Récits du Labrador/Le Loup-Marin

L'Imprimerie canadienne (p. 59-80).


LE LOUP-MARIN


La science pure a imposé aux phoques, que les pêcheurs du golfe appellent loups-marins, une multitude de noms latins que je ne donnerai que sous toute réserve, tant ils semblent avoir été appliqués d’une manière arbitraire et prématurée aux animaux qui font l’objet de cette étude.

La seule classification scientifique qui semble se rapprocher de la classification adoptée par les chasseurs est celle du Naturaliste Canadien, et, quoiqu’elle paraisse incomplète, la seule qui ait le mérite très appréciable de s’en tenir aux animaux qui nous intéressent, et de nous épargner la description des pinnipèdes qui fréquentent toutes les mers du globe excepté les nôtres.

Les chasseurs tuent, dans le golfe Saint-Laurent, les phoques qu’ils désignent de la manière suivante :

Le loup-marin d’esprit ou de roche.

Le loup-marin brasseur ou brasseux.

Le loup-marin poil de cochon.

Le loup-marin grosse poche ou grosse tête.

Le loup-marin à pattes carrées.

Le loup-marin jaune ou plaqué.

Le loup-marin tête de cheval ou rouape.

Le loup-marin d’esprit, le harbour seal des Anglais (phoca vitulina — Linnée), ne se tue presque jamais au large. Il fréquente surtout le rivage, les roches qui l’avoisinent et les baies profondes qui découpent nos côtes. Il pénètre quelquefois jusqu’aux chutes les plus éloignées des rivières et y prolonge son séjour pendant une partie de l’été. Il n’est pas rare de le rencontrer, dans certaines anses, en troupe de vingt-cinq, trente ou même quarante individus. Mais ces agglomérations sont dues bien plus à la fantaisie individuelle qu’au besoin de société. Contrairement à ce qui a lieu pour les autres phoques, notamment les brasseurs, qui paraissent obéir à une loi commune ou à un chef, chaque loup-marin d’esprit agit à sa guise et semble complètement indépendant de la volonté ou des actions des autres membres de la troupe dont il fait partie.

La taille de cet animal ne dépasse pas cinq pieds et son poids atteint difficilement deux cents livres. Sa peau, d’un blanc jaunâtre, sale, est souvent parsemée de taches noires très rapprochées, surtout sur le dos. On le dit alors pivelé, et la valeur de sa dépouille s’accroît d’autant plus que les taches sont plus nombreuses.

Dans les conditions que j’indique, elle se vend de $1 à $1.50. Sa graisse, qui se traite soit par fonte lente au soleil, soit par fusion sur un feu doux, donne, suivant sa grosseur, de deux à six gallons d’huile valant de 25 à 30 cents le gallon.

Le loup-marin d’esprit est polygame. La femelle met bas, quinze jours ou trois semaines avant la Saint-Pierre, un seul petit, bien rarement deux, qu’elle allaite une quinzaine de jours et qu’elle abandonne, après ce temps, avec la plus parfaite désinvolture. Dans le principe, les jeunes loups-marins semblent fort embarrassés de cet abandon. Ils nagent çà et là en gémissant, s’approchant de tout ce qui flotte avec une imprudence qui leur coûte le plus souvent la vie. J’en ai pris plusieurs fois à la main contre le bordé de mon canot, auprès duquel ils se pressaient en… pleurant ou vagissant — ce sont les deux seuls mots qui peignent bien le cri ou la plainte que font entendre ces petits animaux.

Pendant cette période d’abandon ils maigrissent beaucoup, puis ils s’habituent à leur solitude et à pourvoir sans aide à leurs besoins, et en peu de temps deviennent — les coups de fusil des maladroits aidant, — presqu’aussi prudents que les auteurs de leurs jours.

