Récits de l’histoire romaine au Ve siècle/04

Récits de l’histoire romaine au Ve siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 721-763).
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RECITS
DE L’HISTOIRE ROMAINE
AU CINQUIEME SIECLE

EUTYCHÈS ET LE CONCILE DU BRIGANDAGE.
LA QUESTION DES DEUX NATURES.


I.

La manie théologique qui était venue se loger dans le cerveau de Théodose II n’avait pas été plus heureuse à l’état, à la famille impériale, à lui-même, qu’à l’église, qu’elle agitait incessamment. Cette ombre de gloire militaire qui couronnait son règne au début s’était dissipée pour ne plus reparaîtra, quoique les généraux vainqueurs des Perses en 422 fussent encore debout pour la plupart, ou remplacés par d’autres qui les valaient. Il en était de même de cette réputation de sagesse que le fils d’Arcadius s’était acquise sous la tutelle d’Anthémius et de Pulchérie : tous les abus qu’il combattait alors, les pillages, les vols, les injustices, avaient repris faveur sous la domination des chambellans. L’honneur et la sûreté de l’empire au dehors, le bien-être des peuples au dedans, n’étaient plus la principale préoccupation du prince et de son gouvernement. Toutes les forces vives de l’état se consumaient en luttes religieuses, et tandis que l’empereur passait son temps à composer des symboles avec ses eunuques, à ourdir des intrigues ecclésiastiques avec les évêques, à régler, casser, confirmer des synodes, à déposer ou proscrire des prêtres ou des moines, l’or avait remplacé les armes sur les frontières de l’empire. Théodose s’était rendu tributaire des barbares pour obtenir une paix toujours marchandée, et d’autant plus fragile qu’elle coûtait plus cher. La politique romaine, encore fière et digne sous Théodose Ier ne connaissait plus sous son petit-fils que la ruse, la perfidie, l’assassinat au besoin, seule science à la portée des gardiens de gynécée, parmi lesquels il choisissait ses ministres. Et pourtant jamais plus formidable coalition de barbares n’avait menacé le monde romain et la civilisation : Gerséric était à Carthage, et Attila sur les bords du Danube.

À l’intérieur, sous ces dynasties successives d’eunuques par lesquels on pouvait compter les années de ce règne, il ne restait plus aux villes qu’une apparence trompeuse de prospérité, et la misère régnait dans les campagnes. Les impôts étaient écrasans, et toute la substance de l’état passait d’un côté aux mains des barbares qui vendaient la paix, de l’autre en divertissemens publics et en spectacles, car Théodose, si économe et si réservé dans son enfance, était devenu fou du théâtre et des combats de bêtes féroces. On raconte qu’un roi indien ne crut pas, sur sa réputation, lui pouvoir offrir de cadeau plus agréable qu’un tigre privé, dont Théodose II fit son compagnon, comme Valentinien Ieravait fait jadis de l’ours Mica qui mangeait à sa table, mais la ressemblance des deux princes s’arrêtait là.

Les bons ou les mauvais ministres se suivaient à de courts intervalles d’après les révolutions domestiques du palais. Si les eunuques triomphaient dans l’esprit du prince, l’empire le ressentait aussitôt par les détestables fonctionnaires qu’on lui imposait ; mais lorsque cette influence fatale faisait place à celle de l’impératrice Eudocie, ou même à colle de Pulchérie, qui se relevait encore de loin en loin, des intermittences de bonne justice administrative et de calme venaient rendre quelque vie aux provinces. L’histoire nous a conservé le nom du ministre Cyrus, arrivé au timon des affaires par la faveur d’Eudocie. C’était ce même Égyptien, poète distingué, dont nous possédons encore quelques pièces de vers, et qu’Athénaïs avait admis dans la familiarité de ses relations littéraires ; le caractère de l’homme et ses mérites divers avaient fait le reste. Cyrus était devenu préfet de la ville, consul et patrice. Modeste et intègre autant que savant, l’Égyptien ne se laissa pas éblouir par l’élévation et la soudaineté de sa fortune. « Ma prospérité est trop grande, disait-il à l’instar des anciens sages, elle me fait peur. » L’empire dut à cet excellent ministre quatre ans d’une administration qui rappela celle d’Anthémius, et Constantinople d’utiles travaux qui le rendirent populaire. Ainsi il rebâtit durant sa préfecture plusieurs quartiers de la ville ébranlés ou détruits par des tremblemens de terre, et construisit une muraille le long du Bosphore pour mettre le port à l’abri contre les incursions des pirates vandales, qui commençaient à courir les mers de la Grèce. Ces divers travaux furent appréciés de la ville comme un grand bienfait, et un jour que Cyrus assistait aux jeux du cirque l’empereur étant présent, le peuple cria : « Constantin a fondé Constantinople, Cyrus l’a renouvelée, et ce n’est pas tout ce qu’il saura faire. » Ce cri blessa l’orgueil de l’empereur, et le ministre fut perdu ; sa protectrice Eudocie venait de tomber en disgrâce, il tomba avec elle. À l’instigation des eunuques, redevenus tyrans. Théodose le dépouilla de sa préfecture et de tous ses honneurs ; il le força même comme par grâce à s’exiler dans un évêché de la Phrygie, où ses ennemis le poursuivirent encore, répandant le bruit qu’il était païen, parce que dans ses vers il avait employé les formules mythologiques, qui constituaient alors le langage de la poésie. Dégoûté de la méchanceté des hommes, Cyrus quitta son évêché pour aller s’ensevelir dans la retraite, et disparut du monde ; mais son souvenir est resté honoré dans l’histoire.

Si l’heureuse influence d’Eudocie dota l’empire d’un bon ministre, la crainte de Pulchérie et le désir de l’éloigner des affaires en amenèrent un bien détestable. Théodose, en guerre alors avec sa sœur, crut que rien ne déplairait plus à celle-ci que le retour de l’eunuque Antiochus au palais, de ce pédagogue persan donné par lezdjerd à Théodose enfant, et que Pulchérie avait eu hâte de renvoyer en prenant l’empire. Cette expulsion, devenue un mérite aux yeux de Théodose, lui fit rappeler Antiochus, avec qui il n’avait pas cessé d’entretenir des relations. Ce calcul d’ingratitude réussit mal au prince qui s’en rendait coupable. Tandis que Pulchérie, justement blessée, s’abstenait de conseils et d’observations vis-à-vis de son frère, celui-ci n’avait guère à se louer de son ministre. Antiochus, croyant s’être construit un empire absolu sur l’inimitié du frère et de la sœur, perdit toute mesure dans son administration tyrannique, toute réserve même et tout respect à l’égard du prince, qui fut enfin obligé de s’en défaire. Après l’avoir dépouillé de sa charge et de ses titres, après avoir rendu au fisc les biens qu’il avait volés. Théodose le fit pape, suivant l’expression d’un historien grec, c’est-à-dire qu’il le réduisit à la nécessité de demander par miséricorde qu’on l’ordonnât prêtre, puis il l’envoya finir ses jours dans une église de Chalcédoine. Ce ne fut pas tout : une loi rendue à son sujet exclut à jamais les eunuques de la dignité de patrice ; ce fut la seule trace du passage d’Antiochus dans le gouvernement de l’empire d’Orient.

Un autre Antiochus, préfet du prétoire et consul, fit plus d’honneur au caractère de Théodose, et fournit à ce règne sa seule page glorieuse : il publia en 438 le code théodosien, dont la rédaction avait duré neuf ans. C’était lui qui avait présidé, pendant ce long espace de temps, les deux commissions de hauts fonctionnaires et de jurisconsultes employées successivement à ce travail, dont le but était, comme on sait, de réunir en un seul corps de loi les ordonnances des divers princes qui s’étaient succédé depuis Constantin. Ces princes, tous chrétiens à l’exception d’un seul, portaient alors le nom de légitimes, par lequel on les distinguait des césars païens. Dans ce cycle de cent vingt-six ans, quinze empereurs avaient travaillé à régler toutes les parties de l’administration militaire, civile et ecclésiastique : le code théodosien relia les dispositions diverses de leurs actes, en les coordonnant et les abrégeant. Dès que ce grand ouvrage fut achevé, Théodose décréta que les lois comprises dans son code auraient seules autorité en Orient, et serviraient de règle certaine pour la jurisprudence des tribunaux. Il prit en même temps des mesures pour le faire admettre au même titre dans l’empire d’Occident, et on a retrouvé, il y a quelques années, le procès-verbal de cette adoption par le sénat de Rome. Les lois rendues postérieurement soit en Orient, soit en Occident, et qu’on désigna par le mot de novelles, ne furent plus dès lors applicables d’un empire à l’autre qu’après avoir été revêtues de l’approbation des deux princes, afin d’établir dans toute l’étendue du monde romain le même esprit de gouvernement et l’uniformité de la discipline.

L’empire, reconnaissant du bienfait, put en reporter le mérite, pour la plus grande part, à Pulchérie, sous l’influence de laquelle toutes les bonnes idées s’étaient élaborées autrefois ; mais aujourd’hui l’ancienne régente était devenue étrangère à l’administration de l’état comme à sa politique. Les deux quartiers habités l’un par l’empereur et l’impératrice, l’autre par les vierges-reines, formaient dans l’enceinte du palais comme deux palais séparés, ou plutôt deux citadelles ennemies dont l’abord était gardé par les eunuques. Quelle que fut la gravité des affaires, Théodose ne recourait plus à cette admirable conseillère qui l’avait si bien conduit, lui et l’empire, pendant près de dix ans ; elle-même s’abstenait de paraître pour ne point donner prétexte à la jalousie de son frère et au reproche répété par les courtisans, qu’elle ne voulait voir en ce frère qu’un pupille. Il y avait pourtant des circonstances où l’effacement volontaire lui eût paru un crime, c’est lorsqu’elle croyait la foi en péril par les mesures de l’empereur et de la cour. Elle sortait alors de sa retraite avec l’autorité morale de son rang et de ses anciens bienfaits, et Théodose s’inclinait devant elle. Pour empêcher ces retours passagers de puissance et venir ainsi en aide à la faiblesse de leur maître, les eunuques dirigeans formèrent plus d’une fois le complot de la faire sortir du palais. Chrysaphius y réussit enfin, comme nous le verrons ; mais en cherchant à combattre par ces indignes moyens la popularité d’Augusta, on ne réussit qu’à l’accroître. Retranchée en quelque sorte dans le domaine des opinions religieuses, où elle était inviolable, elle s’y fit la protectrice de l’orthodoxie, battue en brèche par la cour. Les évêques s’adressèrent à elle dans leurs plaintes comme dans leurs vœux, et Pulchérie disgraciée, exilée du gouvernement, fut la souveraine du parti catholique.

La discorde qui avait séparé la sœur du frère n’épargna pas les deux belles-sœurs ; Eudocie en toute occasion embrassa la cause de son mari contre la femme qu’elle avait longtemps appelée sa mère. Dans les questions religieuses, où Pulchérie mettait tant d’intérêt, elle trouvait toujours en face d’elle sa filleule Athénaïs liguée contre sa croyance avec la cour, nestorienne d’abord, eutychienne ensuite, alors que Pulchérie restait invariablement attachée à la foi traditionnelle de l’église. Cette opposition déclarée avait valu à l’impératrice quelque ascendant sur Théodose ; elle patronnait parfois les ministres, Cyrus par exemple, et prenait part aux affaires. Cette rivalité de pouvoir entre les Augusta fut envenimée, suivant le dire de plusieurs historiens, par une autre plus personnelle, plus sensible au cœur des femmes, la jalousie.

J’ai parlé à plusieurs reprises de Paulinus, ce jeune compagnon d’études de Théodose, devenu son ami dans l’âge mûr, et qui, par les conseils de Pulchérie, avait décidé l’empereur incertain à épouser Eudocie. J’ai dit comment la fille de Léontius avait reconnu ce service en admettant le jeune paranymphe dans l’intimité de sa société, et comment celui-ci, admirateur du talent et de la beauté, s’était pris d’une vive passion pour elle, tandis que lui-même, à son insu, inspirait de pareils sentimens à l’austère Pulchérie. Eudocie payait cette passion d’une amitié dévouée, mais où l’amour (elle l’assura du moins) n’entra jamais pour rien. Leurs relations durèrent sur ce pied pendant plus de vingt ans, Paulinus la voyant chaque jour et recevant toutes ses confidences. Non-seulement la faveur d’Eudocie l’avait élevé aux plus hautes dignités de l’état, mais elle l’avait fait recevoir comme commensal à la table impériale, honneur domestique fort apprécié à la cour des césars et que l’on désignait par le titre de convive du prince. Pour le moment, il exerçait les importantes fonctions de préfet du prétoire. Plus d’une fois la malignité publique, éveillée par cette fortune rapide, avait essayé d’inquiéter Théodose, et plus d’une fois aussi le prince avait conçu des soupçons que la réflexion avait ensuite écartés, lorsqu’un incident étrange vint lui ouvrir les yeux, ou, pour mieux dire, donner à ses appréhensions une apparence de réalité. Cet incident, malgré une couleur un peu légendaire, a passé dans l’histoire, et nous ne l’omettrons pas ici, d’abord parce qu’il figure chez presque tous les historiens grecs postérieurs au Ve siècle, et ensuite parce qu’il sert de transition vers une catastrophe d’une authenticité historique incontestée. Voici la version la plus vraisemblable.

C’était au commencement de l’année 440. Un paysan de la Phrygie, qui avait récolté dans son verger une pomme d’une grosseur et d’une beauté extraordinaires, eut l’idée de l’offrir à Théodose comme un échantillon des prospérités dont le ciel comblait son règne. Il se rend à Constantinople avec son offrande, et se range sur le passage de l’empereur et de l’impératrice lorsqu’ils s’acheminaient à pied vers l’église le jour de l’Epiphanie. Théodose était d’un abord facile aux gens du commun ; le Phrygien s’approche, lui présente la pomme, que le prince admire et donne à l’impératrice après avoir fait compter au campagnard cent pièces d’argent. L’impératrice, émerveillée à son tour, la fit porter comme une surprise à son ami le préfet du prétoire Paulinus, que des douleurs de goutte retenaient dans sa maison, sans lui faire savoir qui la lui envoyait : de là vint tout le malheur.

Paulinus trouva le fruit si admirable qu’en bon courtisan il en voulut faire hommage au prince ; Théodose, en le recevant, fut grandement étonné, et ses soupçons lui revinrent à l’esprit. Courant aussitôt chez l’impératrice, il lui demande d’une voix irritée où est la pomme qu’il lui avait donnée. À cette question, et au ton dont elle était faite, l’impératrice resta interdits ; puis, revenant de son trouble, elle dit résolument qu’elle avait voulu la goûter et l’avait mangée avec délices. « Eh bien ! s’écria l’empereur en rejetant le voile qui la couvrait, la voilà, et c’est Paulinus qui me l’envoie ! » Une explication violente s’ensuivit dans laquelle l’impératrice protesta de son innocence, — protestation qu’elle renouvelait, dit-on, vingt ans plus tard à son lit de mort. Si le mari conserva des doutes, l’empereur ne voulut pas qu’on pût dire qu’un sujet avait impunément attenté à l’honneur de son lit ; il fit prendre Paulinus à l’instant même, et le fit conduire par des soldats à Césarée, en Cappadoce, où on lui trancha la tête. Eudocie, remplie de douleur, offensée d’ailleurs de l’affront que ce meurtre faisait rejaillir sur elle, déclara à son mari qu’elle se séparait de lui pour jamais, et lui demanda l’autorisation d’aller finir ses jours à Jérusalem; il l’accorda, et elle partit.

