seriez venu, à cause qu’les monsieus de la ville, ça s’lève tard.

— Pas tous.

— Vous allez avoir de la compagnie : ma p’tite fille, Romaine, la fille à mon garçon qu’était le chaculot d’la famille, et qu’a pas eu d’chance l’pauv’gars.

Réginald salua. La jeune fille lui tendit sa main qu’il serra presque trop tendrement.

— Mais vous m’avez toujours pas encore dit vot’ nom ? demanda le vieux pêcheur.

— Réginald Olivier. Je demeure à Montréal.

— Vous m’avez tout l’air d’une jeunesse ?

— Vous dites ?

— Grand-père demande si vous êtes marié, interpréta la jeune fille. Ici, on est une jeunesse tant qu’on n’est pas marié. On peut être âgé de quatre-vingts ans et être encore une jeunesse, seulement, on est alors une vieille jeunesse.

— Je vous remercie de l’explication, dit Réginald. Oui, je suis une jeunesse.

Il lui sembla extraordinaire qu’une fille et petite-fille de pêcheur eût cet air distingué et conversât dans ce langage correct qui contrastait avec le patois de Johnny Castilloux. Comment se faisait-il, au surplus, qu’elle fît si bien chanter et pleurer l’orgue de Barbarie de Paspébiac. Tout impatient qu’il fût d’être renseigné sur ce sujet, il ne voulut pas brusquer les choses ni paraître trop curieux.

— Mon compagnon est allé lever les rets, dit le pêcheur en regardant devant lui. J’sais pas si le poisson s’est ben emmaillé.

— Le poisson, c’est le hareng, et le hareng c’est la boëtte, commenta Romaine Castilloux.

Le jeune homme s’était assis aux côtés de la jeune fille sur le flanc de la barquerolle. Elle lui donna, en attendant le retour de Jérôme Roussy, d’intéressantes explications, en vraie fille de pêcheur qu’elle était. Et elle ne parlait pas à tort et à travers, ayant accompagné souvent à la pêche son grand-père et l’oncle Roussy, pas tant par nécessité que par goût.

Romaine l’aimait cette vie de pêcheur où l’on est grand et petit entre Dieu, le ciel et la mer.

— N’est-ce pas, grand-père, que nous l’aimons bien la mer ? fit-elle, en levant vers celui-ci son œil noir dont la lumière trop forte était adoucie par des cils presque trop longs.

— Oué, la p’tite-fille, et même que tu m’aguindes ben, répondit-il en lui tapotant affectueusement la joue.

Romaine poursuivit :

— Dans la baie des Chaleurs, la pêche à la morue se fait avec des appâts composés de harengs, des encornets communément appelés ici squids, et des coques, nom vulgaire de la bucarde. Voyez, ajouta-t-elle, en indiquant du doigt à quelques pas d’elle, un seau à demi-rempli, en voilà des coques. De loin, on dirait des huîtres. Même que nombre de pêcheurs dégustent ce mollusque comme un plat excellent. Ce sont les enfants et les jeunes filles qui en font la récolte chaque jour, sur le barachois, après le jusant. Ils se servent pour cela de pêche-coques qui ressemblent quelque peu à des houlettes de bergers. Regardez cette blancheur autour des cabanes. Ce sont des coquilles de coques cassées en miettes sous la botte des pêcheurs.

Mais la boëtte par excellence pour la pêche de la morue, c’est la chair de l’encornet, qui se prend rarement avant le mois de septembre. On pêche l’encornet avec une turlute, gros plomb en quenouille armé d’une infinité d’épingles. De cette façon, on retire de l’eau, parfois, quatre ou cinq encornets aux tentacules enlacés les uns dans les autres. Certains pêcheurs vont jusqu’à dire qu’ils en ont vu plusieurs se jeter d’eux-mêmes sur la grève dans les tempêtes.

Vivants, ils sont rouge foncé moucheté de noir, mais à peine sont-ils morts, qu’ils deviennent tout blancs. Il faut être prudent dans la pêche aux encornets car ces mollusques sécrètent un liquide noirâtre qui brûle comme du feu. Ce liquide, par contre, est fort utile dans les arts, vu qu’on en fait une excellente encre.

À la façon des harengs on coupe en morceaux les encornets pour les accrocher aux hameçons.

