Imprimerie Guertin (p. 44-48).


JOHNNY CASTILLOUX ET JÉRÔME ROUSSY


Il y avait deux éternels jours que Réginald ne l’avait pas vue. Sans doute, il y avait un siècle qu’il était arrivé à Paspébiac. Une fois, deux même, il s’était hasardé sur la route de l’église, dépassant la maisonnette blanche ombragée du vert frais des osiers, mais il ne l’avait pas aperçue.


La maisonnette blanche…

Maintenant, il s’ennuyait, trouvant Paspébiac maussade, banal, agaçant.

Deux fois le jour, il descendait la pente rocailleuse et rapide à droite du pont et se roulait dans les vagues salées de la baie. Puis il faisait de longues promenades, mais elle était toujours là, dans sa pensée, dans son cœur. Toujours il voyait les yeux noirs, les longues tresses d’or rouge.

N’eût-il pas craint qu’on le soupçonnât de l’aimer, il eût cherché à obtenir des renseignements sur l’organiste de Paspébiac. Et du reste, une bouche vulgaire eût peut-être profané, par des informations erronées ou indifférentes, cette créature qu’il savait, il en était sûr, digne de dévotion et d’adoration.


Appuyé sur le garde-fou du pont…

Le midi, le jeune homme appuyé sur le garde-fou du pont, les yeux sur la mer, regardait toute la flottille des pêcheurs de morue rentrer, tantôt à force de rames, lorsqu’était calme la surface de cette mer, tantôt avec vitesse lorsque les voiles blanches et brunes toutes tendues étaient gonflées comme si elles allaient se fendre en deux. Le vent alors poussait en grondant contre le rivage coupé en un vaste croissant, ces barges chargées jusqu’au bord de la pêche de la matinée. Une heure plus tard les pêcheurs, le teint bronzé, le dos rond, la jambe traînante, remontaient péniblement la côte.

Pour se distraire un peu du spleen qui le tourmentait, il résolut de faire la pêche à la morue.

Un moment, il avait songé à fuir comme à Montréal il avait fui cette femme dangereuse qu’il avait été près d’aimer.

Aujourd’hui, il n’en avait plus le courage. Il aimait déjà trop. Lui, qui s’était cru si fort, il se sentait plus faible qu’un anémique. Rien que de l’avoir vue deux ou trois fois, il l’aimait déjà aveuglément cette jeune fille. Ne fût-ce que pour respirer le même air qu’elle, ne fût-ce que pour s’enivrer de sa beauté, le dimanche lorsqu’elle touchait le petit orgue de l’église, ne fût-ce que dans l’espoir de la rencontrer une fois, de temps à autre, sur la route, il ne voulait plus partir.

Il était devenu lâche.

Il ne pouvait demeurer ainsi sans la voir, dans cette inactivité pleine de lassitude et cette préoccupation de son image absente qui lui torturait l’âme.

Au nombre des pêcheurs qu’il rencontrait et qui, du premier au dernier, le saluaient avec beaucoup de cordialité, il avait remarqué deux bons vieillards dont la physionomie ouverte et chaude l’attirait.

Aujourd’hui, il n’y résista pas. Comme ils le saluaient de l’autre côté du large pont, il alla à eux.

Ils étaient inséparables ces deux vieux pêcheurs.

L’un, Jérôme Roussy, était petit, voûté, trapu, les jambes torses, ramassé sur lui-même comme un bull-dog de bonne race. Sa vieille peau ridée était rougeaude. Il portait sa barbe en collier, et comme tous les albinos, nombreux en ce pays, il avait les cheveux plats, d’un blanc jaunâtre, l’iris rose et la pupille rouge foncée comme celle d’un lapin. La trop grande lumière lui était désagréable ; il préférait la demi-obscurité. Dans toute sa bouche on eut eu grande difficulté à lui trouver trois dents. C’était un homme de soixante-dix-huit ans.


Jérôme Roussy.

L’autre, Johnny Castilloux, était grand, solide, quoique légèrement courbé par l’âge et les travaux de la mer. BarJérôme Roussy.be poivre et sel en broussaille. Les traits réguliers et caractéristiques. Très hâlé par le soleil. Calme d’ordinaire, il parlait fort et avec de grands gestes. Il était vêtu d’un tricot en grosse laine brune et d’un pantalon de flanelle grise, avec, ça et là, de larges pièces jaunes comme dans la voiture de sa barge. Un chapeau mou en feutre tout déformé, de fortes bottes en cuir, et un tronçon de pipe au fourneau échancré : voilà l’homme. Johnny Castilloux avait soixante-quatorze ans.

— Pardon, messieurs, dit Réginald en les abordant, vous êtes pêcheurs, si je ne me trompe.

— Oué, le monsieu, répondirent-ils.

— Seriez-vous assez bon de vous embarrasser d’un pêcheur inutile ? J’aimerais beaucoup à faire la pêche à la morue.

— Vous êtes un monsieu d’la ville, demanda Johnny Castilloux.

— Oui, monsieur.

— Ça nous fera ben du plaisir de vous aguinder si ça peut vous être agréable, mais pour un monsieu d’la ville c’est pas ben drôle, j’vous en assure. I faut s’lever su’ l’p’tit jour. Et pis, on n’a pas toujours de la boëtte, voyez-vous ben.

— Pour ce qui est de me lever de bon matin, ça me va. Si vous voulez bien de moi comme compagnon de pêche, je me rendrai au poste à l’heure voulue. Où vous trouverai-je ?

— Vous descendez la côte, et pis, après avoir traversé le pont, vous tournez à votre gauche et suivez le banc jusqu’à un p’tit mât cassé par la moitié su’ l’plain. C’est là qu’est notre barge.

— Le plain ? répéta Réginald.

— Té ? fit le pêcheur n’ayant pas saisi la question.

— Qu’appelez-vous le plain ?

— Le plain, expliqua Jérôme Roussy, c’est là ous qu’on embarque, quoé,

— La grève, alors.

— Vous l’avez.