La ville sainte ne lui était pas étrangère : elle l’avait visitée après le mariage de sa fille Eudoxie, en 437, pour l’accomplissement d’un vœu, et son voyage alors n’avait été qu’une suite de triomphes. Dans la grande cité d’Antioche, où elle avait fait halte en passant, elle avait été reçue au sénat sur un trône d’or enrichi de pierreries, au milieu de l’assemblée curiale, des notables citoyens et du peuple. Comme les discours étaient de toutes les fêtes dans cette patrie des rhéteurs syriens, la fille de Léontius entendit son panégyrique, auquel elle répondit sur-le-champ, ne voulant pas qu’Athènes restât muette devant Antioche. Son improvisation, tout à la louange de cette ville, se terminait par ce vers d’Homère : « je suis fière de me dire de votre race, et de sentir dans mes veines le même sang que vous, » faisant allusion aux colonies helléniques qui avaient peuplé dans l’origine la métropole de la Syrie. Ces paroles flatteuses valurent à la savante impératrice des acclamations enthousiastes : le sénat lui fit dresser une statue d’or dans la salle de ses séances, le peuple une de bronze dans son académie, qui s’appelait le Musée, à l’instar de celle d’Alexandrie. Tel avait été son premier voyage, dont le souvenir dut lui causer plus d’un regret. Les temps étaient bien changés ; et cette fois elle traversa rapidement le territoire d’Antioche, le chagrin au cœur et la rougeur au front.

Installée à Jérusalem dans un appareil convenable à son rang, au milieu d’une petite cour d’officiers impériaux et d’ecclésiastiques, elle entreprit de se concilier l’appui des habitans et celui du clergé. Elle commença la reconstruction à ses frais des murailles de la ville, en grande partie ruinées ; elle bâtit ou répara des églises, et ses libéralités s’adressèrent surtout aux monastères, qui lui donnèrent le surnom de Nouvelle-Hélène. Elle cherchait à se faire par tous ces moyens une popularité qui la mît à l’abri des colères renaissantes de Théodose et des vexations de ses ministres. Peut-être déjà songeait-elle à se créer dans ce coin reculé de l’empire une petite souveraineté indépendante du gouverneur de la province, comme elle parvint plus tard à le faire ; mais le gouverneur vit dans ces recherches de popularité un complot contre l’état, et surtout contre son omnipotence : il dénonça donc comme coupable de mêlées dangereuses et presque de révolte l’exilée qu’il avait mission de surveiller. Le châtiment ne se fit pas attendre. Un matin, Eudocie vit arriver dans son palais de Jérusalem le comte des domestiques, Saturninus, qui s’empara d’abord de ses deux ministres principaux et les fit mettre à mort. C’étaient le prêtre Sévère et un diacre Jean, qui, après avoir vécu à Constantinople dans l’intimité de sa maison, n’avaient pas voulu se séparer d’elle, et étaient dans son exil les instrumens fidèles de ses desseins. Outrée de cette indigne offense, Eudocie fit à son tour saisir et tuer Saturninus. Un ordre de l’empereur lui supprima dès lors son palais, ses officiers, sa pension impériale, et la réduisit à une condition privée. Elle accepta tout sans murmure, continuant à faire dans la mesure de sa pauvreté le bien qu’elle ne pouvait plus faire magnifiquement et en souveraine.

Elle vivait ainsi depuis plusieurs années quand une révolution du palais de Constantinople vint changer son sort encore une fois. Avec la même soudaineté qu’on avait mise à la frapper par la main de Saturninus, elle fut avertie que l’empereur la rappelait. L’ascendant de Pulchérie, rentrée en faveur après son départ, avait suscité une nouvelle attaque des eunuques, dont le chef était alors ce Chrysaphius, qui fut plus funeste à la maison de Théodose que Genséric ou Attila. C’était un ancien esclave, barbare d’origine, dont le vrai nom était Tzuma. Aucun de ceux qui avaient dominé jusque-là le fils d’Arcadius ne porta au même degré l’astuce, l’avarice, la cruauté, le génie de l’intrigue et de la basse flatterie ; mais ces vices furent précisément ce qui lui donna prise sur le faible empereur. Il le séduisit surtout, dit-on, par son air noble et sa démarche majestueuse : aussi Théodose en fit-il le commandant de ses gardes et son grand-spathaire ; on nommait ainsi l’officier qui portait devant le prince l’épée de l’empire. La surveillance de Pulchérie déplut à cet important personnage, qui se mit en tête de l’écarter sans retour cette fois. Il recommença près du frère les suggestions perfides, qui réussissaient toujours, irritant cet esprit ombrageux par des calomnies sur l’ambition de sa sœur, tandis qu’il lui donnait le regret de sa femme, et s’efforçait de le réconcilier avec elle. Chrysaphius se disait qu’une fois rentrée au palais, Eudocie l’aiderait à en chasser pour jamais son ancienne rivale, et qu’à eux deux ils seraient maîtres absolus de l’empereur. L’idée de se venger de sa belle-sœur, à qui elle attribuait une part dans les colères qui avaient eu pour résultat sa disgrâce et le meurtre de son ami, plut apparemment à l’impératrice tout autant qu’une réconciliation avec son époux. Elle revint à Constantinople, et les deux Augusta se trouvèrent encore une fois en présence dans les machinations de Chrysaphius. La lutte domestique se réveilla donc avec une ardeur plus grande de la part d’Eudocie, lorsqu’en 448 une nouvelle tourmente religieuse vint détourner les esprits des mesquines intrigues du gynécée pour les rejeter dans les agitations de doctrines qui avaient précédé la mort de Nestorius.


II.

Dix-sept ans s’étaient écoulés depuis le concile d’Éphèse, et les principaux acteurs de ce grand drame avaient disparu de la scène du monde. Jean d’Antioche était mort, et Cyrille l’avait suivi de près ; le comte Irénée, devenu évêque de Tyr, expiait dans l’exil son ancien attachement à Nestorius, son maître. Théodoret seul restait debout, réservé par la Providence à des luttes plus grandes encore ; pour le moment, il était relégué dans son diocèse avec défense d’en sortir. Son crime était d’avoir dit en apprenant la mort de Cyrille : « L’Orient et l’Egypte sont désormais unis ; l’envie est défunte et l’hérésie ensevelie avec elle. » Il n’y avait plus de troubles nulle part. L’église orientale reposait de cette lassitude de corps qui simule le calme de l’âme, lorsqu’en 448 la querelle de Marie theotocos se réveilla tout à coup comme la flamme d’un incendie mal éteint.

Dans cette banlieue monastique de Constantinople qui formait autour de la seconde Rome comme un pomœrium sacré, où retentissaient jour et nuit les louanges du Seigneur, vivait un archimandrite déjà sur le déclin de l’âge et qui se nommait Eutychès. Le monastère qu’il gouvernait était un des plus considérables, et ne contenait pas moins de trois cents moines. Eutychès y était entré enfant et appartenait à la classe des moines qui, à l’instar de Dalmatius, avaient fait vœu de ne jamais sortir vivans de leur cloître ; mais, comme Dalmatius, il en était sorti pour le service de l’église. Amené au concile d’Éphèse par le désir de défendre la vérité sur l’incarnation, il y avait combattu au plus épais des cyrilliens. Là, il s’était rencontré avec cet ancien avocat de Constantinople, Eusèbe, devenu depuis évêque de Dorylée, qui, après avoir affiché sur les murs de la ville impériale la première dénonciation publique contre l’hérésiarque, était venu coopérer à sa condamnation.

Eutychès n’était pas savant, et ne se piquait guère de l’être. Il connaissait bien les Écritures ; mais, quant à l’exégèse et aux sentimens des pères, il n’en faisait aucun cas, prétendant que, puisque Dieu avait fait un livre, il avait mis dans ce livre tout ce qu’il nous convient d’apprendre, et que c’était à nous de savoir le lire. Malgré cette outrecuidance, qui rappelait beaucoup celle de Nestorius, Eutychès ne revint pas du concile d’Éphèse tel qu’il y était entré : il en revint théologien, et théologien transcendant, à son avis du moins. En repassant dans la solitude du cloître les souvenirs des grandes scènes auxquelles il s’était mêlé avec passion, il lui sembla que le concile n’avait accompli qu’une moitié de sa tâche, et qu’à lui était réservé le devoir de l’achever. Le concile avait condamné en Nestorius une doctrine qui faisait prévaloir l’humanité dans la personne de Jésus-Christ, mais il n’avait pas défini suffisamment le mystère de l’Incarnation, il n’avait pas dit quelle part incombait à la divinité dans l’union des deux natures du Sauveur, et surtout il n’avait pas spécifié le caractère de son humanité. Tels étaient les reproches qu’Eutychès faisait à l’assemblée d’Éphèse ! et il se flatta de remplacer cette œuvre incomplète par un système plus complet, puisé dans un ordre d’idées plus élevé.

Se mettant à l’opposite de Nestorius, il exagéra la divinité dans la personne du fils de Marie. Suivant lui, non-seulement le Verbe divin, hypostase de la Trinité, avait pris une seconde génération dans le sein de Marie ; mais les élémens de cette seconde génération appartenaient encore à la Divinité, et leur humanité n’était qu’apparente. Consubstantiel à son père, Jésus ne l’était point à sa mère ; il n’avait rien tiré d’elle en tant que créature humaine semblable à nous ; mais elle avait été mère d’un fils qui, par le corps comme par l’âme et l’esprit, appartenait à la Divinité. Quand on pressait de questions Eutychès sur ces délicates matières, il ne répondait rien en public ; mais on l’entendit professer en particulier, tantôt que le corps de Jésus avait été formé d’une substance éternelle comme Dieu même et existant avant le temps pour être unie plus tard au Verbe divin quand l’heure de la rédemption des hommes serait venue, — cela ressemblait beaucoup à la préexistence des êtres enseignée jadis par Origène ; tantôt Eutychès faisait créer le corps de Jésus par le Verbe divin lui-même et de sa substance divine au sein de la vierge Marie. Dans tout cela, Marie n’était point véritablement mère ; elle n’était que dépositaire d’un être divin qui n’avait des hommes que la figure et, comme disait saint Paul, « une forme d’esclave. » En outre il n’y avait plus de rédemption, car la rédemption implique un médiateur entre la race d’Adam et le Créateur, qu’elle avait offensé. Nous n’avons pas la coordination de son système, sur lequel il refusa constamment de répondre devant ses juges ; mais nous en avons assez pour savoir qu’à son insu sans doute Eutychès n’était qu’un enfant de l’apollinarisme.

Au reste, si contraires que fussent les opinions de l’archimandrite à l’essence même du christianisme, si extravagantes qu’on pût parfois les juger, elles furent accueillies avec grande faveur dans son monastère, d’où elles passèrent dans les autres. Nestorius n’avait obtenu aucun succès dans ces asiles de la vie ascétique et de la contemplation. Des hommes pour qui le plus haut degré de perfection était d’étouffer en eux la nature humaine, et qui travaillaient incessamment à ce but, avaient peine à s’imaginer que Dieu, descendu sur la terre pour nous instruire et nous sauver, eût chargé à plaisir sa divinité de cette dépouille terrestre qu’il fallait rejeter loin de soi pour se rapprocher de lui. Les solitaires étaient naturellement idéalistes par leur vocation et par leur genre de vie. Le nestorianisme pouvait plaire aux gens du monde, qui cherchent une sorte de philosophie raisonnée dans les mystères de la religion ; l’eutychianisme était fait pour attirer les convictions ardentes, les imaginations aventureuses, qui embrassent un mystère avec d’autant plus de foi qu’il est plus éloigné du raisonnement.

Ce novateur, enterré dans un couvent, s’était pourtant fait connaître au dehors, et c’est ce qu’il désirait, car il avait la prétention de devenir un chef de secte. Cette prétention, il finit par la réaliser ; mais il en avait une autre aussi dont on parlait beaucoup, celle d’être archevêque de Constantinople, et il avait fait sous main concurrence à l’archevêque d’alors, Flavien, nommé depuis peu à ce siège. Eutychès, riche de patrimoine, savait placer ses libéralités à propos pour gagner des protecteurs et des amis. S’il ne sortait pas de son monastère, il y attirait des auditeurs ; on l’écoutait, on l’applaudissait, on allait le vanter au dehors. De hauts personnages le fréquentaient : un de ses visiteurs assidus était l’eunuque grand-chambellan Chrysaphius, qui l’appelait son père, parce qu’il avait été relevé par lui de la cuve baptismale. Cette paternité religieuse, très respectée dans les premiers temps de l’église, avait créé entre le principal ministre de Théodose et le moine novateur un très puissant lien d’affection. Lorsque Chrysaphius revenait du monastère au palais, il ne tarissait pas d’éloges sur l’homme qu’il venait d’entendre et sur les admirables choses qu’Eutychès lui avait révélées. La cour faisait chorus, et Théodose devint bientôt lui-même un des plus ardens fauteurs de l’eutychianisme. Une telle faveur au palais du prince attira autour d’Eutychès une petite cour de solliciteurs de l’église ou du monde, et ce moine reclus pour la vie devint un personnage qui pouvait nuire ou protéger.

Un jour de l’année 448 et vers le commencement de cette année, il reçut la visite d’Eusèbe de Dorylée, que les affaires de son église amenaient à Constantinople. Les deux amis reprirent avec abandon leurs conversations d’autrefois sur le mystère de l’Incarnation, et Eusèbe s’étonna des changemens survenus dans la croyance de l’archimandrite. Comme Eusèbe était fort entier dans ses opinions, il discutait, hochait la tête à chaque mot de son interlocuteur, voulait lui faire comprendre qu’il se trompait et le ramener à la vraie doctrine ; mais Eutychès avait l’orgueil du sectaire, et les deux amis ne tardèrent pas à se brouiller. Sur ces entrefaites, l’archevêque de Constantinople, pris pour arbitre par des évêques de Lydie en discussion sur leurs prérogatives, convoqua l’un de ces synodes qu’on appelait dans la primitive église conciles de ville ou conciles locaux, qui se composaient d’évêques étrangers que le métropolitain trouvait sous sa main. L’archevêque de Constantinople, quoique la question fût de peu d’importance, ne voulut pas la résoudre sans consulter, et la soumit au synode où l’évêque de Dorylée Eusèbe fut appelé un des premiers ; mais avant d’aller plus loin, je dois dire quel était l’archevêque de Constantinople et dans quels termes il se trouvait soit avec son clergé, soit avec la cour ; ceci importe à l’éclaircissement des choses qui vont suivre.