Le loup-marin d’esprit se chasse au fusil en canot léger, les jours où la mer est calme. Il se prend aussi au chaudenette, sorte de filet spécial qui se tend près des échoueries ou roches sur lesquelles ils ont contracté l’habitude de venir se reposer, s’échouer au montant, et où ils se laissent assécher par le retrait du flot. Ces roches sont choisies de telle manière qu’ils n’aient qu’un faible effort à faire pour regagner la mer. Ces animaux, incapables de marcher, ne sauraient parcourir assez vite, pour échapper au danger, de longues distances sur des surfaces solides.

La chasse au fusil se fait en canot (je l’ai dit) et par les journées de calme. Le loup-marin d’esprit, comme tous les pinnipèdes du reste, ne peut rester bien longtemps sous l’eau et il revient forcément respirer au bout de quinze ou vingt minutes d’immersion.[1] Lorsque la mer est unie, on le voit émerger très facilement, ce qui ne saurait avoir lieu lorsque les flots sont agités. Dans ces conditions, si l’on se met à la poursuite de l’un de ces animaux, il ne tarde pas à plonger. Vous lancez alors votre canot à toute vitesse dans la direction qu’il a prise, et lorsqu’il reparaît vous le visez à la tête, au côté de la tête s’il est possible, et vous le tuez si vous n’êtes pas trop mauvais tireur. On conçoit, sans qu’il soit besoin de l’expliquer, qu’il est souvent nécessaire de poursuivre un loup-marin assez longtemps et de lui faire faire de nombreux plongeons avant de le tirer à bonne portée.

On se sert également du fusil à l’affût sur les roches, où l’on cherche à l’attirer en imitant ses allures. Quelques chasseurs sont tellement habiles dans ce genre de chasse et l’imitent avec une telle perfection, qu’ils parviennent presque toujours à l’amener assez près pour le tuer, pour ainsi dire, à bout portant. La roche qui sert d’affût dans cette circonstance doit être choisie en eau peu profonde, sans cela on s’exposerait à perdre l’animal, qui pourrait couler au fond avant qu’on ait eu le temps de s’en emparer.[2]

Les filets appelés chaudenettes ont des mailles de 6 pouces de côté, une longueur de 20 à 25 brasses et de 2 brasses à 2½ brasses de hauteur ou de retombée. La ralingue (corde qui borde le filet) du haut est garnie de liège ; celle du bas est garnie de plombs ou de cailloux ronds assez lourds pour maintenir le filet au fond de l’eau, et assez rapprochés pour que la ralingue du bas ne puisse pas se soulever et soit, sans solution de continuité, bien collée aux roches du fond. Ce filet se tend autour des échoueries. Les loups-marins, en nageant près des roches où ils viennent se reposer, s’engagent dans le chaudenette, qui les retient toujours assez longtemps pour les noyer.

Ces trois procédés de chasse sont usités tout l’été, non-seulement pour le loup-marin d’esprit mais encore pour toutes les espèces de phoques qui fréquentent le golfe pendant le cours de la belle saison. C’est ainsi que j’ai pris, plusieurs fois, dans des chaudenettes des Cœurs et des Têtes de cheval.

D’autres méthodes ont été essayées et l’on a tenté de s’emparer des loups-marins au moyen de gros hameçons disposés autour des roches et au moyen de lignes flottantes entre deux eaux, etc. Toutes ces méthodes ont été abandonnées. Elles étaient peu productives ou abîmaient les peaux.

La peau du loup-marin d’esprit, quand elle est bien pivelée, est recherchée pour la confection des sacs à tabac garnis de rassades, de gilets chauds et inusables, de coiffures d’hiver, de mitaines, etc. L’huile que l’on obtient de la graisse se confond avec toutes les autres huiles de phoques.

Cet animal donne lieu à quelques transactions avantageuses, mais sans importance, si on les compare à celles qui sont dues à la grande chasse des loups-marins de banquises.

