Récits du Labrador/L’anse Du Trépassé

L'Imprimerie canadienne (p. 49-57).


L’ANSE DU TRÉPASSÉ


Croyez-vous aux fantômes ?

Il va sans dire que cette question ne s’adresse pas à mon ami d’Outretombe, mais à vous, à vous qui me lisez ; y croyez-vous ?

J’aimerais à vous confier aujourd’hui comme toujours mes plus intimes pensées sur ce sujet émouvant ; et cependant, je ne l’ose, car les milieux que m’impose ma vie bouleversée ont tant d’influence sur moi qu’il m’arrive souvent d’hésiter entre ce qu’il m’est permis de croire et ce qu’il m’est permis de nier.

Près du monde, j’appartiens au septicisme le plus hideux ; loin de lui, tous mes doutes se dissipent et je deviens d’une candeur qui vous toucherait, s’il vous était possible d’en sonder la profondeur.

Sous l’œil de Dieu et dans le danger, j’ai vu les plus incrédules devenir plus naïfs que de jeunes enfants ; j’ai vu les esprits forts frissonner à la pensée du Diable et les croyants oublier la Divinité !

Dans une semaine je vais reprendre le chemin du Labrador et si, par aventure, il vous advenait un jour d’y naviguer sur mes traces, ne vous arrêtez jamais, un vendredi, à la baie du Trépassé. Cette baie, très longue, très étroite, très sombre, est entourée de toutes parts de mornes noirs élevés, sourcilleux, et de l’aspect le plus étonnant. Les rayons du soleil y pénètrent à peine et les nuits s’y font plus obscures et plus impénétrables que partout ailleurs.

Ce qui frappe le plus dans cette anse aux dimensions assez limitées, c’est la profondeur de l’eau.

Aux pieds des roches, on ne saurait atteindre le fond en filant soixante brasses de ligne. Ces masses liquides, à surface restreinte et à profondeur prodigieuse, presque toujours très sombres, me causent une impression indéfinissable de crainte et de curiosité. Elles font naître en moi les idées les plus invraisemblables et lorsque la nécessité me contraint à les traverser, ce n’est pas sans détourner souvent la tête et sans regarder si quelque saurien gigantesque, dernière épave encore vivante des races disparues, ne navigue pas dans mon sillage. J’éprouve un soulagement irraisonné à reprendre la haute mer et à revoir ses flots changeants et lumineux.

C’est dans cette baie que se montre tous les vendredis le fantôme d’un pauvre diable de pêcheur qui s’y noya un soir, il y a déjà bien des années. Il revenait du poste voisin avec son matelot. Tous deux avaient atteint les dernières limites de l’ébriété. Arrivé dans l’anse, le patron de la barque fit un faux mouvement et tomba à la mer.

— Jette-moi la haussière, cria-t-il à son compagnon.

Mais au moment où celui-ci se disposait à lui lancer le cordage sauveteur, il disparut tout à coup, sans qu’un geste ait fait soupçonner sa fatigue, sans qu’un cri ait indiqué une détresse imprévue. Du pauvre pêcheur, rien ne reparut jamais. Désolé et dégrisé, le survivant reprit sa course et, rentré chez lui, rendit compte à la famille du noyé de la triste fin de son camarade.

Depuis cette mort tragique, tous ceux qui se hasardent à traverser la baie un vendredi entendent le dernier cri du pêcheur : « Jette-moi la haussière ! » et quelques-uns affirment avoir vu son ombre, debout, entre deux eaux.

C’était en 187… ; obligé de rebrousser chemin à cause de mon engagé, Thomas, qui trouvait que nous étions bien trop loin de la rivière aux Canards, où je l’avais pris, nous arrivâmes un vendredi soir à l’entrée de la baie du Trépassé.

Ignorant qu’elle fût hantée, nous y pénétrâmes hardiment et, quelques instants avant la nuit, nous dressions notre tente sur une roche du rivage, où nous éprouvâmes toutes les difficultés du monde à la faire tenir et à hisser notre canot qu’alourdissaient quatre mois de navigation.

Après avoir soupé, aussi consciencieusement que possible, des reliefs d’un énorme saumon tué le matin même d’un coup de fusil, nous nous livrâmes tranquillement au sommeil. Nous étions l’un et l’autre sans inquiétude. Le canot, la tente et les provisions étaient placés au-dessus de l’atteinte des plus hautes mers, et rien, semblait-il, ne pouvait troubler un repos que nous avions bien gagné en pagayant tout un jour contre une brise assez forte. Je dormais comme un juste — c’est ainsi que je dors toujours — lorsque je fus subitement réveillé par un cri épouvantable, et mon engagé se jeta sur moi en hurlant :

— Ah ! mon Dieu ! quoi ce que c’est, monsieur ? Aidez-moi, aidez-moi !

Je le repoussai vigoureusement et, furieux, je lui criai :

— Qu’as-tu vu, s… imbécile ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Ni moi non plus, double idiot !

En colère, je suis d’une richesse d’expressions qui m’étonne souvent ; mais le pauvre garçon était si pâle, avait l’air tellement ahuri que je ne pus m’empêcher de rire. — Ne m’insultez pas, monsieur, me dit-il ; je ne sais pas ce que j’ai vu, mais ce que j’ai vu…

— Eh bien ! quoi ?

— C’était un homme. Un homme tout blanc. Il marchait dans l’eau… sous l’eau.

— Tu l’as vu ? À travers la toile de la tente ?

— Faut croire, monsieur.