— Si y a pas d’morue avec de la squid, ajouta le grand-père, en retirant sa pipe pour cracher, c’est qu’y en a pas dans toute la mer.

— Chaque soir, continua Romaine, quand le vent n’est pas trop violent, les pêcheurs tendent leurs rets ; ils les lèvent à l’aurore le lendemain, juste avant le départ pour la pêche. Seulement, il est certaines nuits où le hareng se fait tirer l’oreille, si je puis ainsi m’exprimer. Il n’y a pas de pêche, naturellement, ces jours là, car les coques d’ordinaire ne sont pas suffisantes et les encornets sont rarement pris avant l’automne. Mais, conclut-elle, en le regardant avec un sourire des yeux qui lui brûla les sangs, j’espère bien que l’oncle Jérôme reviendra aujourd’hui avec beaucoup, beaucoup de boëtte.

Une voix chevrotante, chantonnant un air quelconque, l’interrompit. Comme ces chansons entendues sur la mer ont une poésie rude et savoureuse auprès de laquelle s’efface la mièvrerie des romances de boudoirs !

Encore deux coups de rames avec un han sonore, et le brave Jérôme atterrissait avec son doris. Avant même de mettre pied à terre, il dit en ouvrant une bouche édentée qui lui fit un grand trou noir, entre le nez et le menton :

— Ah ! mes enfants, bonne pêche, le poisson s’est ben emmaillé. Voyez-moé ça !

Et d’un regard paternel, lui qui était une vieille jeunesse, — demeurant avec une autre vieille jeunesse, sa sœur — n’avait jamais senti remuer des entrailles de père, il caressait une centaine de harengs aux flancs d’argent.

Il se tourna vers la mer, le poing tendu :

— Ah ! la morue, dit-il, si a veut faire sa vaillante aujourd’hui, a aura pas d’chance avec nous.

Et il se mit à rire, rouvrant le gouffre qui séparait son nez de sa barbe en collier.

— Vous me paraissez toujours de bonne humeur, lui dit Réginald, au moment où l’albinos sautait sur le rivage.

— C’t’aussi ben d’avoir d’la bonne humeur comme d’la mauvaise, répondit-il avec une philosophie optimiste dans son enveloppe comique.

Cependant, les deux pêcheurs avaient pris les rets lourds et ruisselants et les étendaient sur la grève pour les faire sécher.

Les deux jeunes gens étaient demeurés assis sur le flanc de la barquerolle. Ils ne parlaient pas. Seuls, ils étaient maintenant aussi embarrassés l’un que l’autre.

Jamais Réginald n’avait été aussi remué.

Son âme chantait, pleurait, délirait. Il avait là, à côté de lui, la jeune fille la plus radieusement belle qu’il eût jamais rencontrée. Déjà, il l’adorait en son cœur comme une divinité.

Dans le ciel, qui à cette heure n’était ni azuré ni gris, la dernière poussière d’argent de la nuit venait d’être balayée dans l’espace, et le croissant si pur de la lune avait disparu.

À l’Orient, un nuage de grisaille, couronné d’une auréole empourprée, venait de crever et, par l’orifice béant, s’échappaient des flots de lumière d’or embrasant la nature qui s’éveillait.

La grande baie charriait sur la grève des vagues de diamants.

Les parois de la falaise à l’ouest se changeaient en murailles de grenats, et les collines, qui descendaient se baigner dans la mer à l’est, brillaient sous les feux étincelants du soleil comme une émeraude gigantesque. À l’horizon, c’était une bataille des plus riches couleurs, le rose foncé alternant avec le jaune orangé, puis s’estompant l’un dans l’autre pour se fondre enfin, étrange alliage, à mesure que le soleil montait, en un bleu d’un coloris et d’une limpidité au-dessus de toute description. Dans un paresseux balancement, les barges s’éloignaient de la grève en suivant le caprice de la vague, et en laissant après elle un sillon aussitôt effacé. Bientôt, les voiles blanches et brunes, de loin plus blanches et plus cuivrées que les seins des vierges de l’Occident et de l’Orient, semblaient courir seules sur la mer, les carènes invisibles à cette distance sous le flamboiement du soleil levant.