Les loups-marins de banquises, c’est-à-dire ceux qui se réunissent en grandes troupes, au printemps, sur les champs de glace qui recouvrent les eaux du golfe, comprennent plusieurs espèces ou sous-genres qui sont :

1o Le loup-marin brasseur — harpseal des Anglais, le cœur des Acadiens, le phoca Groenlandica de Fabricius.

2o Le loup-marin jaune ou plaqué — probablement phoqua foetida de Fabricius.

3o Le loup-marin à pattes carrées — le square flippers des Anglais, — phoca barbata de Fabricius.

4o Le loup-marin grosse tête, — capuchon ou poche des Acadiens, — stemmatopus cristatus de Cuvier.

L’on tue encore sur les banquises le loup-marin poil-de-cochon, tout petit loup-marin très rare qui pourrait être le phoca lagura, Lac, et le loup-marin tête de cheval, — phoca hispida, Fabricius.

Ce dernier, comme le loup-marin d’esprit, est un animal de mœurs particulières, qui fréquente peu les banquises et qui vit en petites troupes de trente à quarante individus, autour des roches du large bien pourvues d’algues variées. Il aime les eaux peu profondes et je le crois herbi-carnivore.

On rencontre encore sur les banquises, mais accidentellement, d’autres phoques qui paraissent se séparer de ceux qui précèdent par certaines différences spécifiques trop peu accusées, cependant, pour qu’il me soit possible, sans de nouvelles études, d’en faire des espèces particulières.

Quoi qu’il en soit, la chasse des loups-marins de banquises est pour le moment l’entreprise industrielle la plus fructueuse du golfe Saint-Laurent.

Les chasseurs de Terre-Neuve se servent de bateaux à vapeur. Les Acadiens, nos nationaux, les seuls dont je me propose de décrire les procédés de chasse et d’exploitation, étant trop pauvres et trop mal soutenus pour employer des navires à vapeur, se servent de goëlettes de 15 à 30 tonneaux ou de 150 à 300 quarts, comme on le dit sur la côte.

Ces petits navires sont montés par douze quinze ou dix-huit hommes, suivant la réputation du capitaine, l’équipage est à la part. Chaque chasseur qui embarque est tenu de se fournir des provisions et des munitions nécessaires à sa nourriture et à sa chasse pendant la durée de l’expédition qui est d’environ six semaines.

Une fois la chasse terminée les produits en sont divisés au prorata, le navire participant au profit au même titre que les hommes de l’équipage et d’après les conventions établies pour la participation de chacun. C’est ainsi que le capitaine et le vaisseau ont deux ou trois parts de prises, que le cuisinier a une ou deux parts, que certains chefs de canot en ont deux et que quelques jeunes gens encore peu expérimentés n’ont que demi-part dans les prises.

Une fois l’équipage formé, les conventions établies, tous se mettent au gréement de la goëlette.

On garnit son étrave et ses flancs, jusqu’à une certaine hauteur au-dessus de la ligne de flottaison, de forts madriers de bois résistant. Les mâts sont suiffés, les chaînes soudées, les voiles repassées et ralinguées à neuf s’il y a lieu, les canots sont montés à bord, tout est arrimé avec soin et l’on se met à scier la glace qui sépare encore le petit navire de la haute mer, où vagabondent au gré des vents et des courants les banquises qu’il faut explorer. Puis chacun entend la messe, se confesse, communie et à Dieu-vat !

Le départ des chasseurs s’effectue généralement vers le 15 mars, et presque toutes les goélettes de la Pointe aux Esquimaux et de Natashquan prennent le large en même temps. Une fois en haute mer, chaque capitaine suit son inspiration et va de son franc bord où Dieu le guide. Les uns se dirigent vers le détroit de Belle-Isle, les autres mettent le cap sur l’archipel de la Magdeleine, quelques-uns croisent dans les parages d’Anticosti, tous parcourent le golfe, suivant les brises, à la recherche des glaces qui servent de refuges aux loups-marins.