— Tu as avalé trop de saumon et tu as eu le pesant, voilà tout.

— Peut-être bien, monsieur, mais c’est drôle tout de même, répondit-il d’un air peu convaincu.

Je le foudroyai de mon regard le plus chargé de mépris et, après avoir arrangé mes couvertures, je repris mon somme interrompu.

Le soleil était déjà haut sur l’horizon lorsque je me réveillai le lendemain matin. Thomas, rassuré, sans doute, par la présence de l’astre du jour, n’était plus sous la tente. Je sortis à mon tour et l’aperçus à quelques mètres au-dessus de moi, en contemplation devant un objet que je ne pouvais distinguer. Il me fit signe de venir le rejoindre et je grimpai jusqu’à lui en m’aidant des plantes qui poussent entre les anfractuosités des roches.

Sur un entablement assez large, et appuyée contre le flanc moussu du morne gisait une barge de pêche toute désemparée.

Une barge de pêche n’est pas une plume et les plus légères doivent au moins peser un millier de livres. Qui donc avait pu concevoir l’idée de transporter en pareil lieu, c’est-à-dire à vingt-cinq pieds au-dessus des hautes mers, une embarcation de cette taille et de ce poids ? Puis, dans quel but ?

Après y avoir songé quelques minutes, je renonçai à chercher plus longtemps la solution de cette énigme, et nous nous mîmes en mesure de partir. Une heure après, nous avions quitté l’anse où le brave Thomas avait failli périr de frayeur.

Il était midi lorsque je résolus de débarquer sur un îlot couvert de goëlands, dont les roches, de teintes très riches, avaient excité ma curiosité.

Nous profitâmes de cet arrêt pour dîner. Au milieu du repas, Thomas interrompit un moment le jeu de ses redoutables mâchoires pour me dire :

— Je l’ai vu, monsieur, je l’ai vu. J’ai cru que c’était un marsouin blanc, mais j’ai bien vite distingué ses yeux. Ah ! monsieur, quels yeux !

— Mais tu dormais, animal !

— Je vous crois bien, monsieur, pourtant je l’ai vu.

— En dormant, alors, et sais-tu comment cela s’appelle ?

— Non, monsieur.

— Cela s’appelle rêver.

Thomas haussa respectueusement les épaules et ne souffla plus mot.

Après une dernière tasse de thé, nous reprîmes la mer.

Le soleil se couchait quand nous mîmes pied à terre près d’un poste de pêcheurs où nous devions passer la nuit. Comme toujours, ces derniers vinrent nous rendre visite sous la tente et nous adressèrent les questions d’usage : d’où venez-vous ? où allez-vous ?

Nous répondîmes à ces questions.

— Ah ! vous venez de l’anse du Trépassé ?

— Et vous y avez passé la nuit ? dit un de nos interlocuteurs.

— Certainement, répondis-je.

— Et vous n’avez rien vu, rien entendu ?

— Non.

— Cependant, hier c’était vendredi.

— Oui… À propos, qu’est-ce donc, que cette barge échouée si haut, dans le fond de l’anse ?

— C’est la barge à Johnny !

— La barge à Johnny ! exclamai-je.

Mon étonnement était profond et le pêcheur, qui s’en aperçut, me dit d’un air très mystérieux et très grave :

— Je vais vous expliquer ça.

D’abord, il me conta l’histoire du pauvre diable que je vous ai narrée plus haut ; puis il dit :

— « Il y a trois ans environ, Johnny, qui a coutume de faire la fête de temps à autre, revenait en barge de Th… où il était allé en commission. Il était plein comme une morue ; mais le temps était beau, la mer tranquille, et il naviguait en chantant à tue-tête, ayant toujours eu le whiskey très gai.

« Arrivé à l’anse du Trépassé, il entendit tout à coup, tout près de lui, une voix qui lui criait : « Jette-moi la haussière, Johnny. » — Il n’en fit pas de cas. La voix renouvela sa prière ; il continua à chanter. À la troisième supplication, Johnny, impatienté, se leva en sacrant et, saisissant la haussière de sa barge, il la lança en disant :

« — Prends-la donc, ivrogne, depuis le temps que tu la demandes !…

« Au même instant, son embarcation fut transportée sur l’entablement où vous en avez trouvé les débris, et Johnny, quoique dégrisé par la frayeur, eut toutes les misères du monde à reprendre ses sens et à gagner sa maison, où il arriva deux jours après, à moitié mort de faim, de fatigue et de soif. »

J’avais écouté ce récit avec recueillement. Quand il fut terminé, je levai les yeux et je rencontrai ceux de Thomas. Ils exprimaient avec tant d’éloquence la terreur, le triomphe et le mépris, que je ne pus m’empêcher de rire, au grand scandale du narrateur.

— Vous n’y croyez donc pas, monsieur ? me dit-il.

— Si, si, répondis-je. C’est Thomas qui me fait rire. Il a pris votre noyé pour un marsouin blanc. Est-il bête, hein !

Thomas était indigné.

— Monsieur, me dit-il, je ne suis pas bien fin, mais je ne suis pas un monsieur ![1] Et je vois ce que je vois.

Après ces paroles épiques, je n’avais plus qu’à me taire… et je me tus.

Le lendemain, je continuai mon voyage.

Depuis, je n’ai jamais revu l’anse du Trépassé.

  1. Notes de l’auteur — Sur la côte un paresseux est un monsieur ! un fou est un monsieur ! un cochon est un monsieur ! etc…