Flavien, archevêque de Constantinople, était trésorier de cette église et gardien des vases sacrés lorsqu’en 446 la mort de Proclus laissa le siège épiscopal vacant ; il y fut porté par l’estime publique. Flavien possédait toutes les vertus privées qu’on recherche dans un citoyen et dans un prêtre : il était indulgent, désintéressé, charitable, ami de la conciliation et du pardon ; mais l’énergie, qui est l’âme des vertus publiques, lui manquait. Il avait assisté au concile d’Éphèse dans ce parti de catholiques modérés qui repoussaient les excès de doctrine en même temps que l’esprit de persécution, parti dont Théodoret était resté le chef. Flavien était en correspondance intime avec lui ; cependant il ne possédait point cette trempe de caractère qui rendait l’évêque de Cyr, frappé de relégation, si redouté des hommes de trouble et si respecté des autres. Sa foi était la foi orthodoxe, également éloignée des tendances nestoriennes et apollinaristes. Il connaissait Eutychès et le ménageait, non assurément par sympathie d’idées, mais par tolérance et mansuétude de cœur, ne le croyant pas dangereux, et sentant bien néanmoins qu’il ne fallait pas donner à son orgueil le stimulant de la persécution.

Flavien n’était pas bien en cour, et pour plusieurs raisons. En premier lieu, il avait contrarié l’eunuque Chrysaphius en acceptant une place que celui-ci convoitait pour son parrain Eutychès ; en second lieu, il l’avait blessé dans son avarice. Un usage qui sentait beaucoup la simonie s’était introduit dans l’église de Constantinople. Depuis assez longtemps, probablement depuis la domination des eunuques, il était de règle que l’archevêque nouvellement nommé dans la ville impériale envoyât à l’empereur comme don de bienvenue des eulogies : on appelait ainsi des pains de farine choisie, non consacrés, mais bénits, que les évêques envoyaient aux personnages à qui ils voulaient faire honneur. L’avidité des fonctionnaires du palais avait peu à peu transformé ces pains en une somme d’argent que l’on appelait pareillement les eulogies. C’était un honteux tribut que les archevêques de Constantinople s’étaient résignés à payer pour bien vivre avec la cour. Flavien s’y refusa, et à la réclamation qui lui fut faite par Chrysaphius des eulogies qu’il avait oubliées, il envoya pour l’empereur quelques petits pains de pur froment. Chrysaphius ne voulut pas les recevoir. « Ce n’est pas du pain qu’on envoie à l’empereur, lui fit-il dire, c’est de l’or. » L’archevêque répondit qu’il n’en avait point, que le revenu des églises appartenait à Dieu d’abord, puis aux pauvres, et, comme Chrysaphius insistait, il lui envoya les vases sacrés de sa basilique. La colère de Chrysaphius fut au comble ; il repoussa sans doute ces étranges eulogies, qui auraient fait de lui aux yeux du peuple un spoliateur du sanctuaire ; mais il ne le pardonna jamais Flavien.

Une troisième aventure brouilla Flavien avec l’empereur. On a vu comment la guerre s’était renouvelée dans le palais entre Pulchérie et son frère. Théodose, grâce à la coalition d’Eudocie et du grand-chambellan, avait fini par se persuader que l’honneur de son règne allait être terni, si l’ancienne régente n’était absolument éloignée de la cour ; mais la chose importante était de l’éloigner sans éclat, car Théodose balançait entre le scandale d’une rupture publique avec cette sœur si vénérée et l’inconvénient de sa présence au palais. L’esprit fécond de Chrysaphius imagina un moyen terme. Aidé de l’impératrice, il fit entendre au prince que Pulchérie, de plus en plus dégoûtée du monde, n’aspirait qu’à une profession religieuse entière, que son désir surtout serait d’être attachée à l’église de Constantinople comme diaconesse à cause de Flavien, dont elle faisait un cas tout particulier, bien qu’elle renfermât ce désir en elle-même, de peur d’offenser son frère et d’être rebutée par l’archevêque. Cette fable plut à Théodose. Sans chercher à en savoir plus long, il fit venir aussitôt Flavien, et lui demanda comme un grand service pour la famille impériale, à qui il épargnerait des scènes douloureuses, d’ordonner diaconesse Pulchérie-Augusta la première fois qu’il la verrait et sans l’avertir d’avance. Flavien était honnête, comme je l’ai dit ; il était attaché à la fille d’Arcadius ; il comprit qu’il y avait là-dessous quelque complot odieux, et lui écrivit de ne pas se présenter à la basilique, « qu’il y allait de leur sûreté à tous deux. » Pulchérie partit aussitôt pour l’Hebdomon dans un exil volontaire, jusqu’à ce que les temps fussent devenus meilleurs. Le coup était manqué : l’empereur vit que sa confidence avait été trahie par Flavien, qu’il prit dès lors en aversion. Telles étaient les causes de discorde entre la cour et l’archevêque de la ville impériale lorsque commença la querelle d’Eutychès.

Le 8 novembre, le synode, assemblé dans la salle du conseil de l’église cathédrale, sous la présidence de Flavien, allait se séparer après avoir terminé sans difficulté l’affaire de Lydie, lorsqu’Eusèbe de Dorylée se leva, tenant une requête à la main. « Je demande, dit-il, que cette requête soit lue et insérée aux actes. » C’était une dénonciation contre Eutychès. Elle portait que l’archimandrite Eutychès ne cessait de proférer des blasphèmes contre la foi, qu’il parlait des clercs avec mépris, et accusait Eusèbe lui-même d’être hérétique. Eusèbe priait donc le concile de le faire venir pour répondre à son accusation. « Je suis surpris de cette plainte, dit Flavien lorsqu’Eusèbe eut fini ; prenez la peine de voir l’archimandrite et de l’entretenir, et, si vous trouvez qu’en effet il n’a pas une bonne croyance, le concile le fera appeler pour se défendre. — J’étais son ami auparavant, répondit Eusèbe, et je lui ai parlé sur ce sujet non pas une ou deux fois, mais vingt ; je l’ai instruit, je l’ai averti, et il persévère à dire des choses qui blessent la foi. Faites-le venir, je vous en conjure, car il corrompt son monastère. » Flavien insista dans une pensée de paix, « Retournez vers lui, dit-il paternellement à Eusèbe ; parlez-lui encore, et faites qu’il n’éclate pas quelque trouble nouveau dans l’église. — Je n’y retournerai point, répliqua aigrement l’ancien avocat ; je suis trop las d’entendre ses blasphèmes. » Le concile décida qu’Eutychès serait mandé devant lui en vertu de la requête.

Six jours après, les évêques se réunissaient de nouveau ; Eusèbe avait pris place au banc des accusateurs. Remarquant qu’ils n’étaient que dix-huit sur quarante présens à Constantinople, il se plaignit de ce petit nombre, et fit observer que probablement on ne les avait pas tous convoqués : le reproche tombait directement sur Flavien, qui se défendit en promettant de stimuler le zèle des absens. Eusèbe requit la lecture des deux lettres principales de Cyrille sur l’incarnation, savoir : le tome à Nestorius et une lettre adressée par ce patriarche à celui d’Antioche. La lecture achevée, il déclara que c’était là sa croyance et le thème de son accusation contre Eutychès, invitant les membres du concile à faire une semblable déclaration. Flavien fit alors une brève exposition de sa foi, qui fut inscrite au procès-verbal, et que nous donnerons ici tout entière comme une pièce de grande importance dans le procès. « Je crois, dit-il, que Jésus, fils de Marie, est Dieu parfait et homme parfait, composé d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel à son père selon la divinité et à sa mère selon l’humanité, et que des deux natures unies en une hypostase et une personne il résulte après l’incarnation un seul Jésus-Christ. » Les dix-sept évêques présens répétèrent la même profession de foi quoique en termes différens. On remit à la séance suivante l’audition des commissaires chargés de présenter à Eutychès la citation à comparaître devant le concile ; or voici ce qui était arrivé.

L’archimandrite avait refusé la cédule d’assignation en disant qu’il avait fait vœu de ne point sortir de son monastère et d’y demeurer en quelque sorte comme dans un sépulcre, puis il avait déclaré entre leurs mains, comme représentant le concile, que l’évêque Eusèbe, son mortel ennemi depuis longtemps, n’intentait cette accusation que pour lui faire injure. « Je suis prêt à souscrire aux expositions de foi des pères de Nicée et d’Éphèse, avait-il ajouté ; mais, s’ils se sont trompés en quelque expression, je ne veux ni la reprendre ni la recevoir, car je n’étudie que l’Écriture comme plus certaine que les expositions de doctrine. Ma foi est celle-ci : après l’incarnation, j’adore une seule nature du Verbe incarné. » C’était une phrase de Cyrille qu’il reproduisait, phrase ambiguë, obscure, comme plusieurs des anathématismes, et sur laquelle Eutychès avait en partie construit son système. « On m’a calomnié en me faisant dire que le Verbe a apporté sa chair du ciel : je ne l’ai point dit ; mais, que notre seigneur Jésus soit fait de deux natures unies selon l’hypostase, je ne l’ai point appris dans les expositions des pères, et m’y montrerait-on quelque chose de semblable, je le rejetterais, attendu que les saintes Écritures valent mieux que la doctrine des pères. Je confesse que celui qui est né de la vierge Marie est Dieu parfait et homme parfait : je ne confesse pas qu’il ait une chair consubstantielle à la nôtre. » Telle fut la profession de foi d’Eutychès, apportée par les commissaires en même temps que son refus de comparaître. Eusèbe demanda qu’il fût cité une seconde fois et entendu en personne. « Il est important, dit-il, d’avoir l’œil sur ses menées, car en ce moment même il fait colporter dans tous les monastères de Constantinople un formulaire de sa doctrine pour obtenir des signatures et exciter une sorte de sédition contre le concile. » Le fait était vrai.

La seconde citation n’eut pas plus d’effet que la première ; les prêtres Mammas et Théophile, qui l’apportaient, trouvèrent le couvent fermé et gardé par les moines comme une forteresse. « Que voulez-vous ? leur dirent ceux qui faisaient sentinelle devant la porte. — Avertissez votre archimandrite, répondirent-ils, que nous avons à lui parler de la part de l’archevêque et de tout le concile. — L’archimandrite est malade et ne peut vous voir, reprirent les moines ; mais que lui voulez-vous ? dites-le-nous. — C’est à lui-même que nous sommes envoyés, répliquèrent les commissaires, à lui-même que nous devons remettre une citation par écrit que nous tenons en main. » Les moines entrèrent, ressortirent, firent beaucoup d’allées et venues, puis amenèrent avec eux un autre moine, nommé Eleusynius, que l’archimandrite envoyait, disaient-ils, pour connaître ce qu’on lui signifiait. Les commissaires du concile parurent choqués de cette inconvenance et firent mine de partir. Les moines alors semblèrent troublés ; ils se chuchotèrent à l’oreille, puis, comme prenant un parti, ils introduisirent les deux prêtres dans le bâtiment de l’archimandrite. Cette dernière scène se passait dans la cour intérieure de l’édifice.

L’archimandrite était devant une table entouré de hauts fonctionnaires de son couvent, savoir : le prêtre Narsès, son syncelle, le diacre Constantin, son apocrisiaire, Eleusynius, un de ses conseillers, et Maxime, archimandrite d’un couvent voisin et son ami. Il tenait à la main un papier dont il voulut charger les commissaires pour le concile ; ceux-ci le refusèrent, disant : « C’est à vous de venir vous expliquer vous-même. » Il voulut leur lire ce que contenait ce papier, ils s’y refusèrent également ; il le souscrivit alors et dit qu’il le ferait remettre au concile par une autre voie. « Que me veut-on ? répétait-il ; je suis vieux et cassé, l’évêque et le concile le savent bien ; ils savent aussi que je me suis fait une loi de ne point sortir de ce monastère, si la mort ne m’y contraint. On peut faire de moi tout ce qu’on voudra ; je prie seulement que personne ne vienne pour une troisième citation, je la tiens pour faite. » Comme les commissaires allaient sortir, il les entreprit sur le dogme de l’incarnation. « En quelle écriture, leur disait-il, trouve-t-on ces mots, deux natures ? Et qui des saints pères a dit que le Verbe ait deux natures ? — Mais vous, répondit le prêtre Théophile, montrez- nous donc en quelle écriture on trouve le mot consubstantiel ? — Il n’est pas dans l’Écriture, reprit Eutychès, il est dans l’exposition des pères. — Eh bien ! il en est de même des deux natures. » Comme il disait que le Verbe incarné est venu relever la nature qui était tombée, un des commissaires lui dit : « Quelle nature ? — La nature humaine, reprit-il. — Et par quelle nature la nature humaine a-t-elle été relevée ? dirent les commissaires. — Je n’ai point appris dans l’Écriture qu’il y ait deux natures, » répliqua Eutychès ; puis il s’écria : « Je ne raisonne point sur la nature de la Divinité, et je ne dis point deux natures. Dieu m’en garde ! Me voici : si je suis déposé, ce monastère sera mon tombeau. » Ce rapport contenait des renseignemens suffisans sur les opinions d’Eutychès.

Le 16 novembre, avant l’envoi de la troisième citation, un archimandrite nommé Abraham et quelques moines d’Eutychès demandèrent à être entendus du concile et entrèrent. « Eutychès nous a envoyés, dit Abraham, parce qu’il est malade. En vérité, il n’a point dormi de la nuit, et n’a fait que gémir. Je n’ai point dormi non plus, car il m’avait envoyé quérir dès hier au soir, et il m’a chargé de vous répéter quelque chose. — Nous ne le pressons pas, dit Flavien avec bienveillance ; c’est à Dieu de donner la santé, à nous d’attendre qu’elle revienne : Dieu nous a établis pour exercer l’humanité et non la rigueur. » Et, comme Abraham insistait pour s’acquitter de sa commission devant le concile, Flavien lui dit avec impatience : « Comment se peut-il faire, je vous prie, qu’un homme étant accusé un autre vienne parler pour lui ? Nous ne pressons pas Eutychès : s’il vient ici, il trouvera des pères et des frères. Il a soutenu autrefois la vérité contre Nestorius, qu’il vienne maintenant la défendre pour lui-même. Nous sommes hommes, et de grands personnages se sont trompés ; il n’y a point de honte à se repentir ; qu’il confesse sa faute, et nous lui pardonnerons le passé ; qu’il nous assure de se conformer pour l’avenir aux expositions des pères et de ne plus dogmatiser, et nous le tenons dès lors pour un frère et un ami. » Flavien était évidemment ému en prononçant ces paroles, et, après qu’il se fut levé de son siège en congédiant l’assemblée, il dit aux moines d’Eutychès : « Vous connaissez le zèle de l’accusateur, le feu même lui paraît froid. Dieu sait combien je lui ai prêché la modération, mais je ne l’ai guère persuadé. Que puis-je faire ? Veux-je votre perte ? Dieu m’en garde ! »

Le lendemain de cette scène, Eutychès fit dire au concile qu’il se présenterait devant lui le lundi suivant, car il avait besoin de ce temps pour affermir sa santé. Le concile lui accorda ce délai. Plusieurs mots prononcés pendant les débats avaient donné de l’inquiétude à l’accusateur sur le dénoûment du procès, et il voulut avoir à ce sujet une explication publique. On avait parlé de repentir, d’indulgence, de pardon ; on avait fait entendre que, si l’accusé, reniant ses erreurs passées, donnait pour l’avenir des garanties d’une meilleure croyance, le concile userait de clémence envers lui. Flavien en effet avait tenu ce langage, et Eutychès voulait déclarer par la bouche de l’archimandrite Abraham qu’il consentait aux expositions de Nicée et d’Éphèse, et, acceptait celle du bienheureux Cyrille. Eusèbe de Dorylée réclama, comme si une telle fin du procès devait être sa propre condamnation. « Quoi ! s’écria-t-il avec véhémence, le voilà qui vient à résipiscence ? Je ne l’ai pas accusé de l’avenir, je l’ai accusé du passé. Si on lui donne maintenant une confession de foi qu’il souscrive par nécessité, moi, son accusateur, ai-je perdu ma cause ? — Personne ne vous permet de vous désister de l’accusation, lui dit doucement Flavien, ni à lui de ne point se défendre du passé. — Oh ! reprit Eusèbe avec exaltation, que ce changement d’opinion ne me cause pas de préjudice, j’ai de bons témoins ! Autrement dites aux voleurs qui sont en prison : Ne volez plus désormais ! ils le promettront tous. Cela fera-t-il qu’ils ne seront pas des voleurs et qu’on a eu tort de leur donner ce nom ? » L’accusateur poussait le concile par sa violence, tandis que Flavien cherchait à le retenir dans une voie d’indulgence et de bonté.