Cette navigation n’est pas sans périls. Quelquefois les goëlettes sont resserrées entre les banquises, et, impuissantes à se dégager, elles sont entraînées lentement vers l’océan. Alors les chasseurs sont contraints de se nourrir des parcelles de viande restées attachées aux graisses embarquées à bord, ou obligés d’abandonner le navire et de gagner la terre ferme en franchissant les banquises et en charroyant avec eux les provisions, les armes et les canots. Ça n’est pas sans éprouver de nombreuses souffrances et courir de grands dangers, on le conçoit bien, que l’on effectue de semblables trajets.

D’autres fois, les goëlettes sont prises et broyées entre les glaces qui se relèvent subitement, et tout disparaît, hommes et choses. Ce dernier cas est heureusement très rare.

Je ne veux décourager personne, pas même les naturalistes désireux d’étudier de près les mœurs des phoques, et, s’il m’eût été possible, sans froisser la vérité, de dissimuler les légers inconvénients de la chasse aux loups-marins, je l’eusse fait de grand cœur. Cela était impossible, n’est-ce pas ? D’ailleurs, les acadiens sont des marins hors ligne et les accidents peu fréquents avec eux. Tout se réduit, en général, à se geler un peu le nez, les doigts, les lèvres et les oreilles, ce qui est bien peu de chose, surtout lorsque la chasse est productive. L’on se dégèle au retour avec les parts de prise… s’il y en a, et peu de chasseurs manquent à ce devoir hygiénique.

Lorsque la vigie d’une goélette signale des loups-marins sur une banquise, il peut se présenter deux cas :

Ou la banquise est très grande et sans larges fissures, et alors on attaque au bâton ; ou elle est brisée, profondément échancrée et sillonnée par de nombreux canaux d’eau libre, et l’on chasse au fusil.

Je ne parle pas de la position singulièrement pénible dans laquelle se trouvent certains chasseurs dont les navires sont incapables de briser à coups d’étraves les banquises trop épaisses qui les séparent des loups-marins et qui, comme Tantale, voient passer sous leurs yeux l’objet de toute leur convoitise sans pouvoir l’atteindre.

Dans le premier cas, c’est-à-dire lorsque la banquise est très grande, on chasse le loup-marin au bâton.

Les chasseurs, tout d’abord, se choisissent un chef puis chacun se revêt de vêtements blancs.

Les bâtons, branches d’épinette noire ou de tamarac de quatre pieds de long et de 2 pouces de diamètre environ, sont alors distribués et l’on débarque sur la banquise avec précaution.

Le chef de l’expédition examine avec soin le lieu occupé par les loups-marins, et il désigne à chacun le poste qu’il doit occuper. Dans ce choix, il tient grand compte de la distance qui sépare les phoques de la mer libre et de la direction du vent.

Ces dispositions adoptées et bien comprises, tous se dirigent en rampant vers les postes qui leur ont été désignés et, une fois rendus, attendent le signal de leur chef. Quelles que soient les précautions prises, on conçoit que tant de mouvements ne peuvent s’opérer sans causer quelques inquiétudes aux loups-marins. Aussi les voit-on relever la tête et humer l’air avec force essayant de se rendre compte des objets dont leurs yeux sont impuissants à leur indiquer la nature. C’est là que l’habileté du chef s’apprécie, car, s’il a apporté la moindre négligence dans l’étude de la direction du vent et dans le choix des postes d’attaque, la chasse est gravement compromise.

On attend dans l’immobilité absolue que les phoques se soient tranquillisés. Alors le chef lève son bâton en poussant un cri et se précipite en avant. Une partie des chasseurs en fait autant, pendant que l’autre partie coupe le plus rapidement possible, aux loups-marins, le chemin de la mer.

