Imprimerie Guertin (p. 32-37).


DANS UN NIMBE D’OR.


Il y avait deux jours que Réginald était à Paspébiac. Ce soir même, un samedi, il devait s’embarquer sur l’ « Admiral » pour continuer son voyage jusqu’au bassin de Gaspé.

Mais il ne voulut pas partir sans avoir vu l’intérieur de l’église.

Rien ne parle tant à l’âme du voyageur que ces monuments érigés à la divinité dans les villes et les villages, C’est toute l’histoire d’un peuple, avec ses triomphes et ses désastres, ses gloires et ses déchéances, ses te Deum dans les grandes joies, ses misérérés dans les calamités publiques, qu’elles renferment sous leurs voûtes, ces églises. Si ces palais de la chrétienté, que l’on admire dans les villes célèbres, nous enthousiasment par leur architecture, leur sculpture, leur peinture géniales, par la profusion de richesses qu’y ont entassées l’orgueil plus que la piété des adorateurs, les toutes humbles chapelles de villages, avec leurs murailles nues comme des suaires, leurs toiles grotesques, leurs colonnes sans style, nous reposent des falsifications de la vie. Entre ces murs sans architecture qui sont imprégnés de la senteur âcre de la sueur du travail du paysan ou du pêcheur, le voyageur est envahi par une grande paix, faite de sincérité et d’honnêteté. Là, on est d’autant plus porté à adorer un Dieu, qu’on y devine l’homme moins méchant et plus rapproché de la divinité.

Voilà ce que pensa Réginald en s’acheminant vers l’église en bois de Paspébiac. Il entra.

Un enveloppant silence de religion et de quiétude emplissait tout l’édifice. Le jeune homme fut vivement impressionné par la grandeur dans sa simplicité de ce temple peint de blanc avec quelques dorures à demi effacées. Il jeta un coup d’œil sur les toiles et les statues : des saints et des saintes que l’on aurait dits en sucre d’orge colorié. Dans l’église, personne, à l’exception d’une vieille dévote accroupie sur les talons et murmurant ses oraisons devant la quatrième station du chemin de la croix.

Il allait sortir, quand tout à coup il entendit des accords tristes, suppliants, comme mus par les sanglots, puis des transports délirants de joie, un hymne de gratitude de l’âme consolée montant à travers l’espace jusqu’à l’Infini.

Pour perdre la réalité des choses ambiantes, pour ne pas choquer, contre quelque brutalité de la vie matérielle, l’impression ineffable qui s’était emparée de tout son être, il ferma les yeux. Oubliant où il était, s’il existait même, il se laissa emporter sur les ailes de cette mélodie, loin, très loin, vers les altitudes célestes. Des larmes d’une douceur ineffable, quand il ouvrit les yeux, mouillaient ses paupières. De nouveau, l’immense silence de religion et de quiétude emplissait tout l’édifice. Mais cette fois ce silence y faisait un vide froid succédant à la musique qui venait de l’empoigner.

Alors il tourna la tête et leva les yeux. Jamais il ne devait oublier le spectacle qui frappa ses regards. Son âme en reçut une commotion si spontanée, si profonde qu’il allait en souffrir toute sa vie.

Tout homme est soumis à un moment décisif d’où dépend le bonheur ou le malheur de sa vie.

Ce moment était venu pour Réginald.

Enveloppée dans un rayon de soleil qui filtrait à travers une des grandes fenêtres ceintrées de même qu’une sainte nimbée d’or, une jeune fille était assise au petit orgue de l’église. La figure tournée à demi présentait le plus pur profil qu’il fût donné à l’homme de voir : la ligne légèrement aquilinée du nez, la bouche orgueilleusement arquée, le menton ni carré, ni rond, énergique et doux. Encadrant son front en une masse opulente d’or rouge, d’un de ces rouges étranges comme les charbons à moitié consumés de l’âtre devant lequel nous rêvons les interminables soirs d’hiver, — sa chevelure se partageait sur ses épaules en deux longues et lourdes tresses. Son teint avait la blancheur éclatante des rousses, légèrement hâlée par le soleil de la mer. Ces traits reflétaient la candeur et la fierté, la froideur et la passion, l’enfant et la femme.

Réginald se rappela le reproche adressé à l’espagnol Murillo que ses vierges, mêmes quand elles élèvent leur regard vers le ciel, appartiennent à la terre. Cette jeune fille était une vierge de Murillo.

Dans son ravissement il fut convaincu une fois de plus que le côté féminin de notre race est sans contredit la source la plus riche, la plus féconde, la plus puissante, où se puise toute inspiration de l’art. C’est sous les traits de la femme qu’il faut représenter ces anges dont l’idéale beauté se cache derrière deux grandes ailes en présence de l’Éternel.