Rien, cependant, dans tout ce décor grandiose de la nature, n’émut autant le jeune homme que la vue de la petite fille du pêcheur.

Elles sont nombreuses les beautés de commande, dont le teint terreux, masqué de poudre et de fard, redoute la lumière crue du jour. Leurs cheveux, soigneusement arrangés avec des emprunts, craignent les bourrasques du vent. Le sourire est affecté, gêné, pour ne pas laisser apercevoir trop de dents souvent sans gencives. Il faut bien prendre garde de ne pas faire de faux mouvement qui déplacerait les coussinets dont sont capitonnées leur personnes. Cette lumière du soleil est trop vive, elle rapetisse la pupille de l’œil, lui enlève de la profondeur et du caressant ; la lumière artificielle de la lampe ou celle du jour assombrie par les tentures et les draperies des salons est plus avantageuse. Là, l’œil reprend un charme et un velouté factices, et la peau, un éclat trompeur.

Romaine Castilloux charmait par une beauté vraie, laquelle, dans cette apothéose du jour naissant, prenait une séduction irrésistible. Sa chair, d’un blanc si pur, lumineusement hâlée par le soleil ardent de la mer, resplendissait sous la masse des cheveux d’or rouge.


Romaine Castilloux.

L’œil très grand, si noir, qu’on n’en distinguait pas la pupille de l’iris, et que le blanc en était bleui, enveloppait dans une caresse troublante celui qu’il regardait. Il y avait du sang sur le carmin de ses lèvres, comme si quelque dieu d’amour y eût mordu avec passion.

Pris de vertige, Réginald s’éloigna de quelques pas, les yeux sur la mer. Peut-être espérait-il que le chant sauvage des vagues l’arrachât aux pensées et aux désirs charnels qui montaient en lui, s’agitaient avec volupté dans son être. Peut-être souhaitait-il que la brise chargée des senteurs âcres et froides de la mer rafraîchît la surexcitation de ses sens.

Cependant, les pêcheurs avaient fini d’étendre leurs rets sur la grève, comme un rideau que l’on épingle à un tapis pour le faire sécher.

— Mon oncle, dit le plus jeune des pêcheurs, celui qui avait soixante-quatorze ans, si l’on veut rentrer su’ le coup du midi, y est presquement temps d’ippareiller. Romaine Castilloux

Pour toute réponse, Jérôme Roussy aida à placer dans la barquerolle les lignes, un petit baril d’eau douce, des beurrées enveloppées dans un mouchoir rouge, les suroîts et les cirages jaunes en toile goudronnée, le quirandeau, les harengs, les coques. Puis, s’arc-boutant, tous deux poussèrent la barquerolle à la mer en faisant crisser le sable de la grève.

Il ne fallut pas plus de cinq ou six vigoureux coups d’avirons de Johnny Castilloux pour atteindre la barge qui dansait sur son ancre. Tout le contenu de la barquerolle fut transporté dans l’embarcation.

Le norroi, au large, devait souffler à une assez bonne vitesse, à en juger par les voiles gonflées des autres barges. Près du rivage, il n’était pas assez fort pour remplir les voiles. Aussi les deux pêcheurs gagnèrent-ils la mer en souquant sur les rames. Maintenant, le vent était plus froid. Les vagues plus hautes se brisaient contre la barge en une dentelle d’un blanc irisé. Les pêcheurs, le corps en sueur, retirèrent de l’eau leurs pesantes rames et plantant les deux mâtereaux de la barge, ils hissèrent les voiles tamisées et rapiécées couleur de brouillard.

À peine les antennes eurent-elles été mises en place, que les voiles se gonflèrent comme deux mamelles pleines, et la barge fila sous le vent.

— Ça serait p’tet ben pas une méchante idée si nous hâlions le foc, remarqua Jérôme Roussy.

— Vous avez raison, mon oncle, répondit son neveu, Johnny Castilloux.

La petite voile triangulaire venait d’être hissée et déjà l’embarcation, bondissant comme un coursier ivre d’espace et de liberté, courait à toute vitesse sur les flots.

Romaine était à la barre. Dirigée par cette fille de pêcheur, cette héritière du sang normand et breton, la barge nageait sans dévier de sa course. Réginald ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

— Oué, répondit Johnny Castilloux avec orgueil. On pourrait croire qu’une criature est un embarras dans une barge, mais la p’tite, loin de nous déguinder, elle nous aguinde ben.