C’est alors un tohu-bohu indescriptible, surtout lorsque deux ou trois équipages se sont réunis. Les han ! han ! sonores accompagnent chaque coup. Les novices ou les maladroits qui frappent à faux sacrent sans vergogne ou sautent de côté pour échapper aux dents des bêtes incomplètement assommées. Les uns tombent, les autres se relèvent, les bâtons se brisent, les loups-marins hurlent. C’est une animation, un désordre apparent, un combat insensé qu’il faut avoir vu, auquel il faut avoir pris part pour en comprendre toutes les joies, en connaître toutes les émotions.

Bientôt la tuerie achève faute de victime, et l’on procède au dépouillement des morts. Les peaux attenantes à la graisse s’enlèvent avec une incroyable rapidité. Quelques minutes suffisent à cette opération que certains chasseurs appellent habiller, sans doute par ironie, et que d’autres désignent par le mot scalper. Un habilleur habile prend cinq ou six minutes pour séparer des chairs la graisse et la peau du plus gros loup-marin.

Une fois toutes les peaux levées on les lace.

Lacer consiste à renfermer dans une grande peau, dont les bords ont été percés de nombreux trous, trois ou quatre peaux plus petites, puis à refermer cette enveloppe au moyen de garcettes (petites cordes) passées dans les ouvertures que l’on a ménagées, et à traîner le paquet ainsi disposé jusqu’au navire. Il va sans dire que, lorsque je dis « peaux » en décrivant l’opération du laçage, j’entends toujours les peaux encore adhérentes aux graisses ; celle qui sert de véhicule est tournée le poil en dehors.

Un homme vigoureux ne saurait traîner sur la glace plus d’un seul de ces paquets à la fois.

Rendus à bord ils sont défaits et les peaux sont arrimées à fond de cale, les unes sur les autres, poil contre poil et lard sur lard. La dépouille des capuchons est souvent si pesante qu’elle nécessite l’emploi du palan pour être embarquée et déposée dans la soute.

Dans le deuxième cas, c’est-à-dire quand le champ de glace est morcelé ou divisé par de longues fissures, on préfère la chasse au fusil. Les fusils en usage sont à un seul ou à deux canons, mais toujours à capsules et du calibre 10 ou 12. Ce sont des armes lourdes et solides, dans lesquelles on introduit une forte charge de poudre et 50 ou 60 grammes d’un gros plomb dont chaque grain peut avoir environ 6 millimètres de diamètre.

Les canots que montent les chasseurs sont des embarcations très légères, assez étroites pour que les pagayeurs puissent repousser les glaces de la main et du coude sans changer la position du corps. Ils sont d’un bout à l’autre peints en blanc.

Deux hommes vêtus de blanc montent ces embarcations.

Celui de l’avant, ou tireur, a près de lui deux fusils et une gaffe ; celui de l’arrière, ou pagayeur, une autre gaffe et un couteau bien affilé. Quelquefois le tireur, pour mieux dissimuler sa présence, ajoute à l’avant du canot un bloc de glace.

Le pagayeur doit se cacher avec le plus grand soin dans la ligne du tireur et manœuvrer sa pagaïe avec la plus extrême circonspection, sans la sortir de l’eau, et sa main la plus basse trempant dans la mer. Ce genre de navigation n’est pas sans difficulté. Elle demande de l’habitude et de la vigueur, car, pour se conserver l’avantage du vent, il faut presque toujours naviguer à contre-brise.

Quand le canot est parvenu assez près des loups-marins pour être à portée de fusil, le chasseur de l’avant abandonne sa pagaïe sans bruit, se saisit de son arme, et, laissant à son camarade le soin de diriger seul l’embarcation, il vise soigneusement et tire les phoques, le plus possible, au côté ou en arrière de la tête. Tirer un phoque de face, c’est s’exposer à le manquer, tant les plombs glissent aisément sur son museau fuyant.