La jeune fille venait de se lever pour prendre un morceau de musique sur la balustrade de la tribune. Elle apparut alors dans toute sa beauté. Vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, ses formes riches se dessinaient avec toute la grâce captivante de la jeunesse virginale. Grande, svelte, le buste haut, les épaules arrondies, les attaches aisées, le torse cambré, la taille mince, les hanches puissantes, elle avait — il le devinait, — la jambe fine, le mollet riche, la cheville délicate, le pied petit. Mais ce qu’il n’avait pas encore remarqué, c’était les yeux noirs, lesquels, sous l’arc des sourcils fournis, dans le blanc au cuivré transparent de la peau, brillaient avec une expression séduisante.

Pour la première fois de sa vie, il connut ce qu’est la passion. Corps et âme, il fut pris tout entier, avec d’autant plus de frénésie qu’il n’avait pas été prévenu.

Redoutant d’être découvert, il se dissimula sous la tribune de l’orgue. Comme la jeune fille avait recommencé à jouer il entra dans un banc et s’assit, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière.

Combien de temps resta-t-il là ? Il n’aurait pu le dire. Seulement, lorsqu’il revint de son extase, la musique avait cessé et le temple était plongé dans le silence.

Il sortit. À un arpent devant lui, il aperçut une robe blanche et deux lourdes tresses d’or rouge. Indiscrétion qu’il n’eût jamais osé commettre avant ce jour, il suivit de loin cette robe blanche et ces deux lourdes tresses d’or rouge.

Une force dont il ne se rendait pas encore parfaitement compte, mais qui déjà s’était implantée en son âme pour y demeurer à jamais l’entraînait.

Qui était-elle ? Où allait-elle ?

Voilà ce qu’il se demandait en sentant ses jambes faiblir, sous la crainte que la jeune fille ne se retournât.

Après avoir marché quelques arpents sur la route de l’église, elle s’arrêta à une maisonnette blanchie à la chaux.

Il savait où elle demeurait sans savoir qui elle était.

Rebrousser chemin eût été imprudent, car il eût pu être découvert. Il continua donc en droite ligne. En passant devant l’endroit où elle s’était arrêtée, comme personne ne l’observait, du moins, il le crut il jeta un coup d’œil rapide sur la maison et sur le jardin qui séparait cette maison du chemin.

De chaque côté de la barrière, il remarqua, formant voûte, deux cormiers. À droite et à gauche de l’allée conduisant à la maison, allée pavée de planches disjointes, à travers lesquelles poussaient des touffes d’herbe des fleurs disposées d’une façon agréable à l’œil : des reines marguerites, des géraniums, des immortelles, des tiger-lilies, des pensées, des marguerites, des capucines, des cactus, des acacias, des fuchias, des géraniums lierres, des passe rose, des pavots ; tout Elle relevait une mèche folle de ses beaux cheveux d’or rouge…le long de la galerie : des pois de senteur, des roses grimpantes, des giroflées, des héliotropes, des œillets, des narcisses, des bégonias ; agglomération de fleurs disparates, mais formant, dans leur ensemble, un heureux contraste de couleurs. Poussaient entre les barres, le long de la clôture, des groseilliers et des fraisiers ; disposés en triangle, trois osiers aux petites feuilles en quenouilles défendaient la maisonnette blanche contre les ardeurs du midi.

Lorsque Réginald revint sur ses pas, il vit la jeune fille à la chevelure d’or rouge, qui, penchée parmi les fleurs, cassait une gerbe de pois de senteur. Elle devina que quelqu’un passait là, sur la route. Elle se redressa et vit le jeune homme qu’elle regarda, avec cette curiosité qui porte les campagnards à examiner les passants. À cause de la chaleur qu’il faisait et de s’être tenue courbée, elle était toute rose. D’une main, elle tenait sa gerbe de pois de senteur ; de l’autre, elle relevait une mèche folle de ses beaux cheveux d’or rouge, qui lui était tombée sur le front. Deux ou trois papillons aux ailes mordorées et violacées voltigeaient autour d’elle.


Elle relevait une mèche folle de ses beaux cheveux d’or rouge…

Surpris à la contempler, Réginald détourna les yeux et accéléra le pas.

En apercevant ce beau, grand et robuste garçon, la jeune fille sentit ses joues plus embrasées.

Longtemps elle le suivit du regard.

Lorsque le jeune homme fut revenu à sa pension, la maîtresse lui demanda avec regret :

— Vous êtes toujours décidé à partir ce soir, monsieur Olivier ?

— Non, madame, répondit-il sans hésiter, je resterai encore quelques jours à Paspébiac.