De la contempler ainsi les cheveux au vent, l’œil attentif, la main un peu forte posée résolument sur la barre du gouvernail, femme par la beauté, homme par la vigueur, Réginald crut voir cette Amphitrite que les Anciens invoquaient dans leurs courses sur la mer, pour les protéger contre les surprises des tempêtes et des flots.

— La p’tite, a aime ben la mer, dit le vieux Castilloux en arrêtant sur Romaine un regard débordant d’affection. À quien ça d’son pauv’ défunt père et d’son grand-père et des aut’ qui sont venus avant nous. Pour l’ordinaire, on fait l’affaire à deux, mon oncle Jérôme et moé. Y a cinquante ans qu’on s’est pas lâchés. Mais Romaine a nous accompagne souvent. Pour lorsse, c’est elle qui quient la barre, et même qu’a rame et connaît les gréments de la voilure comme nous aut’.

— Tenez, ajouta-t-il, en indiquant de la main sa petite-fille, avec une naïve bonhomie et un orgueil mal dissimulé, sondez-moé c’bras là, et dites-moé si c’est du stuff ou non.

Pour le coup, le jeune homme se sentit les oreilles tout chaudes. Et cependant pour ne pas déplaire au vieux, qui y allait de si bonne foi, il s’exécuta.

De ses doigts, avec une légère pression, oh ! si légère, il ceintura un bras ferme, d’une rondeur parfaite.

Leurs yeux se rencontrèrent et leurs paupières s’abaissèrent en même temps.

— Vous avez raison, répondit Réginald an grand père, pour dire quelque chose, car il était joliment intimidé.

— Même, continua le pêcheur, qu’a va souvent en flat faire des bouts fine seule su’ la mer. J’ai souvent voulu l’en priver, mais al aime tant ça que j’me sus toujours laissé gagner. Pareil que je lui ai souvent dit que ça pourrait ben lui porter malheur.

— Et si je tombais à l’eau, répondit Romaine en souriant, ne sais-je pas nager ?

— C’est ceusses-là qui savent le mieux nager qui piquent au fond le plus vite, répondit le grand-père avec humeur. Tandis que moé, qui peux pas faire deux brasses à la nage, j’ai manqué pas moins d’une dizaine de fois de m’noyer. L’automne dernière encore, v’la-t’y pas que j’chavire à huit brasses du plain, mon flat la gueule en l’air. Eh ben, monsieu, vous m’crérez si vous voulez, j’sus resté là grippé après le marain de mon flat, jusqu’à ce que ma petite-fille oué, oué, ma petite-fille, la chère enfant, qui passait par hasard su’le plain, est venue m’remorquer.

— Et si je me noyais, interrompit Romaine, ne serait-ce pas là une plus belle fin pour une fille de pêcheur, que de mourir dans mon lit comme une vieille femme ?

— Taise-toé, commanda Johnny Castilloux, en réprimant un frisson.

Celui-ci, maintenant, coupait les harengs en morceaux, et Jérôme Roussy les accrochait aux hameçons qu’ils appellent crocs.

Réginald, assis sur le petit baril d’eau douce, écoutait Romaine, suspendu à ses lèvres. La jeune fille ne parlait pas, elle chantait, ses paroles étant modulées par le vent de la mer en des notes d’une harmonie suave.

Elle avait dix-sept ans. Sa mère, Salomé Anglehart, était morte lorsque Romaine venait à peine d’être sevrée. David Castilloux, son père, se trouvait parmi ceux qu’une bourrasque avait englouti sur les côtes de Percé. Dix-neuf barques avaient chaviré d’un seul coup. Il y aurait de cela douze ans, le lendemain de la Trinité. Son grand-père et le bon vieux curé de Paspébiac, l’abbé Doucet, l’avaient élevée. Ah !il faudra qu’il le connaisse, ce curé, un savant, aussi modeste que bon, qui lit et travaille une partie de la nuit, et le matin, est toujours levé avec le soleil pour sa messe. Lorsque toutes les lampes sont éteintes dans les maisons, on voit chaque nuit, comme un phare dans les ténèbres, briller une lumière dans la fenêtre du cabinet de travail du curé. C’est lui qui l’a tenue sur les fonts baptismaux, lui qui a payé pour lui faire donner une éducation et une instruction au dessus de sa condition, dans un couvent de Québec. Il lui a même, s’étant imposé des privations jusque sur le nécessaire, fait apprendre la musique. Et voilà comment aujourd’hui, elle se trouve à rehausser l’humble culte de Paspébiac. Le bon Dieu avait bien voulu lui donner des aptitudes pour la musique.