Lorsque la fraction de banquise qui porte les loups-marins est trop grande pour qu’il soit possible de les approcher en canot, les deux chasseurs débarquent et, se glissant à plat ventre l’un derrière l’autre, cherchent à diminuer la distance qui les en sépare. Puis, rendu à portée, le tireur fait feu et son compagnon se hâte d’habiller les animaux tués par le coup de fusil.

Un tireur expérimenté, qui sait profiter du moment où les phoques lèvent la tête pour humer les émanations de l’ennemi, peut en tuer jusqu’à quatre d’un seul coup.

Pour en terminer avec les divers procédés de chasse employés pour s’emparer de ces animaux, je dirai quelques mots des grands filets en usage chez les planteurs du grand nord.

Ces filets sont construits avec du fil très fort. Ils sont ralingués avec une grande solidité.

On les dispose sur les pointes et dans les passes situées entre les îlots du large et de la terre ferme. Les mailles, comme celles du chaudenette ont six pouces de côté.

L’une des extrémités de ce filet, très grand puisqu’il peut avoir des centaines de brasses de longueur, est fixée à un premier cabestan, l’autre extrémité, laissée momentanément libre, vient rejoindre au moyen d’une longue ligne, et en se recourbant, un deuxième cabestan placé à quelque distance du premier.

Quand les phoques se sont engagés en troupe suffisante en dedans de la courbe décrite par le rets, ou ramène le plus vite possible l’extrémité libre à terre, et ils se trouvent emprisonnés ainsi entre le filet et la terre. Il ne reste plus qu’à les tuer à coups de fusil, ou de bâton et à les habiller.

C’est par cette méthode que M. Robertson, de la Baie Rouge, au grand nord, s’emparait, il y a une quinzaine d’années de trois à quatre milles loups-marins tous les ans.

Cette chasse se fait à la fin de l’automne, c’est-à-dire de décembre en janvier.

Les phoques sont doués d’une certaine intelligence, dit-on. Ils apprennent à dire facilement, en domesticité, papa et maman ! J’y veux bien croire. Cependant, je pense qu’ils ont juste ce qu’il leur faut et qu’il ne saurait rien prêter à nos politiciens. Quoi qu’il en soit, les chasseurs affirment que, lorsqu’ils sont cernés sur les grandes banquises et sans espoir de gagner l’eau libre, ils savent choisir le point le moins résistant du champ de glace et s’y entasser les uns par-dessus les autres jusqu’à ce que leur poids ait défoncé la banquise et qu’ils aient pu par ce moyen regagner la mer.

Je n’ai jamais vu se produire le fait que je viens de raconter, mais il m’a été affirmé par plusieurs chasseurs acadiens qui paraissaient sérieux.

La femelle du phoque de banquise met bas, vers le 15 février, un seul petit, quelquefois deux, bien rarement trois. Elle choisit pour cette opération le milieu des plus vastes champs de glace et y entretient toujours ouverts des trous où elle peut passer sans difficultés pour aller à la recherche de sa nourriture.

Elle allaite ses petits très peu de temps et ces derniers s’accumulent, après leur abandon, sur les banquises, où les chasseurs en font d’énormes massacres. La chasse des jeunes loups-marins se prolonge jusqu’au 15 avril, époque où ils quittent les glaces. Elle précède toujours la chasse des vieux phoques.

Le rapprochement des mâles et des femelles a lieu presque immédiatement après la mise bas, et comme les chasseurs ne trouvent plus aucun loup-marin en bas âge avant l’année suivante ils en concluent que les femelles portent de onze à douze mois.

Le capuchon, ou grosse-tête met bas dans les premiers jours de mars seulement. À l’époque des amours, le mâle perd le capuchon ou repli cutané qui lui a valu son nom et cet ornement est remplacé par un corps rouge sang, ayant à peu près le volume des deux poings réunis et qui semble lui sortir de la gueule sans dépasser les maxillaires.