Le délai demandé par Eutychès pour sa comparution, il l’employa à remuer ciel et terre pour sa défense. Il obtint, par l’entremise de Chrysaphius, une escorte de soldats sous prétexte qu’on voulait attenter à sa liberté et même à sa vie, l’archevêque, disait-il, ayant soudoyé la populace pour l’enlever au passage et le tuer. L’empereur voulut en outre être représenté à l’interrogatoire par un de ses officiers, le patrice Florentins, qui lui rendrait compte des choses et interviendrait, s’il en était besoin. On sut aussi qu’une grande fermentation régnait dans les monastères. Le lundi 22e de novembre, jour marqué pour la comparution, une foule immense encombrait dès le matin les abords de Sainte-Sophie et les rues que l’accusé devait suivre pour s’y rendre. L’heure de l’audience était déjà passée depuis longtemps, et le moine ne paraissait pas ; le concile impatient envoya à deux reprises des clercs s’assurer autour de l’église si Eutychès n’était pas en route. Tout à coup on vint annoncer qu’il arrivait entouré de moines et d’officiers du prétoire et escorté par une troupe considérable de soldats qui firent halte à la porte. Ils disaient tout haut qu’ils étaient chargés de sa garde et ne le laisseraient pas entrer, si le concile ne s’engageait à le leur rendre. En même temps, un officier des silentiaires, nommé Magnus, pénétrait dans la salle avec un mandement de l’empereur dont il donna lecture : le mandement portait que le patrice Florentius, d’après la volonté du prince, assisterait au concile pour la conservation de la foi ; c’étaient les termes mêmes du rescrit. Aucune observation ne fut faite, et Florentius introduit alla s’asseoir au premier rang. L’accusateur et l’accusé prirent place au milieu de l’enceinte suivant l’usage et tous deux debout.

La séance fut animée dès le début. Comme le notaire chargé des actes lisait le compte-rendu des séances précédentes, Eusèbe de Dorylée l’interrompit à une citation de Cyrille où était marquée la distinction des deux natures. « Voilà ce que celui-ci conteste, s’écria-t-il en montrant du doigt l’accusé ; il enseigne précisément le contraire. » Le patrice Florentins, choqué de la véhémence d’Eusèbe, s’adressa au président, et lui dit : « Je prie votre sainteté de demander au pape Eutychès si ce sont là ses sentimens. — Permettez qu’on lise les actes, reprit aigrement Eusèbe ; ils me suffisent pour le convaincre. Quand il changerait de langage actuellement, cela ne fait rien à ma cause. Je l’accuse pour le passé et non pour le présent et l’avenir. Oh ! je crains ses artifices ! le suis pauvre, il me menace d’exil ; il est riche, il me destine l’oasis, car, si je suis trouvé calomniateur, je perds tout, mon rang, ma liberté, ma vie peut-être. » Flavien le rassura, puis il continua lui-même l’interrogatoire. « Vous venez d’entendre, dit-il à Eutychès, ce que prétend votre accusateur, parlez ; confessez-vous l’union de deux natures ? — Oui, de deux natures, répondit Eutychès. — Attendez, interrompit Eusèbe. Seigneur archimandrite, confessez-vous deux natures après l’incarnation et confessez-vous que Jésus-Christ nous soit consubstantiel selon la chair ou ne le confessez-vous pas ? » Comme s’il eût dédaigné de répondre à son accusateur, Eutychès adressa la parole à Flavien, et lui dit : « Je ne suis pas venu pour disputer, mais pour déclarer à votre sainteté ce que je crois ; ce que je crois est écrit sur ce papier, faites-le lire. — Lisez-le vous-même, dit Flavien, si cette exposition est de vous. — Elle est de moi, reprit Eutychès, et conforme à la croyance des pères. — De quels pères ? interrompit Flavien. Parlez donc vous-même ; qu’avez-vous besoin de papier ? » L’accusé fit alors une profession de foi orale de laquelle il résultait que la chair de Jésus-Christ était prise de celle de la sainte Vierge. « Ce n’est pas tout, dit Flavien ; il faut confesser que le même Jésus-Christ, fils unique de Dieu, est consubstantiel à son père suivant la divinité, et consubstantiel à sa mère suivant l’humanité, et que par conséquent il est de deux natures. — Comme je le reconnais pour mon Dieu et seigneur du ciel et de la terre, reprit le moine avec émotion, je ne me suis pas permis jusqu’à présent de raisonner sur sa nature ; mais qu’il nous soit consubstantiel, je ne l’ai point dit, je l’avoue. Jusqu’à ce jour, je n’ai point dit que le corps du seigneur notre Dieu nous soit consubstantiel ; mais je reconnais que la vierge Marie est de même substance que nous, et que notre Dieu a pris d’elle sa chair. »

Le moine évidemment s’embrouillait dans ses réponses : il disait trop et ne disait pas assez ; aussi les interpellations s’adressèrent à lui de plusieurs côtés de l’assemblée. Eutychès essayait de répondre à toutes, et refusait d’aborder sa doctrine. « Si sa mère nous est consubstantielle, dit Basile, évêque de Séleucie, il l’est aussi, car il a été nommé Fils de l’homme. — Puisque vous le dites, je le dirai, répondit Eutychès. — La mère nous étant consubstantielle, dit à son tour le patrice Florentius, il faut bien que le fils nous soit aussi consubstantiel. — Jusqu’ici je ne l’ai point dit, répliqua Eutychès, car, comme je soutiens que son corps est le corps d’un dieu, m’entendez-vous ? je ne dis pas que le corps de Dieu soit le corps d’un homme, mais un corps humain, et que le Seigneur s’est incarné de la Vierge. Que s’il faut ajouter qu’il nous est consubstantiel, je ne le disais pas auparavant ; mais, votre sainteté l’ayant dit, je le répète. — C’est donc par nécessité et non pas selon votre pensée que vous confessez la foi, s’écria Flavien impatienté. — C’est ma disposition présente, reprit Eutychès. Jusqu’à cette heure, connaissant que le Seigneur est notre Dieu, je ne me permettais pas de raisonner sur sa nature ; mais, puisque votre sainteté me l’enseigne, je le fais. — Nous n’innovons rien, dit Flavien, qui commençait à sortir des gonds ; nous suivons seulement la foi de nos pères. » Le patrice Florentius, qui perdait aussi patience, lui posa cette question catégorique : « Dites-vous que Notre-Seigneur est de deux natures après l’incarnation ou non ? » Eutychès répondit : « Je confesse qu’il a été de deux natures avant l’union ; mais après l’union je ne confesse qu’une nature. »

Le débat se fût perpétué dans les mêmes termes sans plus d’éclaircissement, lorsqu’une voix demanda dans le concile que l’accusé anathématisât tout ce qui était contraire à la doctrine exposée à l’ouverture des débats. « Je ne le ferai point, s’écria Eutychès avec feu ; je vous ai dit tout à l’heure ce que je ne disais point auparavant, et je vous l’ai dit parce que vous l’enseignez et que j’obéis à mes supérieurs ; mais je ne l’ai point trouvé clairement dans l’Écriture, et les pères ne l’ont pas tous dit. Si je prononce cet anathème, malheur à mol, car j’anathématise nos pères ! » Tout le concile se leva en criant : « Qu’il soit anathème ! » Flavien ajouta : « Que le saint concile dise ce que mérite cet homme qui ne veut ni confesser clairement la vraie foi, ni se rendre aux sentimens du concile. » La plupart demandèrent qu’il fût déposé, mais beaucoup aussi demandaient qu’on lui fît grâce, s’il avouait son erreur. Florentins s’épuisait en exhortations pour faire dire d’Eutychès quelques mots qui satisfissent le concile ; mais le moine se renfermait opiniâtrement dans les paroles de Cyrille : « une seule nature incarnée du Verbe divin. » Florentins, qui était un homme de bonne foi, s’écria enfin : « Qui ne dit pas deux natures ne croit pas bien ! » À ces mots, tout le concile l’acclama, souhaitant longues années aux empereurs qui ne violentaient point la foi, et Flavien fit signe alors au prêtre Astérius, placé près de lui, de lire la sentence de condamnation qu’il tenait à la main. Elle était ainsi conçue : « Eutychès, jadis prêtre et archimandrite, est pleinement convaincu et par ses actions passées et par ses déclarations présentes d’être dans l’erreur de Valentin et d’Apollinaire… C’est pourquoi, pleurant et gémissant sur sa perte totale, nous déclarons de la part de Jésus-Christ, outragé par ces blasphèmes, qu’il est privé de son rang sacerdotal, de notre communion et du gouvernement de son monastère, faisant savoir à tous ceux qui lui parleront ou le fréquenteront sciemment qu’ils seront eux-mêmes soumis à l’excommunication. »

La lecture finissait à peine que plusieurs évêques se levèrent pour partir. La salle était petite, et ceux des assistans qui se tenaient debout à l’extrémité, pesant sur ceux qui occupaient des sièges en avant, causaient un assez grand désordre, qui se manifestait dans l’assemblée par des conversations et des changemens de place. Eutychès, au milieu du tumulte, s’approcha du patrice Florentins, et lui dit qu’il venait d’appeler de sa condamnation aux conciles de Rome, d’Alexandrie et de Jérusalem : c’étaient les trois églises qui s’étaient montrées les plus énergiques à Éphèse contre Nestorius. Le patrice courut en avertir l’archevêque, qui avait quitté son siège, afin que l’appel du condamné fût mentionné aux actes ; mais il n’atteignit Flavien que dans l’escalier qui conduisait de la salle de l’évêché à sa chambre. Celui-ci n’avait rien entendu et refusa par conséquent de rien faire insérer au procès-verbal. Eutychès affirma son dire et prit le patrice à témoin de sa déclaration. Le moine pouvait dire vrai, et il était possible en effet que la voix d’un vieillard ému sous le coup d’une pareille condamnation se fût perdue au milieu du bruit dans l’inattention générale. Il protesta donc que son appel avait été formé publiquement, mais écarté par la mauvaise volonté de Flavien. Le soir même, il l’adressait à l’évêque de Rome, et attaquait les actes du concile en nullité près de l’empereur pour violation des règles canoniques.


III.

Autant l’archimandrite mit d’activité à provoquer l’annulation de sa sentence, autant l’archevêque en déploya pour la faire exécuter. Il somma le condamné de quitter immédiatement son couvent, et comme les moines se mutinaient, comme ils refusaient de souscrire à la déposition de leur supérieur, Flavien les frappa de l’interdiction des mystères sans dissoudre toutefois leur communauté, de sorte que, sans cesser d’être liés par la discipline monastique, ils ne pouvaient ni assister aux offices, ni communier, ni recevoir la sépulture chrétienne chez eux ou ailleurs ; puis il mit le séquestre sur leurs biens, qu’il fit administrer par l’économe de son église. Le pape alors assis sur le siège de Saint-Pierre était un des plus illustres évêques qui aient gouverné cette première des églises ; il s’appelait Léon, et méritait, par son sens pratique des choses non moins que par sa science théologique et ses sentimens de patriote romain, que la postérité attachent à son nom le titre de grand. Ce qui venait de se passer à Constantinople l’effraya, et il blâma Flavien de sa précipitation à commencer un procès de cette nature. « Il peut, disait-il, en sortir une flamme qui mettra le monde en combustion comme naguère le procès de Nestorius. » Eutychès, en lui transmettant son appel, avait essayé de justifier sa doctrine, et cette justification avait suffi pour que Léon le jugeât un homme ignorant, vaniteux, mais facile à ramener à la vraie foi sans scandale ni bruit. — Il chercha donc à dissuader l’empereur de la réunion d’une assemblée œcuménique, laquelle, à son avis, ne ferait que troubler l’église et jeter le désordre dans l’empire ; mais ces sages conseils ne furent point du goût de la cour. Chrysaphius tenait au concile œcuménique pour plus d’une raison : d’abord il voulait donner une revanche solennelle au grand docteur, son père en Dieu, puis il voulait abattre l’archevêque qu’il détestait, et enfin il donnait satisfaction par là aux sentimens de Théodose, converti par lui-même à la nouvelle doctrine, et qui se croyait maintenant eutychien de conviction, comme jadis il s’était cru nestorien. L’impératrice Eudocie ne poussait pas moins vivement à la convocation du concile. Ramenée au palais impérial par l’entremise de Chrysaphius et rendue à son rang, elle s’était jetée dans toutes les intrigues de la cour à la suite de son protecteur. La spiritualité des conceptions d’Eutychès plaisait d’ailleurs à son imagination poétique, et la théologie savait la distraire de ses chagrins.

Au surplus, cette convocation devint bientôt une nécessité par le tapage qu’on fit autour d’elle. L’archevêque ne ménageait rien pour se fortifier, entrevoyant une lutte terrible avec la cour. Il publia dans toutes ses églises, fit afficher dans toutes les rues de Constantinople la sentence de condamnation avec des attaques contre la condamné. Comme tous les caractères faibles, qui, entrés dans la lutte, ne connaissent plus de mesure, Flavien rendait par la dureté de ses procédés tout retour à la conciliation impossible. Sans doute en excommuniant les moines d’Eutychès, qui regrettaient leur chef, il appliquait un canon ecclésiastique ; mais ce canon rigoureux, des pasteurs prudens l’avaient laissé dormir dans des occasions pareilles, et on pouvait le croire abrogé. D’un autre côté, il agitait l’Orient par ses lettres, présentant aux Syriens l’épouvantail de l’apollinarisme dans les propositions d’Eutychès, lesquelles n’étaient en grande partie qu’une amplification des mots de Cyrille : « une seule nature incarnée du Verbe divin.. » Les Orientaux en effet s’émurent, et le patriarche : d’Antioche Domnus, successeur de Jean, dont il était le neveu, s’empressa de souscrire aux actes de Constantinople. Théodoret en fit autant et qualifia l’archevêque Flavien de « brillant flambeau de la foi, et d’imitateur des apôtres dans leur courage comme dans leur doctrine. » L’Orient recueillait ses forces pour un nouveau combat théologique, et tout le monde réclamait le concile.