— Faut l’entendre dans la chaise de vérité, monsieu le curé, interrompit Johnny Castilloux, i a une si belle accent dans sa oué !

Jérôme Roussy, qui avait écouté sans interruption, tourna la tête vers la jeune fille, et dit en clignant de l’œil :

— T’as toujours pas rapporté au monsieu qu’t’as manqué d’entrer en ménage.

Et le vieux, qui croyait avoir fait un bon coup, partit d’un franc éclat de rire.

Romaine, qui ne s’attendait pas à cette indiscrétion, rougit, puis, après avoir hésité, raconta comment cela s’était fait.

Un cousin à elle, pêcheur comme son père et son grand-père, Jean Maldemay, l’avait déjà demandée en mariage — Réginald attendit la fin avec anxiété mais quoique ce fût un brave gardon et un rude travailleur, capable de faire vivre aisément une femme, elle ne l’aimait pas assez.

Réginald eut une grande joie. Il eût voulu sauter au cou de Romaine et l’embrasser pour cette parole qui le rendait si heureux. Et avec cette curiosité impatiente, indiscrète, jalouse, mauvaise de ceux qui aiment et ne savent pas s’ils sont aimés, il dit, avec une légèreté apparente et en baissant la voix :

— La place était déjà prise ?

Romaine tressaillit. Ses sourcils arqués se rencontrèrent, le front se plissa, les yeux si doux devinrent durs. Elle regarda le jeune homme en face. Ce dernier ne put soutenir ce regard fier et indigné.

— Il pouvait s’en vanter, pensait-il, il en avait commis une gaffe. C’en était fait de lui. Aussi pourquoi cette sotte curiosité ? Pourquoi avait-il voulu savoir ? De quel droit ? Il la connaissait à peine. Devait-elle lui rendre compte de ses actions, à présent ?

Le front, cependant, avait repris sa sérénité, son poli de marbre, et les yeux, leur douceur et leur limpidité.

— Je n’ai jamais aimé que grand-père et mon curé, répondit-elle, franchement et simplement.

Le silence s’était fait.

On n’entendait plus que le clapotage de l’eau huileuse contre la barge et le crissement du couteau taillant le dernier hareng en morceaux.

— Allez-vous avoir des coques assez, mon oncle ? demanda Johnnv Castilloux à Jérôme Roussv, qui plongeait la main dans le seau pour accrocher une coque à chaque hameçon.

— J’pense ben, répondit-il, qu’on va en avoir justalement assez.

La barge était maintenant à sept milles de Caraquet.

— Si vous voulez dire comme moé, mon oncle, on va mouiller icitte. On est ben assez loin. Not’ barge a pus besoin de gagner, a peut quiendre icitte. Donnez-moé donc le quirandeau, qu’est à côté de vous.

L’oncle Roussv passa à son neveu le flotteur en forme de toupie, surmonté d’un petit pavillon blanc.

Le quirandeau, attaché par une longue corde à la ligne de fond, fut jeté à la mer.

— Tous vos crocs sont parcs, mon oncle ? demanda Johnny Castilloux.

— Oué.

— Alors, jetons not’ traul.

Ils plongèrent leur ligne de fond, longue de six cents pieds, à une profondeur de quatre-vingt-dix pieds. Une fois la ligne tendue, ils carguèrent les voiles, enlevèrent les mâtereaux qu’ils couchèrent sur le pont, et finalement, ils jetèrent l’ancre.

— Si on cassait une croûte avant que d’pêcher à la main, observa Jérôme Roussv. Et pis avec ça que j’ai le go sec.

Il dénoua le mouchoir rouge et en sortit des beurrées larges et épaisses qu’il partagea avec Johnny Castilloux et Romaine.

— Le monsieu en veut-il ? demanda l’oncle Jérôme.

Réginald accepta.