Quelques chasseurs m’ont assuré avoir tué des stemmotopes ayant trois narines. Je ne cite ce dernier fait et celui qui précède que pour indiquer combien il serait nécessaire d’étudier de plus près des animaux encore bien mal connus, quoi qu’on dise. Dans la transformation de la grosse tête à l’époque de ses amours et dans l’augmentation anormale de ses narines il y a, sans aucun doute, quelque chose de vrai ; mais qu’est-ce exactement ? Je ne puis encore le dire et je suis sûr que les naturalistes les mieux renseignés n’en savent pas, sur ces points, beaucoup plus long que moi, et je le regrette.

Les gros loups-marins de brassées sont dans toute leur graisse après le 15 mars. Ils pèsent jusqu’à quatre cents livres et donnent jusqu’à quinze ou seize gallons d’huile.

Les capuchons arrivent à peser 2 000 livres, mais ils produisent relativement moins d’huile que les cœurs et les plaqués (loups-marins de brassées).

Le rendement en huile du poil de cochon et du tête de cheval est aussi relativement moins considérable.

En général, toutes les goëlettes ont regagné leur port d’armement dans les premiers jours du mois de mai.

Le premier soin des chasseurs une fois arrivés est de débarquer les dépouilles qu’ils ont à bord. Puis ils séparent les peaux de la graisse qui y est encore attachée, salent les peaux, fondent ces graisses dans de grands chaudrons de fer, les embarillent et attendent les acheteurs.

Il arrive souvent que les preneurs achètent peau et graisse en bloc, avant toute séparation. Dans ce cas les prix offerts varient entre trois et trois cents et demi la livre et un beau loup-marin peut rapporter douze dollars. En général, on compte un louis de quatre dollars pour chaque piastre.

Certes, ce sont là de beaux revenus, et lorsque les goëlettes reviennent avec quinze cents ou deux mille loups-marins chacune, tous les chasseurs sont riches, ou le seraient, si leur imprévoyance ne les amenait à dévorer en peu de temps l’argent gagné en six semaines.

Mais il s’en faut de beaucoup que de semblables succès couronnent toutes les entreprises, et les captures se réduisent le plus souvent, depuis quelques années surtout, à cent cinquante ou deux cents peaux, c’est-à-dire à une somme à peine suffisante pour payer les avances des chasseurs.

En présence de ces faits, l’on se demande avec stupéfaction comment il se peut que les Acadiens n’aient point encore songé à améliorer leur industrie de prédilection en se pourvoyant de bateaux indépendants des brises et assez forts pour rompre les glaces qui les séparent des loups-marins. La réponse est assez facile : ils sont très loin, ils sont pauvres et leurs pères faisaient ainsi ; il est malheureusement un motif plus sérieux encore : ils ne s’entendent pas entre eux.

Mais si les Acadiens sont impuissants à modifier leurs procédés de chasse et à s’enrichir, comment expliquer qu’une industrie si avantageuse entre les mains des gens de Terre-Neuve n’ait encore tenté aucun capitaliste canadien ? Comment se fait-il que les quantités considérables de chairs et d’os abandonnés sur les glaces n’aient encore trouvé aucun emploi ?

J’espère qu’il n’en sera pas toujours ainsi et qu’un jour viendra où toutes ces matières perdues exciteront l’attention d’un homme intelligent et riche, qui saura leur acquérir, dans l’industrie, la place que je m’étonne de ne pas leur voir occuper.

  1. Note Quelques chasseurs de loups-marins affirment que cet animal peut rester presque indéfiniment sous l’eau sans revenir respirer à la surface. Il serait intéressant de savoir ce qu’il y a de vrai dans cette étrange allégation, que j’ai entendu affirmer de très bonne foi par des chasseurs paraissant peu portés au mensonge.
  2. À certaines époques, le loup-marin moins chargé de graisse s’engloutit très vite, surtout lorsqu’il est tué raide, et, s’il a été tiré à grande distance, il disparaît avant qu’on ait pu l’approcher d’assez près pour le saisir avec la main ou le harponner.