De son côté, l’archimandrite, aidé de conseillers habiles et habile lui-même, instruisait un procès en règle contre l’archevêque. Non content de l’attaquer dans des publications répandues partout, il l’accusa juridiquement de plusieurs crimes commis à son égard. Le premier était de l’avoir cité devant son synode de passage, sachant qu’il était lié par un vœu à ne point quitter son cloître, espérant qu’il ne le quitterait pas, et se proposant de le condamner par contumace. Le second était d’avoir dirigé son interrogatoire avec artifice et mauvaise foi, l’interrompant à chaque instant et lui enlevant la liberté de la défense. L’accusé ayant présenté son exposition de foi écrite, le président avait refusé de la faire lire, il avait également refusé de recevoir son appel par écrit avant la sentence et de lui en donner acte lorsque celui-ci l’eut renouvelé oralement en face du concile. « Au reste, ajoutait Eutychès à l’appui de ses accusations et l’imputant encore au mauvais vouloir du président, il régnait pendant toute la séance un tel désordre, un tel tumulte, qu’on n’entendait ni les demandes ni les réponses. L’accusé d’ailleurs se savait condamné à l’avance, le bruit en ayant couru par toute la ville, et le silentiaire Magnus ayant vu la sentence toute libellée entre les mains d’un clerc de l’archevêque, avant même que l’archimandrite fut encore à l’église. » Telles étaient les incriminations du moine, et enfin, comme couronnement de ses crimes, il accusait Flavien d’avoir altéré les actes du concile. « J’en ai recueilli une copie, disait-il, je ferai comparaître des témoins ; on interrogera les notaires, on verra qu’il y a eu falsification des notes, et que le faussaire, c’est l’archevêque. »

L’affaire prenait une telle gravité que l’empereur voulut l’arrêter. Guidé par le remords peut-être ou plus probablement par la crainte d’un grand scandale, il imagina de réconcilier les deux parties, et, prenant le rôle d’arbitre de la querelle, demanda sa profession de foi à chacun. Eutychès voulut que l’évêque se contentât d’une adhésion au symbole de Nicée sans rien exiger sur la question de l’incarnation ; Flavien s’y refusa. Quant à lui, évêque du premier siège de l’empire d’Orient, il eût pu regarder comme un outrage cette invitation à donner par écrit son symbole de foi ; il céda néanmoins par désir de la paix, et transcrivit la même formule qu’il avait prononcée à l’ouverture du concile, ajoutant seulement, pour complaire à l’empereur, qu’il admettait l’expression de Cyrille : « une seule nature incarnée du Verbe divin, » en ce sens que la nature humaine et la nature divine ne fissent après l’incarnation qu’un seul Jésus et un seul sauveur. Les tentatives de rapprochement écho Lièrent, et le concile œcuménique fut décidé.

Toutefois Eutychès avait fait tant de bruit des irrégularités de la procédure et de l’altération des actes qu’on pouvait difficilement se présenter devant un tribunal d’appel sans avoir fait juger préalablement la vérité des faits et la sincérité des procès-verbaux. C’était une affaire préjudicielle à vider avant tout ; l’empereur le sentit, et il institua une commission d’enquête pour examiner les dires d’Eutychès. Elle se composa d’ecclésiastiques et de magistrats rompus aux affaires judiciaires, et Thalassius, évêque de Césarée en Cappadoce, ancien préfet du prétoire, en fut le président plutôt nominal qu’effectif, car la conduite de l’action resta entre les mains du patrice Florentins. Un autre officier civil, le tribun des notaires consistoriaux, Macédonius y remplit les fonctions de référendaire. Cette commission siégea dans le baptistère de l’église métropolitaine : on y comptait trente-deux évêques, dont une douzaine avaient fait partie du synode de Constantinople. Flavien assista comme témoin ; Eutychès se fît représenter par trois de ses moines.

Les officiers civils voulant suivre les règles de la procédure ordinaire, le référendaire Macédonius requit des évêques le serment de dire la vérité ; mais l’un d’eux observa que ce n’était point l’usage. « Je ne sache pas, dit-il, qu’on ait jamais déféré le serment aux évêques ; ils parlent toujours en présence de Jésus-Christ. » FIorentius n’insista pas. L’ordre des questions amenant la vérification des actes, le patrice demanda qu’on produisît l’original revêtu de toutes les signatures ; mais le diacre Aétius, qui avait rempli les fonctions de protonotaire, s’y refusa. « Vérifier l’original des actes, dit-il avec fierté, c’est suspecter les notaires. — C’est vous-même qui vous rendez suspect par votre hésitation, » répliqua rudement le patrice. L’archevêque, qui avait intérêt à la production des pièces, puisqu’on l’accusait de les avoir falsifiées, invita le protonotaire à obéir. « Il faut bien qu’on vérifie, disait-il, s’il existe des altérations à l’original, et que l’on cherche de qui elles peuvent provenir, s’il y en a. » Aétius persistait, et il fallut un ordre du concile pour le faire céder.

On apporta finalement l’original des actes. Il en circulait quelques rares copies à Constantinople, et les procureurs d’Eutychès en avaient une qu’ils se proposaient de confronter avec la pièce produite, ce qui fut fait. On ne remarqua entre les deux aucune différence notable. Flavien était justifié ; il n’avait ni falsifié les copies, ni surchargé l’original : pourtant cela n’expliquait pas les inexactitudes dont Eutychès se plaignait, et que démontraient d’ailleurs des témoignages irrécusables. Si l’altération n’avait pas été faite sciemment sur le texte authentique, elle devait provenir des notes primitives qui avaient servi à la rédaction du texte, et c’est là-dessus que porta l’interrogatoire. Pressé vivement par les demandes du patrice, Aétius donna, sur la manière dont se rédigeaient les procès-verbaux des conciles, des détails qui furent alors recueillis, et sont restés précieux pour l’histoire. En voici quelques-uns.

Les notaires tachygraphes traçaient leurs notes au fur et à mesure de la discussion ; à la clôture de la séance, ils les rapprochaient entre elles et composaient le compte-rendu présenté à la signature des évêques, et qui devenait l’authentique des actes. La rédaction de cette pièce était faite par le chef des notaires, ou du moins sous sa surveillance. On y laissait non pas tout ce qui avait été dit ou fait, mais seulement les choses ayant certain caractère d’importance ; par exemple, des propos échangés entre les membres en manière de conversation, et non comme des opinions déterminées, étaient omis par les tachygraphes ou retranchés lors de la rédaction définitive, souvent même le retranchement s’opérait d’après le désir des interlocuteurs eux-mêmes. Il arrivait aussi que les cris proférés par un ou quelques membres étaient recueillis comme des acclamations du concile, et si aucune observation ne s’élevait lors de la rédaction du procès-verbal définitif, ils y figuraient à ce titre, « les signatures approuvant tout, » suivant l’expression du protonotaire Aétius. Ainsi les actes disaient que le concile tout entier s’était levé en criant : « Anathème à Eutychès ! » Eutychès niait le fait, et il résulta de l’enquête que quelques voix seulement avaient prononcé cet anathème, attribué faussement à toute l’assemblée. Les paroles de plusieurs membres avaient été dénaturées ; on n’avait pas relaté des propositions positivement faites au président, et auxquelles leurs auteurs attachaient du prix. En résumé, la séance de la condamnation d’Eutychès avait été rendue fort inexactement. Les notaires s’excusèrent en rejetant la faute sur le désordre de l’assemblée et le bruit qui les empêchait d’entendre. Toutefois, au sortir du baptistère, un d’entre eux, le prêtre Astérius, celui-là même qui avait lu la sentence de condamnation, prit à part le référendaire Macédonius pour lui dire, à la décharge de sa responsabilité, que les notaires avaient altéré les actes malgré lui. Comme la séance de la commission était levée, Macédonius courut faire sa déposition chez le juge civil.

Deux points se dégageaient de la plainte d’Eutychès comme les plus considérables de tous : 1o le refus de l’archevêque-président de recevoir l’appel de l’accusé, interjeté par écrit d’abord, puis verbalement, en face de l’assemblée ; 2o la sentence de condamnation formulée avant le vote du concile et même avant la comparution du prévenu.

Sur le premier point, les procureurs de l’archimandrite, ne pouvant prouver qu’il eût essayé de remettre son libelle d’appel au président, n’en parlèrent point ; mais l’un d’eux, le moine Constantin, affirma avoir entendu l’appel verbal pendant qu’on lisait la condamnation. Les membres du concile siégeant à la commission déclarèrent qu’ils n’avaient rien entendu, et Flavien répéta ce qu’il avait toujours dit, à savoir que la résolution d’Eutychès ne lui avait été connue que par le rapport du patrice Florentins, lorsque, la séance étant déjà levée, il regagnait par un escalier de communication les appartemens de l’évêché.

Sur le second point existait un témoignage important, celui du silentiaire Magnus, lequel déclarait avoir vu la sentence aux mains d’un clerc de l’archevêque avant l’entrée d’Eutychès dans la salle du concile, et avoir entendu dire que l’accusé était condamné d’avance. Magnus avait tenu ce propos à plusieurs personnes. Le témoignage était grave, le fait encore davantage : la commission d’enquête refusa d’examiner l’affaire, y voyant une application du droit canonique qui dépassait sa compétence et devait être renvoyée à l’appréciation du concile œcuménique. Toutefois le silentiaire Magnus, dans l’intérêt de sa dignité, fit affirmer son témoignage par le maître des offices Aréobinde.

L’enquête finie, le procès-verbal fut joint aux pièces du concile. Il résultait du travail de la commission que Flavien n’avait trempé dans aucune falsification, que les altérations de fait constatées n’avaient point eu pour but de nuire à l’accusé, qu’elles étaient nombreuses cependant, et constituaient des inexactitudes regrettables.

Les préliminaires du concile se terminèrent ainsi dans la seconde semaine d’avril 449, et déjà un décret impérial du 13 mars précédent avait fixé la réunion de l’assemblée pour le 1er  août dans la ville d’Éphèse, et c’était un patriarche d’Alexandrie, Dioscore, que l’empereur désignait pour la présider.


IV.

À voir la succession des patriarches d’Alexandrie » on eût pu se dire que l’Egypte était toujours la terre chérie de la métempsycose sous la loi du Christ comme au temps de Knef et d’Osiris. Cyrille avait succédé à Théophile, Dioscore à Cyrille ; mais c’était toujours la même âme dans des personnages différens, le même esprit de discorde, de domination, de violence, les mêmes instincts de cruauté et d’avarice. S’il y avait quelque dissemblance entre eux, c’est, que Dioscore surpassait ses prédécesseurs en méchanceté. Cyrille était le neveu de Théophile, Dioscore ne leur était point parent ; mais il avait vécu de longues années près du premier en qualité d’archidiacre et puisé dans son exemple la tradition de ces évêques tyrans qu’un saint d’Egypte comparait aux Pharaons. Dioscore devait toute sa fortune à Cyrille, dont les bienfaits avaient préparé son élévation, et, à peine monté sur le trône des patriarches, il persécuta la famille de son bienfaiteur. Le testament de Cyrille chargeait son successeur, quel qu’il, fût, de remettre à ses frères et sœurs, qu’il aimait, une forte somme d’argent sur l’ensemble des biens dont il l’instituait héritier. C’était un fidéicommis, sacré pour les consciences les moins timorées : Dioscore s’en saisit et ne voulut plus le rendre. La famille le poursuivit en, justice, il effraya les juges ; elle en appela au tribunal de l’empereur et partit pour Constantinople : Dioscore acheta le ministre en faveur, l’eunuque Chrysaphius, cet homme corrupteur et corrompu qui trafiquait de tout, et entre eux se forma par la complicité du vol une association néfaste dont l’Egypte gémit longtemps. Chrysaphius en effet, pour tenir sous sa main les affaires de l’église, avait besoin d’un instrument puissant tel qu’un patriarche d’Alexandrie, et récompensait cet instrument par l’impunité la plus scandaleuse. Les parens de Cyrille furent les premières victimes de cette alliance. Ils étaient à peine débarqués à Constantinople qu’ils furent, emprisonnés, dépouillés de ce qu’ils avaient et obligés de regagner l’Egypte, où la vengeance de Dioscore les ressaisit. Les infortunés y périrent presque tous, et nous verrons plus tard ceux qui purent échapper venir demander à un concile dans les termes les plus déchirans la justice qu’un ministre prévaricateur leur déniait.

Dioscore nous est représenté par l’histoire comme un dévastateur de provinces. Ses tournées épiscopales étaient redoutées à l’égal d’une invasion des Maziques et des Blemmyes ; les populations émigraient sur son passage, car il trouvait toujours des prétextes pour attribuer à l’église tout ce qui lui semblait bon. On cite de lui la rapine la plus effrayante qui ait jamais été commise. La Libye, qui dépendait de son ressort, était, comme on sait, une province aride où les récoltes faisaient fréquemment défaut, où l’on se procurait à grand’peine du blé, où les pauvres et les moines mouraient de faim. Les évêques libyens se concertèrent pour obtenir de l’empereur une part gratuite dans l’approvisionnement de l’annone, part qui serait distribuée par leurs soins aux nécessiteux de leurs églises. Dioscore réclama comme supérieur de ces communautés le droit de diriger les distributions ; il se fit délivrer le blé, l’emmagasina et le vendit à son profit dans les mauvaises années : la Libye n’en vit rien. On rejetterait volontiers de tels faits comme des calomnies, s’ils n’étaient fondés que sur un bruit public ; mais ils furent affirmés par serment en plein concile sous le gouvernement de l’empereur Marcien. L’impunité que lui valait son alliance avec le grand-chambellan lui avait tourné la tête, il ne redoutait rien, il ne respectait rien ; les magistrats civils tremblaient devant lui, et un jour qu’on le menaçait de l’empereur, il répondit avec dédain : « Il n’y a pas ici d’autre empereur que moi. » Ses mœurs étaient à l’avenant, et des Égyptiens dignes de foi racontèrent au concile de Chalcédoine que son palais épiscopal et même les bains de l’évêché étaient continuellement fréquentés par des femmes de mauvaise vie, et qu’une d’elles, nommée Pansophia, passait dans toute l’Egypte pour la maîtresse en chef du patriarche. Tel était le personnage désigné par Chrysaphius au choix de l’empereur pour la présidence du futur concile, et l’empereur lui écrivit de sa main comme pour une mission de confiance.