Et comme le pêcheur allait déboucher le baril d’eau douce.

— Une minute, intervint le jeune homme. Il sortit de sa poche un flacon argent et cuir. Il en versa une copieuse rasade à l’oncle Jérôme.

— Tenez, dit-il, goûtez-moi ce rhum, et dites moi si ça ne vaut pas mieux que l’eau de votre baril ?

Le vieux pêcheur lampa le tout d’un trait comme ferait un malade d’une potion amère, puis il passa sa langue sur ses lèvres ratatinées, la première grimace ayant fait place à un sourire épanoui.

— En vous remerciant, le monsieu, dit-il.

C’est trop d’bonté, commenta Johnny Castilloux en acceptant à son tour le gobelet de rhum.

— Une gorgée comme ça, remarqua-t-il en rendant le gobelet, ça vaut en temps de fret deux bons frocs l’un par dessus l’autre. J’me rappelle qu’y a queques années, les hommes et les criatures qui travaillaient su’l’plain à étendre la morue pour la faire chesser, buvaient, quand i avaient soif ou fret, du rhum qu’était dans un siau. Quand le siau était vide, on l’emplissait. Aujourd’hui, c’est pus ça, le rhum, on s’y frotte pas comme on veut.

Tout en parlant, les deux pêcheurs, qui avaient fini de manger, préparaient leurs palancies ou lignes à la main, terminées chacune par deux hameçons auxquels ils accrochaient soit un morceau de hareng, soit une coque. L’autre extrémité des deux lignes longues de trente brasses fut attachée à la barge.

Sur le désir du jeune homme, l’oncle Jérôme lui prépara à lui aussi une palancie et il se mit en frais d’imiter les deux pêcheurs.

Cependant, Johnny Castilloux, qui venait à peine de jeter sa ligne à la mer, la retirait déjà, avec une grosse morue à chaque hameçon.

— Apparemment qu’on r’viendra pas bourreau, aujourd’hui, fit-il, en déprenant les morues, qui s’étaient laissé tirer de l’eau sans le moindre soubresaut, sans la plus faible résistance.

Rien de plus vache qu’une morue, ajouta-t-il. Vous voyez, on hâle ça de l’eau comme une poche de sel. Et pis…

Son compagnon l’interrompit avec un juron.

— À cré garces, al ont déboetté mes crocs !… al ont fou le camp avec. Si jamais qu’je les rattrape !

En effet, aux hameçons de sa palancie qu’il venait de retirer de l’eau, il ne restait plus trace d’appât.

— Bravo ! applaudit Romaine, en voyant Réginald retirer une morue de l’eau. Vous avez des aptitudes, monsieur Olivier.

— Qui sait, repartit ce dernier, on ne connaît pas l’avenir. Je vous avouerai en toute sincérité, cependant, qu’il y a un peu de hasard, car il faut avoir la main joliment expérimentée pour sentir le happement du poisson à une profondeur de quatre-vingt-dix pieds dans la mer.

Tout de même, ajouta-t-il, ça doit être pénible parfois la vie de pêcheur.

Johnny Castilloux, qui venait de déprendre deux autres morues en les lançant d’un coup sec dans la cale de la barge, répondit :

— Ah oué, j’vous cré, l’monsieu. À part des jours de dégras, où y a rien à faire à cause du vent qui nous empêche d’élonger nos filets le soir pour le poisson, ou ben quand la boëtte a pas mordu, on n’arrache des fois. Quand la mer est planche et qu’y fait pas fret, ça va, mais j’ai vu des fois, au mois de novembre, pas pouvoir tendre les filets le soir, à cause du fret. Le jour, la mer, à cette saison là boucane de fret et la morue gèle raide en arrivant dans la barge. Avec ça que l’vent peut nous chavirer tout d’une pièce, et que l’eau embarque par paquets dans nos barges, qui dansent comme si a étaient pleines de caribou. Avec ça que l’fret nous crevasse les mains et que l’eau salée nous les bride comme de la squid.

Ah ! c’est une chienne de vie, mais on s’y fait après tout, le monsieu. Et pis, voyez-vous ben, faut ben vivre comme tout le monde nous aut’, quoique ça nous rapporte pas gros.

— Faites-vous de bonnes pêches, ordinairement ?