Cette mission, qui le mettait en relief, lui et son église, Dioscore la reçut avec joie. Il allait montrer encore une fois un patriarche d’Alexandrie en face d’un patriarche de Constantinople, fonder l’orthodoxie des anathématismes que les Orientaux avaient tant contestée, et faire voir au monde que l’Egypte possédait seule la science des dogmes chrétiens. Peut-être aussi en soutenant une cause où Cyrille était en quelque sorte partie, puisque Eutychès appuyait sur lui le fondement de son système, Dioscore prétendait-il payer sa dette envers le prédécesseur dont il dépouillait la famille. Le règlement du futur concile fut arrêté de concert avec lui. L’empereur ordonnait que chaque patriarche ou exarque n’amènerait que dix métropolitains de son ressort, et chaque métropolitain qu’un seul suffragant, ce qui faisait cent vingt députés pour les six grands diocèses de l’empire d’Orient. L’adjonction de quelques Occidentaux et d’autres circonstances élevèrent ce nombre dans la suite, et lors des souscriptions finales le concile se trouva compter 149 votans. La limitation à dix du nombre des métropolitains par diocèse, favorable à l’Egypte, qui en avait peu, était dirigée surtout contre le vaste patriarcat d’Orient. L’empereur ordonnait en outre que les évêques qui avaient déjà figuré comme juges au concile de Constantinople ne seraient admis dans celui-ci ni à la discussion ni au vote, et qu’il en serait de même de ceux qui auraient écrit des livres soit contre la doctrine d’Eutychès, soit contre celle des anathématismes, que l’on confondait à plaisir, ce qui frappait directement le patriarche d’Antioche, Domnus, et l’évêque de Cyr, Théodoret. Celui-ci reçut aussi la défense de quitter le territoire de son église, où il était exilé. La même défense fut adressée à Eusèbe de Dorylée, qui voulait se présenter comme accusateur d’Eutychès, et l’archevêque Flavien ne fut admis qu’à titre de partie. Il en résulta que quarante-deux évêques sur cent vingt étaient exclus du droit de parler et de voter. Dioscore fut armé en outre de la faculté d’étendre ces interdictions à sa volonté, et il y comprit quinze autres évêques dont il suspectait les opinions. On voit que le futur concile n’était qu’une assemblée mutilée par avance, sur laquelle règnerait un despote haineux et sans frein. Parmi les assesseurs ou vice-présidens nommés par l’empereur lui-même, on remarquait Juvénal de Jérusalem, ancien vice-président de Cyrille, Thalassius de Césarée, président de la commission de révision des actes, Basile de Séleucie et Eustathe de Béryte. Le comte Elpidius, membre du consistoire sacré, et Eulogius, notaire et tribun, pouvaient prendre part à la discussion comme représentant l’empereur, et résoudre au besoin les questions de droit civil qui se mêleraient aux questions ecclésiastiques. Ils avaient sous leurs ordres le proconsul d’Asie et les troupes de la province.

Tels étaient les arrangemens préliminaires : l’empereur y ajouta une mesure tout à fait nouvelle et qui ne fut point sans de graves conséquences. Il s’était pris d’une folle admiration pour un archimandrite syrien des frontières de la Perse, moine aux trois quarts sauvage et qui avait façonné les moines de sa contrée, gens aussi sauvages que lui, à la chasse des nestoriens. Il en avait composé une phalange armée d’énormes bâtons, de bêches et de pioches, à la tête de laquelle il désolait les vallées voisines de l’Euphrate, saccageant les églises, brûlant les monastères qui ne lui semblaient pas orthodoxes, expulsant ou tuant les évêques que son grossier jugement lui faisait supposer nestoriens. Barsumas (ainsi s’appelait ce chef de moines bandits) s’était fait le grand exécuteur des dernières lois contre le nestorianisme, et son nom, l’effroi de la Syrie, avait acquis une triste célébrité dans l’empire. — Le hasard l’ayant amené à Constantinople, l’empereur voulut le voir, et Eutychès le prit sous sa protection. Le héros des massacres nestoriens ne parlait que le syriaque et n’entendait pas un mot de grec ; sa robuste allure et son air belliqueux plurent au prince à défaut de sa conversation, et non-seulement Théodose voulut qu’il assistât au concile, mais encore qu’il y pût voter, ce qui n’appartenait jusqu’alors qu’aux évêques. Effectivement, quand les abbés et autres personnages monastiques souscrivaient les actes d’un synode auquel ils avaient assisté, ils le faisaient en qualité d’assistans ou témoins, et non en qualité de juges. La chose était donc nouvelle et pouvait rencontrer des oppositions ; l’empereur en écrivit particulièrement à Dioscore, qui promit de tout arranger, car il entrevoyait déjà dans ce sauvage un auxiliaire précieux. Barsumas ne se séparait pas plus de ses moines que les patriarches d’Alexandrie de leurs parabolans, et Dioscore savait quel poids pouvaient apporter ces respectables cortèges dans la balance d’un concile d’Orient.

Le choix de la ville d’Éphèse, théâtre de la défaite de Nestorius, s’il était dû à l’influence d’Eutychès, comme on peut le supposer, indiquait de la part de ce moine et de son filleul Chrysaphius le dessein d’étendre la persécution sur les catholiques modérés, que les fanatiques du parti adverse taxaient de nestorianisme. Le sage pape Léon, dans la prévision de ce qui allait se passer, n’avait approuvé finalement la réunion d’un concile œcuménique qu’à la condition qu’il se tiendrait à Rome, et Pulchérie était de cet avis ; mais l’empereur passa outre, et Léon céda pour éviter le mal plus grand encore d’une rupture. Inquiet de tout ce qu’il voyait, et décidé néanmoins à se faire représenter au concile, il voulut limiter les pouvoirs de ses légats, et ces limites, il les fixa lui-même par une lettre adressée à la future assemblée. Il y exposait la croyance de l’église romaine concernant le mystère de l’Incarnation, et n’autorisait la coopération de ses légats aux actes et aux travaux du synode qu’autant que la profession de foi des évêques réunis se trouverait conforme à la sienne. En cas de dissidence, les légats devaient se retirer. Il choisit pour cette délicate mission des hommes habiles et sûrs, à qui le courage ne manquerait pas ; ils étaient quatre : Jules, évêque de Pouzzoles, chef de la légation ; Hilaire, diacre de l’église romaine et pape lui-même un peu plus tard ; le prêtre René et Dulcitius, prêtre et notaire, sur les notes duquel les légats devaient rédiger leur rapport. On voit qu’en fait de mesures prudentes le pape Léon ne négligeait rien. Sa lettre est si célèbre dans l’histoire, et le rôle qu’elle jouera dans la suite de nos récits est tellement important, que nous en reproduirons ici les principaux passages.

« Le symbole de Nicée, y était-il dit, suffit pour ruiner toutes les machines des hérétiques, car, en professant que le Dieu tout-puissant et éternel est père, on professe en même temps que son fils lui est co-éternel, consubstantiel et entièrement semblable. Or c’est le même Fils éternel du Père éternel qui est né du Saint-Esprit et de la vierge Marie. Cette génération temporelle n’a rien ôté ni ajouté à la génération éternelle ; mais elle a été employée tout entière à la réparation de l’homme pour vaincre la mort et le démon. En effet, nous n’aurions pu surmonter l’auteur du péché et de la mort, si celui-là n’avait pris notre nature et ne l’avait faite sienne, qui ne pouvait point être infecté du péché ni retenu par la mort.

« L’une et l’autre nature, demeurant en son entier, a été unie en une personne, afin que le même médiateur pût mourir, demeurant d’ailleurs immortel et impassible. Il a tout ce qui est en nous, tout ce qu’il y a mis en nous créant, tout ce qu’il s’est chargé de réparer ; mais il n’a point ce que le trompeur y a mis : il a pris la forme d’esclave sans la souillure du péché. Une nature n’est point altérée par l’autre, le même qui est vrai Dieu est vrai homme ; il n’y a point de mensonge dans cette union : Dieu ne change point par la grâce qu’il nous fait ; l’homme n’est point consumé par la dignité qu’il reçoit…

« Eutychès, qui nie que notre nature soit dans le fils de Dieu, doit craindre ce que dit saint Jean : « tout esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair est de Dieu ; tout esprit qui le divise n’est pas de Dieu : c’est l’Antéchrist. » Or qu’est-ce que diviser Jésus-Christ, sinon en séparer la nature humaine ? L’erreur touchant la nature du corps de Jésus-Christ anéantit nécessairement sa passion et l’efficacité de son sacrifice, et quand Eutychès nous répond : « Je confesse que Notre-Seigneur était de deux natures avant l’union, mais après l’union je ne reconnais qu’une nature, » il profère un grand blasphème, car il n’y a pas moins d’impiété à dire que le fils de Dieu était de deux natures avant l’incarnation que de n’en plus reconnaître qu’une après… »

Cette formule si nettement, si élégamment posée dans la lettre du pape Léon s’y montrait appuyée par des textes nombreux de l’Écriture et des pères.

Cependant les évêques arrivaient successivement à Ephèse. Dioscore était à son poste, soufflant le feu de la violence autour de lui, et les vexations traditionnelles contre ceux qui paraissaient contraires au but avoué du concile n’attendirent pas sa réunion pour commencer. Les trois légats du pape (le prêtre René était mort en route dans l’île de Délos) avaient pris gîte dans la maison occupée par Flavien, ils y avaient mangé et couché au moins cette nuit-là : Eutychès en tira occasion de les récuser pour ses juges. D’autre part, l’évêque Eusèbe de Dorylée, à qui l’entrée du concile était interdite et qui néanmoins s’était rendu à Éphèse, alla descendre chez l’évêque de la ville, Étienne, soit par suite d’anciennes relations, soit autrement, et il y logeait avec quelques ecclésiastiques de Flavien. Mal en prit à l’évêque hospitalier, car le soir même de l’arrivée d’Eusèbe une troupe de trois cents individus, moines, gens de la lie du peuple et soldats, voulurent forcer l’évêché en criant que c’était l’auberge des ennemis de l’empereur. Etienne s’en tira pour cette fois on ne sait comment, mais on lui réserva un second coup qu’il ne sut pas parer. Les parabolans de Dioscore et les moines assommeurs de Barsumas, cantonnés dans la ville comme des troupes d’occupation, se vantaient d’avoir été appelés par l’empereur lui-même pour montrer leur bravoure aux hérétiques nestoriens.

Le lundi 8 août, la session s’ouvrit dans la même église de Marie où avait été prononcée la condamnation de Nestorius, suivie de son exil et de sa mort. Dioscore prit place sur un trône élevé où l’on montait par plusieurs gradins ; ce détail est nécessaire pour expliquer quelques-uns des faits de cette histoire. La seconde place fut assignée au chef de la légation romaine, Jules, évêque de Pouzzoles ; les deux autres légats, Dulcitius et Hilaire, qui n’étaient que prêtre et diacre, allèrent siéger à l’extrémité, après les évêques. Juvénal de Jérusalem, vice-président nommé par l’empereur, occupa la troisième place, et le patriarche d’Antioche, Domnus, la quatrième ; l’archevêque de Constantinople n’eut que la cinquième. Jules prit la parole pour expliquer sa présence. « Le saint pape Léon, convoqué par l’empereur, l’avait investi de son mandat, » commença-t-il à dire. Il parlait en latin, et, comme un grand nombre d’évêques du concile n’entendaient pas cette langue, on fit approcher Florentius, évêque de Lydes, pour lui servir d’interprète. Quand il eut fini, le diacre Hilaire prit à son tour la parole par le même interprète. « Notre bienheureux évêque Léon serait venu en personne à cette sainte assemblée, dit-il, s’il en avait eu quelque exemple de la part de ses prédécesseurs ; mais vous savez que le pape n’a assisté ni au concile de Nicée, ni à celui d’Éphèse, ni à aucun autre semblable : c’est pourquoi il nous envoie le représenter, et nous arrivons porteurs d’une lettre qu’il vous écrit et dont nous vous prions d’ordonner la lecture. — Que l’on reçoive donc la lettre écrite au saint concile par notre très saint frère Léon, » dit Dioscore en prenant la pièce dans ses mains ; mais, au lieu de la lire, le protonotaire, sur un signe de Juvénal, entama la lecture d’une lettre de l’empereur, ordonnant l’admission de l’archimandrite Barsumas parmi les évêques. Les officiers impériaux discoururent sur ce sujet, et la lettre du pape fut mise de côté.

C’était un jeu convenu entre ces personnages pour éluder uns communication qu’ils redoutaient, car ils devinaient aisément, d’après les dispositions bien connues de Léon, que sa lettre devait contenir, avec la réprobation d’Eutychès, l’approbation de la doctrine et de la conduite de Flavien. Les légats ne réclamèrent point pour le moment, attendant une occasion qui ne pouvait leur échapper, pensaient-ils. L’instant des expositions de foi étant venu, le président du concile se hâta de prendre la parole. « Nous sommes assemblés ici, dit-il, non pour nous examiner les uns les autres, mais pour juger si certaines opinions nouvelles concordent avec la doctrine des pères. Ne perdons point de temps en discussions stériles. Voudriez-vous changer la foi des pères ? — Non, non, cria-t-on de tous côtés ; si quelqu’un la change, qu’il soit anathème ! si quelqu’un y ajoute, qu’il soit anathème ! Restons dans la foi des pères ! — Puisque vous êtes d’accord sur la question générale, se hâta de dire le comte Elpidius, passons aux affaires particulières : qu’on fasse entrer l’archimandrite Eutychès ! » La lecture était encore éludée.

Eutychès entra. Ce n’était plus l’humble moine malade et abattu du concile de Constantinople, qui abritait ses réponses sous cette formule prudente : « je dirai cela, puisque vous le dites ; j’obéis à mes supérieurs. » Sa démarche était ferme, son allure hautaine. Quoique déposé canoniquement de sa dignité, il portait le costume des archimandrites, que Dioscore lui avait rendu, et tenait à la main un rouleau de papier. Après avoir promené son regard de l’église sur l’assemblée, il dit : « Je me recommande au Père, au Fils, au Saint-Esprit et à votre justice. Vous avez été les témoins de ma foi, car nous avons combattu ensemble pour la vérité dans cette même enceinte où je comparais aujourd’hui comme un coupable. J’ai exposé ma croyance dans la requête que voici, et que je désire qu’on vous lise. » Il tendit le papier au protonotaire, qui le prit et le lut. La requête commençait par la transcription du symbole de Nicée, à laquelle était jointe cette déclaration : « je proteste vivre et mourir dans ces sentimens, et j’anathématise Manès, Valentin, Apollinaire, Nestorius et tous les hérétiques jusqu’à Simon le Magicien. » Il entrait alors dans le récit des faits de sa cause, arrangés très habilement et très artificieusement. « Eutychès, y était-il dit, vivant sous cette foi, Eusèbe, évêque de Dorylée, l’avait dénoncé pour fait d’hérésie, sans spécifier laquelle, espérant que, surpris et troublé de cette attaque inattendue, Eutychès donnerait prise à l’accusation par quelque réponse irréfléchie qu’on tournerait contre lui. L’archevêque Flavien l’avait alors cité à comparaître devant un concile, sachant qu’il avait fait vœu de ne point sortir de son couvent, et afin de le condamner en son absence comme contumax. Au reste, sa sentence était déjà rendue avant sa comparution, et le silentiaire Magnus, que l’empereur avait attaché à sa garde, en avait porté témoignage sous serment. Les détails de l’interrogatoire étaient dénaturés dans le même esprit d’inimitié contre Flavien. L’archevêque n’avait eu aucun respect pour ses cheveux blancs, aucun pour les combats soutenus par lui contre les hérétiques ; son appel interjeté au milieu du concile, l’archevêque n’avait pas voulu le recevoir, et après avoir condamné l’accusé de sa propre autorité en dehors du droit canonique, il l’avait livré aux fureurs d’une populace ameutée, de sorte qu’il était perdu sans une protection particulière de la Providence.