— C’est selon qu’on s’adonne. Les bonnes pêches sont de six à douze draughts, mais des fois on rapporte pas plus qu’une draught et demie, deux draughts.

Le jeune homme, prenant son rôle au sérieux, pêchait dru. Il avait déjà pris huit ou neuf morues. Chaque fois qu’il remontait sa palancie, l’eau dégouttant de la ligne imbibait son pantalon. Il paraissait ne pas s’en apercevoir, ce qui fit dire à l’oncle Jérôme.

— Le monsieu s’est foutu de ses culottes blanches.

— Avez-vous froid, monsieur Olivier ? demanda Romaine avec une délicieuse sollicitude.

— Du tout, mademoiselle, répondit Réginald en la remerciant d’un sourire.

Une parole flatteuse à l’adresse de la jeune fille expira sur ses lèvres. Il craignit d’être banal.

Quelques instants plus tard, s’étant retourné vers la jeune fille, il la surprit le regardant d’un air rêveur. Il crut même avoir aperçu dans ses yeux attendris une lueur étrange.

— Non, pensa-t-il, c’est mon imagination, ou plutôt mon désir, qui trompe ma vue.

Et il rejeta sa ligne à l’eau.

De nouveau, il regarda Romaine. Elle avait encore les yeux attachés sur lui. Dès qu’elle se vit découverte, elle détourna promptement la tête de côté.

Il était onze heures. L’oncle Roussy dit à Johnny Castilloux :

— Levons la traul.

— Allons, répondit simplement l’autre.

Alors, Jérôme Roussy se tenant debout à l’avant de la barge, les muscles tendus, le torse penché en avant, tira à lui, un par un, les hameçons chargés. À trois pas en arrière, son compagnon donnait un coup sec et les morues tombaient dans la cale de la barge. Parfois, c’était une raie ou une plie qui s’était prise à l’appât. Johnny Castilloux, alors, rejetait la raie à la mer, et envoyait la plie rejoindre les morues dans le fond de l’embarcation.

Ça et là pendait aux hameçons le vorace, l’implacable chien de mer, la terreur des morues, le cauchemar des pêcheurs. Alors, avec un juron le vieux Castilloux lui tranchait la tête et envoyait à la mer le cadavre qui laissait après lui, en disparaissant sous l’eau, une traînée de sang. Où bien, il le mutilait comme un prisonnier de guerre, lui coupait la queue, les nageoires, lui crevait les yeux…

— Ce poisson n’est donc propre à rien ? demanda Réginald.

— Non, le monsieu. Ce chien de mer donne la chasse à la morue, en dévore des milliers et l’éloigne de nos trauls. qu’il coupe souvent. I est bon qu’à une chose et ça vaut pas la peine pour nous qu’on l’en occupe : son dos séché fait un bon papier sablé.

Mais est-ce que la chair du chien de nier n’est pas mangeable ? J’ai entendu dire que la chair de ce poisson est aussi bonne que celle du flétan.

— Parlez m’en pas, le monsieu ; jamais un créquien pourra s’mettre c’t’e maudite viande-là dans la bouche. Si l’gouvernement voulait nous donner une prime pour chaque chien de mer qu’on détruirait, ça nous serait d’une grande aide : d’abord, ça nous rapporterait quelques schellings de plus, et pis ça purgerait la mer de ces saloperies-là.

— Vous avez donc beaucoup de hameçons à cette ligne de fond ?

— De quoé ?

— Monsieur Olivier trouve, grand-père que vous avez beaucoup de crocs à votre traul, interpréta Romaine.

— On en a ainque quat’ cents environ, nous aut’, répondit-il, mais y a des pêcheurs qui en ont jusqu’à le redouble.

Les deux pêcheurs avaient fini de lever leur ligne de fond. Ils remontèrent l’ancre retenue par une forte chaîne eu fer. Comme il faisait un vent propice venant du large, il plantèrent leurs mâtereaux et tendirent toutes les voiles.

Romaine prit la barre, son grand-père s’empara des cordages de la voilure pour se garer du vent en tournant, et la barge, décrivant un hémicycle parfait, fila sous le vent, le nez sur le phare qui, là-bas, embrasé sous les feux du soleil à son zénith, ressemblait à un iceberg étincelant sur l’émeraude de la mer.