Telle était en résumé la requête d’Eutychès. Quand elle eut été lue, Flavien se leva et dit : « Vous avez entendu l’accusé, il faut entendre maintenant l’accusateur, et Eusèbe de Dorylée n’est pas ici. — Il n’est pas besoin qu’il y soit, reprit le comte Elpidius, et l’empereur l’a exclu de cette assemblée : l’accusateur a rempli sa fonction, il prétend avoir gagné sa cause ; eh bien ! soit. Ce qui se passe ici ne le regarde plus ; vous êtes réunis pour juger les juges, pour casser ou confirmer un jugement rendu, et non pour recommencer un procès. » Puis, s’adressant au président, Elpidius ajouta : « Il nous reste à connaître les actes du concile de Constantinople, ordonnez qu’on les lise ! » Dioscore mit aux voix cette lecture : la plupart des évêques opinèrent pour l’affirmative, mais les légats du pape s’abstinrent. « N’êtes-vous pas de cet avis ? demanda le président inquiet en interpellant l’évêque de Pouzzoles. — Nous ne nous y opposons pas, répondit celui-ci ; mais nous voulons qu’on lise auparavant la lettre du pape. — Nous insistons d’autant plus, ajouta le diacre Hilaire, que le très saint évêque de Rome n’a libellé cette lettre qu’après s’être fait communiquer les actes dont vous proposez la lecture. » À ces mots, qui lui firent craindre qu’on n’obtempérât à leur réquisition, Eutychès se hâta de dire : « Les envoyés du très saint archevêque de Rome me sont devenus suspects, car ils logent chez l’évêque Flavien ; ils ont dîné chez lui, et il leur a rendu toute sorte de services ; je les récuse donc, et supplie que ce qu’ils pourront faire ou dire ne me nuise point. » Dioscore expliqua que dans l’ordre de la procédure il était bon de lire premièrement les actes de la cause, la lettre du très saint évêque de Rome viendrait ensuite. Elle ne vint point.

La lecture des actes de Constantinople suscita quelques débats parmi les évêques, dont plusieurs qui avaient assisté à ce concile cherchèrent à expliquer ou mitiger ce qu’ils avaient dit alors. Quand on fut arrivé à l’endroit de la dernière séance où l’accusateur Eusèbe pressait Eutychès de confesser deux natures en Jésus-Christ après l’incarnation, un grand tumulte se fit dans l’assemblée ; beaucoup de voix crièrent : « Qu’on chasse, qu’on brûle Eusèbe ! qu’Eusèbe soit brûlé vif ! qu’il soit coupé en morceaux ! comme il a divisé le Sauveur, qu’on le divise ! » Dioscore, profitant de l’émotion qui se manifestait, dit d’une voix haute : « Pouvez-vous souffrir ce propos, deux natures après l’incarnation ? — Non, non, répliqua le concile, anathème à qui le soutient ! — J’ai besoin de vos mains comme de vos voix, continua Dioscore ; si quelqu’un ne peut crier, qu’il lève la main ! » Les mains se levèrent, et on n’entendait que ce cri au milieu du tumulte : « si quelqu’un dit deux natures, qu’il soit anathème ! — Quelle profession de foi approuvez-vous donc ? reprit le président : celle d’Eutychès ou celle d’Eusèbe ? — Ne rappelez pas Eusèbe, dirent plusieurs voix (ce mot en grec signifie le pieux), nommez-le Asèbe (l’impie) ! » Après les actes du concile de Constantinople, on lut ceux de la commission de révision, et, les pièces de la procédure ayant été ainsi communiquées, le président passa aux avis. Juvénal de Jérusalem opina le premier : « Eutychès, dit-il, ayant toujours déclaré qu’il suit f exposition de Nicée et admet le précédent concile d’Éphèse, je le trouve parfaitement orthodoxe, et j’ordonne qu’il reprenne son monastère et son rang. » Beaucoup de voix s’écrièrent que c’était juste. Domnus d’Antioche dit à son tour : « Sur la lettre qui m’avait été écrite par le concile de Constantinople, j’avais souscrit à la condamnation d’Eutychès ; mais sur le libelle que celui-ci vient de présenter, je me rétracte. » Ce vote de Domnus jeta le désarroi parmi les évêques orientaux qui étaient venus combattre Eutychès ; ils opinèrent comme la majorité. Barsumas prononça son avis après tous les évêques, et il le fit en syriaque, un de ses moines traduisant ses paroles en grec. Les légats du pape s’abstinrent ; mais Eutychès avait gain de cause sur tous les points, et se retira de l’air d’un triomphateur.

C’était la première scène d’un drame lamentable, la seconde dépassa en tristesse tout ce qu’on avait jamais vu. J’ai parlé plus haut de ces moines d’Eutychès que l’archevêque Flavien avait exclus de la communion des mystères parce qu’ils refusaient de reconnaître la condamnation de leur archimandrite, et qu’ils continuaient d’entretenir des rapports avec lui. L’excommunication leur avait été appliquée avec une rigueur excessive. Les pauvres moines avaient tout supporté avec résignation, dans l’attente du futur concile, et, le moment tant souhaité étant arrivé enfin, ils envoyaient à Éphèse une députation pour faire connaître leurs griefs et demander réparation. Les députés, au nombre de trente-cinq, se tenaient à la porte de l’église : Dioscore ordonna qu’on les fît entrer. Ils étaient porteurs d’une requête souscrite par les principaux dignitaires du couvent, et qu’ils présentèrent au concile pour qu’elle fût lue. Cette requête, injurieuse au plus haut point envers l’archevêque, qu’ils accusaient non-seulement d’abus de pouvoir, mais de vol, concluait à ce qu’il fut à son tour déposé et excommunié.

Ils y disaient que, touchés des promesses de Dieu, ils avaient quitté leurs biens, leur dignité, leurs charges, leurs espérances, pour former une communauté de moines jusqu’au nombre de trois cents, sous la direction du très pieux archimandrite Eutychès, et que la plupart d’entre eux y vivaient depuis plus de trente ans. Au lieu de les encourager et de les protéger, l’archevêque Flavien avait opprimé leur chef par des calomnies, l’avait déposé, et leur avait fait ordonner par ses prêtres, à eux les fils spirituels d’Eutychès, de se séparer de lui et de s’abstenir même de lui parler. En même temps il mettait leurs biens sous le séquestre pour les administrer au profit des pauvres, ce qui n’était qu’un pur mensonge, car il n’avait pas d’autre but que de les confisquer à son profit. « On nous menaçait des plus durs châtimens, ajoutait la requête, si nous n’obéissions pas, et même de la privation des saints mystères… La menace s’est accomplie. Le saint autel du couvent, consacré depuis six mois à peine par le même évêque, est resté sans sacrifice, et cette injuste punition a pesé sur nous jusqu’à la réunion de votre saint concile. Quelques-uns de nos frères morts dans l’intervalle ont été exclus des sacremens et de la sépulture ecclésiastique. Dans cet état d’affliction, nous avons vu passer la fête de la nativité du Seigneur, celle de l’Epiphanie, celle enfin de la résurrection, où les évêques absolvent les pécheurs et les princes font grâce aux criminels. Neuf mois dur ; nt nous avons souffert ce traitement rigoureux, observant en tout le reste les règles de la vie monastique. C’est pourquoi nous venons vous supplier d’avoir pitié de nous, de nous rendre l’usage des sacremens, et de traiter comme il nous a traités lui-même le juge qui a prononcé contre nous cette sentence inique. »

En toute autre circonstance, de telles paroles, jetées à la face d’un supérieur ecclésiastique, eussent été sévèrement réprimées par une assemblée d’évêques qui tous avaient intérêt à faire respecter leur pouvoir et leur dignité vis-à-vis de communautés monastiques trop portées à les méconnaître ; mais ici la passion ou la peur fit taire la voix de la raison. Dioscore ne jugea point à propos de s’enquérir si les faits dénoncés étaient vrais ; il ne demanda point à Flavien ce qu’il avait à répondre aux imputations de ses subordonnés, et, comme la parole avait été interdite à celui-ci par le rescrit de l’empereur, sauf pour les nécessités de la cause, Dioscore ne l’invita point à se défendre, ne fût-ce qu’afin d’éclairer le concile ; mais, passant à des idées d’une autre nature, il s’enquit près des solitaires de leur sentiment sur la foi. « Nous pensons, répondirent-ils, comme les conciles de Nicée et d’Éphèse, comme l’archimandrite pour lequel nous avons souffert. » L’un d’eux ajouta en manière de flatterie : « Nous croyons tout ce que croit le saint concile ici assemblé. » Là-dessus Juvénal de Jérusalem, sans examiner davantage les faits, s’écria qu’il fallait absoudre ces moines et les rendre aux fonctions de leur ordre. Les autres évêques opinèrent de même, et les moines sortirent : ce fut encore un triomphe remporté sur Flavien.

L’affaire d’Eutychès étant terminée dans ses deux phases différentes, Dioscore proposa au concile de faire lire ce qui avait été décrété sur la foi par la précédente assemblée d’Éphèse, et dit qu’il mettait la proposition aux voix. De telles lectures, qui étaient des rappels aux règles canoniques, précédaient d’habitude la discussion de questions importantes de discipline ou de dogme : or quelles pouvaient être celles-ci, lorsque le président avait fait supprimer comme superflue l’exposition de foi par laquelle s’ouvraient toujours les conciles ? Quelle surprise méditait donc Dioscore ? — Les évêques qui n’étaient point dans sa confidence furent inquiets et se demandèrent les uns aux autres où l’on en voulait venir. Chacun faisait part de ses conjectures à ses voisins. Domnus d’Antioche soupçonna Dioscore de vouloir faire approuver les anathématismes, qui n’avaient point été formellement adoptés dans le précédent concile, et, pour cette raison, il hésitait à donner son avis : une menace des Égyptiens le décida. « Savez-vous ce qu’on vous propose de voter ? dit à son voisin Basile de Séleucie. — La déposition de l’évêque Flavien, répondit celui-ci. — D’Eusèbe de Dorylée, peut-être, reprit un troisième ; mais de Flavien ? allons donc ! personne n’oserait y toucher ! »

La majorité fut pour la lecture, et alors se dévoila le but caché de Dioscore. Il ordonna de lire les actes de la sixième séance, où le symbole de Théodore de Mopsueste avait été condamné comme hérétique, ce qui avait donné occasion au concile d’interdire toute composition ou publication de symboles qui changerait quelque chose à celui de Nicée, sous peine de déposition pour les ecclésiastiques et d’excommunication pour les laïques. Le président fit suivre la lecture de ce décret d’un commentaire explicatif. Suivant lui, l’interdiction de rien changer au symbole de Nicée embrassait toute addition, tout retranchement et même toute variante dans les termes. C’était la défense de dire, de penser, de rechercher autre chose que la formule même de cette exposition de la foi. Jamais pourtant l’assemblée d’Éphèse, en rendant ce décret, ne lui avait attribué un pareil sens ; elle avait voulu arrêter le déluge de symboles, les uns bons, les autres mauvais, dont les églises d’Orient étaient alors inondées, mais non proscrire l’emploi de termes équivalens, de phrases présentant la même idée, d’expressions destinées à rendre des vérités non encore définies canoniquement. Si la première assemblée d’Éphèse s’était proposé le but que Dioscore lui supposait, elle se serait condamnée elle-même, puisqu’en jugeant Nestorius elle avait mis au jour sur le mystère de l’Incarnation une définition qui ne se trouvait pas dans le symbole de Nicée ; elle eût également condamné son président Cyrille, son guide et l’inspirateur de toutes ses résolutions. L’interprétation de Dioscore était donc évidemment fausse, mais nul des évêques n’osa élever la voix dans la crainte d’attirer sur lui l’arme qu’on faisait luire aux yeux de tous comme une menace. Il était difficile en effet que, depuis dix-sept ans que le décret était rendu, un des évêques présens, et Dioscore peut-être tout le premier, n’eût pas fait une exposition de foi dont les termes différassent en quoi que ce fût des termes de l’exposition de Nicée.

« Vous avez entendu le décret, reprit Dioscore après avoir achevé son commentaire, notre devoir y est tracé, et celui de nous qui aurait altéré d’une manière quelconque la formule de Nicée a encouru volontairement la déposition. Le concile ne le pense-t-il pas comme moi ? Que chacun de vous opine, afin que son avis soit inséré aux actes. » Ignorant sur qui le coup devait frapper, Thalassius éluda la difficulté en disant qu’il suivait les conciles de Nicée et d’Éphèse, et qu’il détestait quiconque enseignait quelque chose de contraire à leurs prescriptions. La plupart des évêques opinèrent de la même façon en se tenant dans des généralités qui n’engageaient en rien leur opinion sur un fait particulier ; mais Dioscore interpréta leur vote comme affirmatif. Uranius d’Himères anathématisa quiconque oserait dire ou rechercher quelque chose hors du symbole de Nicée, et l’exarque d’Éphèse dit qu’il condamnait toute exposition en dehors de ce qui avait été défini : ceux-là prêtaient plus directement main forte à Dioscore. Jules de Pouzzoles, premier légat du pape, assura que le sentiment de l’église romaine ne différait pas de ceux qui venaient d’être exprimés, et le diacre Hilaire ajouta : « Vous le verrez dans la lettre de notre très saint évêque Léon, dont je requiers la lecture ; » mais sa nouvelle réquisition n’eut pas plus de succès que les autres. Les voix comptées, le président déclara que le concile était d’avis que le décret fût appliqué ; il fit approcher un des notaires, et celui-ci lut une sentence de déposition contre l’archevêque Flavien et l’évêque de Dorylée, Eusèbe.

Dioscore, au nom duquel la sentence était rendue, la fondait uniquement sur le décret d’Éphèse, prétendant que la défense de rien dire ou rechercher sur la foi hors de l’exposition de Nicée avait été violée : d’abord par Flavien dans la déclaration dogmatique par laquelle il avait ouvert le concile de Constantinople, ensuite par Eusèbe pendant tout le cours des débats. Il y avait ajouté quelques mots sur les scandales que ces deux évêques avaient donnés à l’église en changeant et bouleversant tout suivant leur caprice ; mais le principal grief était d’avoir contrevenu à l’interdiction du décrût d’Éphèse. « Il est clair, disait la sentence, qu’en agissant comme ils l’ont fait, ils se sont soumis de leur plein gré aux peines ordonnées par nos pères. C’est pourquoi, confirmant les décisions d’Éphèse, nous avons jugé que les susdits, Flavien, autrefois archevêque de Constantinople, et Eusèbe, évêque de Dorylée, sont privés de toute dignité sacerdotale et épiscopale. » La lecture fut faite au milieu de la consternation des uns, de la joie des autres. Quand elle fut achevée, Dioscore dit au concile : « Il vous reste à donner, tous individuellement, votre avis sur la sentence afin qu’il soit inséré aux actes, et sachez que l’empereur sera informa de tout ce qui se passe aujourd’hui. » En ce moment, Flavien se leva de son siège et dit d’une voix forte : « J’en appelle. » Puis il tendit à un des légats, l’évêque de Pouzzoles probablement, lequel était le plus voisin de lui, ses tablettes, sur lesquelles il avait tracé rapidement la formule d’un recours au pape et aux évêques d’Occident. Le diacre Hilaire, se levant à son tour, prononça au nom de l’église romaine le mot contradicitur (on s’y oppose), et le mot latin fut inséré dans les actes grecs.

On passait aux opinions, et déjà Juvénal de Jérusalem prenait la parole, lorsqu’un tumulte sans exemple éclata dans l’assemblée. Onésiphore d’Icone, Marinianus de Synnades et Nunecius de Laodicée en Phrygie, coururent à l’estrade où siégeait le président, et, embrassant ses genoux à la manière des supplians, ils le conjurèrent de réfléchir à ce qu’il faisait. « Flavien, disaient-ils, n’a pas mérité une déposition, il n’était pas coupable pour avoir condamné un de ses prêtres (car personne ne se méprenait sur la vraie raison de la sentence) ; lui-même, Dioscore, n’avait-il pas des prêtres qu’il pouvait être obligé de condamner quelque jour ? » Basile de Séleucie, qui s’était joint aux premiers, le conjurait de ne point offenser le sentiment de toute la terre. « J’ai fait mon devoir, s’écriait Dioscore en les repoussant, et, quand on devrait me couper la langue, je ne dirai pas autre chose que ce que j’ai dit. » Les évêques insistaient, le serrant toujours de leurs bras, et d’autres encore accouraient pour voir ce que signifiait cette scène. Dioscore, soit qu’il eût peur de quelque complot contre lui, soit qu’il songeât uniquement à se dégager, se dressa tout à coup sur l’estrade, et d’une voix animée par la colère : « Qu’est-ce que cela ? dit-il, je crois que c’est une sédition ! Où sont les comtes ? » Les comtes Elpidius et Eulogius étaient là et accoururent à son appel ; puis, le supposant en péril, ils firent ouvrir à deux battans les portes de l’église, et appelèrent à leur tour le proconsul Proclus. Celui-ci se précipita dans l’enceinte avec une troupe de soldats, les uns armés de leurs épées nues ou de leurs lances, les autres portant des chaînes comme s’il y eût eu des criminels à emprisonner. Conduits par leur chef vers l’estrade du président, ces hommes se jetèrent sur les évêques qui continuaient à supplier Dioscore de retirer la sentence, et les écartèrent avec brutalité.

La basilique était pleine de tumulte. Des soldats parcouraient les bas-côtés brandissant leurs armes, et une foule de peuple, de parabolans et de moines, entrés à leur suite, portaient le désordre à son comble. On n’entendait que cris féroces ou menaces. « Il faut chasser d’ici, criait-on, il faut tuer ceux qui n’obéissent pas à Dioscore. » Les moines de Barsumas étaient Là, faisant montre de ces massues avec lesquelles ils avaient assommé tant de nestoriens, évêques ou clercs, et pour eux tout opposant à Dioscore était un nestorien. L’enquête faite plus tard donne une idée du désarroi qui se mit parmi les membres du concile. Ils fuyaient à la débandade dans les recoins les plus écartés de l’église, car Dioscore fit fermer les portes pour empêcher l’assemblée de se dissoudre. On en trouva qui s’étaient blottis sous leurs bancs. Etienne d’Éphèse s’étant caché dans sa sacristie, on en ferma la porte à clé et on le tint prisonnier jusqu’à ce qu’il eût souscrit la sentence. Les évêques d’Egypte secondaient les parabolans et les moines dans leurs manifestations menaçantes, et malheur à qui faisait mine de réclamer, il était battu et désigné à la déposition. L’enquête fait foi de toutes ces horreurs. Le diacre Hilaire, devenu dépositaire des tablettes de Flavien contenant sa déclaration d’appel, parvint adroitement à s’échapper de l’église pendant le tumulte. Une fois dehors, il ne resta pas un instant dans la ville, et, gagnant la campagne, il déjoua toutes les recherches jusqu’à ce qu’il eut atteint, par des chemins détournés, un port où il s’embarqua pour l’Italie. On ne sait comment les deux autres légats se sauvèrent.

Quand le désordre se fut un peu calmé, le président ordonna que chacun reprît sa place, et, debout sur son estrade, le bras étendu en signe de commandement, il annonça qu’on allait recueillir les opinions. « Si quelqu’un refuse d’opiner, dit-il insolemment, c’est à moi qu’il aura affaire ; les avis seront portés aux actes, et l’empereur les connaîtra, qu’on y prenne garde ! » On alla aux voix suivant les rangs. La terreur et la lâcheté payèrent leur tribut d’infamie comme la vengeance et la haine. Juvénal opina le premier, et il opina pour la déposition. Domnus d’Antioche vint ensuite et fit la même chose : l’histoire l’a signalé au mépris du monde, et lui-même se rendit justice en renonçant à l’épiscopat. Eusèbe d’Ancyre hésita, il osa même parler de douceur et de clémence ; des cris furieux l’interrompirent du côté des Égyptiens, et il faillit lui-même être déposé. Théopompte de Cabase, aussi ignorant que méchant, dit qu’il condamnait les accusés pour avoir renouvelé l’hérésie de Nestorius. Un autre se plaignit que la déposition fut une peine insuffisante pour de tels scélérats, et il demanda leur tête ; ce misérable s’appelait Uranius, et il était évêque d’Himères. Nous ne parlons pas du vote des Égyptiens ni de celui de Barsumas, qui opina après les évêques, on les devine assez.

Flavien et Eusèbe étaient condamnés à la déposition, préliminaire ordinaire de l’exil. Tout n’était pas fini cependant ; il fallait que, avant de se séparer, les évêques signassent l’authentique des actes, et le président faisait garder toutes les issues de l’église pour les empêcher de sortir. On attendit donc en séance que les notaires eussent contrôlé leurs notes et rédigé le procès-verbal de la séance ; mais la chose n’allait pas toute seule. La séance avait été trop troublée, remplie de trop d’incidens pour que les secrétaires eussent pu tout saisir et tout rendre dans leurs notes ; quand ils voulurent procéder à la rédaction définitive, il leur fut impossible de s’entendre. C’était un événement grave et qui pouvait faire échouer tous les efforts du président, car il ne se dissimulait pas qu’une fois hors de là beaucoup d’évêques ne revinssent pas ou même ne se rétractassent, et alors les opérations de cette laborieuse session devenaient nulles comme non confirmées par les signatures. Le président appela vers lui pour en délibérer les principaux de sa faction, et tous convinrent qu’on ne pouvait pas compter sur le lendemain, et qu’il fallait lier tous ces évêques peureux par leur souscription tandis qu’on les tenait sous la main des soldats. Or comment faire, si le procès-verbal n’était pas rédigé ? Un des membres consultés émit l’idée de le faire signer en blanc, les notaires et Dioscore se chargeant de le remplir ensuite à loisir. Ce fut le parti qu’on adopta ; mais il était tellement nouveau que beaucoup d’évêques hésitèrent à donner leur signature, se demandant quel usage l’on en ferait. Dioscore alors se mit à l’œuvre. Assisté de Juvénal et flanqué de deux individus étrangers au concile, d’inconnus à l’air menaçant, disent les actes de l’enquête qui se fit plus tard sur ces faits, il allait de banc en banc, présentant aux évêques la page où ils devaient mettre leur nom. Ceux qui faisaient quelque difficulté étaient rudoyés, et on leur criait qu’ils étaient hérétiques. Plusieurs souscrivirent en montrant du doigt les soldats comme pour attester qu’ils ne cédaient qu’à la violence ; on leur répondait en les frappant. La formule qu’on leur dictait était celle-ci : « j’ai jugé et souscrit, » puis ils signaient. Les actes contiennent cent trente signatures d’évêques ou de prêtres représentant leurs métropolitains absens. Barsumas signa parmi les prêtres. — Le désordre était tel que deux évêques souscrivirent deux fois ; deux aussi signèrent par des mains étrangères, alléguant qu’ils ne savaient pas écrire. Les Égyptiens souscrivirent les derniers, et se servirent plus tard de cette circonstance pour se justifier d’avoir forcé les autres à le faire. Etienne d’Éphèse ne fut tiré de sa sacristie qu’à la condition de signer, ce qu’il fit. L’église resta si étroitement close jusqu’au soir que des évêques tombés en faiblesse par suite des émotions de cette scène ne purent aller respirer l’air du dehors.

La nuit arriva sur ces entrefaites, et on apporta des torches qui jetèrent sur ce lugubre spectacle une lueur encore plus sinistre. Flavien, après avoir quitté son banc pendant la lecture de la sentence, se tenait debout dans un coin de la nef, attendant le moment de sortir de la basilique. Dioscore l’aperçut et courut vers lui l’insulte à la bouche. Que se passa-t-il entre eux ? On n’en sait rien ; mais Dioscore le frappa du poing au visage en lui disant qu’il le chassait de l’assemblée. Animés par l’exemple du chef, ses deux diacres, Harpocration et Pierre Mongus (le même qui fut depuis patriarche d’Alexandrie), saisirent Flavien par le milieu du corps et le renversèrent. Dans cette position, Dioscore le foula aux pieds, lui frappant du talon les côtes et la poitrine ; les moines de Barsumas, accourus au bruit, assaillirent à coups de bâton le malheureux archevêque étendu sur le pavé, et le piétinèrent sous leurs sandales. L’enquête raconte que Barsumas était là, les animant par sa présence, et leur criant en syriaque : « Tue, tue ! » Les évêques, épouvantés, se sauvaient de toutes parts et se firent enfin ouvrir les portes. Flavien, traîné hors de l’église par des soldats, fut jeté expirant sur la paille d’un cachot, d’où on le tira le lendemain pour le conduire en exil. On devait l’emmener au fond de la Phrygie, mais il mourut en route trois jours après sa condamnation dans une bourgade appelée Hypèpe. Eusèbe, d’abord emprisonné, puis destiné à l’exil, s’évada, et après bien des fatigues et des périls traversa la mer pour se mettre sous la protection du pape. Jules et Hilaire s’y trouvaient déjà. Ce dernier ressentit toute sa vie une secrète terreur au souvenir de cet affreux concile, et, lorsqu’à son tour il fut devenu évêque de Rome, il construisit près du baptistère de Saint-Jean de Latran une chapelle dédiée à l’évangéliste « son libérateur ; » il en avait fait le vœu probablement lorsqu’il cherchait à se sauver d’Ephèse. La voûte peinte à fresque représentait la mort de Flavien, qu’on voyait gisant au milieu du concile sous les pieds de Dioscore et de ses satellites. Cette peinture subsista jusqu’au temps de Sixte-Quint, où la chapelle fut détruite.

Les évêques ne songeaient qu’à rentrer chez eux ; Dioscore le leur défendit. « La session, disait-il, n’était pas terminée, et d’autres affaires les réclamaient ; » ils eurent peur et restèrent. Il méditait en effet des exécutions pour lesquelles la complicité de cette lâche assemblée lui était nécessaire ou du moins utile. La première et la plus désirée était celle de Théodoret, ce vénérable savant, ce courageux adversaire des anathématismes. L’empereur l’avait exclu particulièrement du concile ; il lui avait en outre défendu de sortir de son diocèse : c’était un exil, mais ce ne fut pas assez pour ses ennemis. Dioscore fit rendre par le concile une sentence d’excommunication qui ordonnait de brûler ses livres et de le chasser lui-même comme une bête fauve des lieux habités par les hommes : il fut défendu, sous peine d’être excommunié soi-même, de lui parler, de lui prêter un abri, de lui donner du pain, et celui qui avait dépensé noblement sa fortune à rebâtir la ville de Cyr, à nourrir et loger les pauvres se vit condamné à mourir de faim dans les bois. L’Orient, qui vénérait ce saint homme, en fut indigné, et l’odieuse sentence ne reçut point d’exécution. La seconde victime de Dioscore fut le patriarche d’Antioche Domnus ; mais celui-là, nul ne le plaignit. Il avait pourtant commencé à se repentir en rétractant après la séance la signature qu’il avait donnée par faiblesse. Déposé de son siège, comme nestorien, pour avoir trouvé des obscurités dans les anathématismes, il se retira au monastère d’où il était sorti pour être évêque, et, quand plus tard les circonstances eurent changé, il ne réclama point le siège dont il sentait bien qu’il n’était plus digne. Quatre autres évêques tombèrent sous les rancunes de l’Égyptien, qui, ne voyant plus autour de lui que des complices ou des complaisans, congédia le concile.

D’Éphèse, il partit pour Constantinople accompagné de plusieurs de ses suffragans d’Egypte, afin d’ordonner avec leur concours le successeur de Flavien ; il avait jeté les yeux sur un certain Anatolius, diacre d’Alexandrie et son apocrisiaire dans la ville impériale : c’était le couronnement de sa victoire, un patriarche égyptien à Constantinople. La conduite des légats du pape au concile l’irritait outre mesure contre eux et contre leur évêque, dont il ne lui était pas difficile de deviner la lettre ; il ne supportait pas non plus l’idée de cet appel de Flavien à Rome et en Occident, qui pouvait tout remettre en question et de juge le réduire lui-même au rôle d’accusé ; il regrettait de n’avoir pu tenir sous sa main le libellé de cet appel pour l’anéantir, et les légats qui le portaient pour les châtier. Dominé par ses rancunes, il fit halte sur sa route, à Nicée, y forma un petit synode des Égyptiens qui l’accompagnaient, prononça anathème au pape pour ses doctrines hérétiques manifestées par ses envoyés, et l’excommunia. À Constantinople, il se consola de sa déconvenue en souillant par une ordination sacrilège le trône de celui qu’il avait assassiné, et dont le corps gisant dans le bourg d’Hypèpe était à peine refroidi.

Te ! fut ce second concile d’Éphèse qui donna au monde chrétien le plus horrible des spectacles qu’il lui eût jamais été donné de voir. La conscience publique indignée lui infligea le nom de brigandage d’Éphèse, sous lequel il est inscrit dans l’histoire. Dioscore s’embarqua ensuite pour Alexandrie, où il fit une entrée triomphale, rapportant pour dépouilles opimes de sa campagne, outre la mort du patriarche de Constantinople, la déposition de celui d’Antioche. L’église d’Orient était tout entière sous ses pieds, et il pouvait prendre le titre d’archevêque universel qu’un évêque d’Asie avait osé lui donner en plein concile ; mais la justice de Dieu ne dormait pas. Un troisième acte se préparait comme dénoûment du sombre drame dont nous avons raconté les deux premiers, c’était Dioscore devant le concile de Chalcédoine.

Chrysaphius se hâta de faire confirmer par l’empereur les résultats du brigandage d’Éphèse, et une loi de Théodose, rendue peu après la clôture de ce faux concile, ajouta aux sévices ecclésiastiques la persécution civile. La déposition des évêques Eusèbe, Domnus et Théodoret était nommément approuvée, et leur bannissement prononcé avec interdiction du feu et de l’eau non-seulement contre eux, mais contre ceux qui communiqueraient avec les condamnés. La même loi établissait l’assimilation de doctrines entre Nestorius et les déposés d’Éphèse. Théodose signa sans doute cette odieuse loi avec satisfaction, comme une preuve de sa clairvoyance théologique et de son orthodoxie ; mais sa joie ne dura pas longtemps, et la mort le frappa inopinément le 28 juillet de l’année suivante.

Un jour qu’il était allé chasser aux environs de Constantinople sur les bords d’une petite rivière appelée Leucé, c’est-à-dire la Blanche, son cheval emporté l’y précipita, et il se fracassa en tombant l’épine dorsale. On le mit dans une litière, et on le ramena ainsi au palais, où il mourut la nuit suivante. Pulchérie, rappelée en toute hâte de l’Hebdomon, assistait à ses derniers momens ; elle le fit déposer le 30 juillet au tombeau d’Arcadius, leur père, dans la galerie méridionale de l’église des Apôtres. Ce faible empereur, auquel les Grecs ont donné le titre de pieux ou dévot, mais dont la manie théologique fut un fléau pour son empire, finit dans la cinquantième année de son âge, après avoir régné quarante-deux ans et près de trois mois depuis la mort de son père, et un peu plus de quarante-huit ans depuis qu’il avait reçu le titre d’auguste. Sa mort laissa les rênes de l’empire aux mains de Pulchérie Augusta.


AMEDEE THIERRY.